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Finkielkraut : tout sauf un conservateur

Blog - Anathème - Médias philosophie sport par Anathème

juin 2019

Chaque jour, j’entends les pleu­reuses de notre post­mo­der­ni­té angois­sée regret­ter la dis­pa­ri­tion des grands esprits. « Où sont les Zola, les Fou­cault, les Camus, les Sartre, les Bour­dieu, les Ber­na­nos ? Qui nous dira que faire et, sur­tout, pour­quoi ? », se lamentent-elles ? Et de mon­trer du doigt les BHL, les Fin­kiel­kraut, les Luc Fer­ry, exemples d’une pensée […]

Anathème

Chaque jour, j’entends les pleu­reuses de notre post­mo­der­ni­té angois­sée regret­ter la dis­pa­ri­tion des grands esprits. « Où sont les Zola, les Fou­cault, les Camus, les Sartre, les Bour­dieu, les Ber­na­nos ? Qui nous dira que faire et, sur­tout, pour­quoi ? », se lamentent-elles ? Et de mon­trer du doigt les BHL, les Fin­kiel­kraut, les Luc Fer­ry, exemples d’une pen­sée com­pac­tée et lyo­phi­li­sée à des fins de médiatisation. 

Pre­nons l’exemple de Fin­kiel­kraut, invi­té per­ma­nent des médias fran­çais où il livre son point de vue avec l’autorité qui convient et dézingue ce qui lui déplait avec la rage adé­quate. Dans le spec­tacle que la France aime à don­ner d’elle-même, il tient par­fai­te­ment le rôle de l’autorité intel­lec­tuelle, sans pour autant rien dire ni rien ana­ly­ser réel­le­ment. Colé­rique en diable, il se prête admi­ra­ble­ment à la réduc­tion à quelques secondes de vidéo qui feront le buzz. « Gna­gna­gna­gna, pauvre conne ! » n’est-il pas son apho­risme le plus connu ?

Voi­là qui signe un « pro­blème Fin­kiel­kraut » ? Mais bien au contraire ! Lais­sez-moi vous l’expliquer, à l’aide d’un exemple récent.
Il y a quelques jours, M. Fin­kiel­kraut était l’invité de CNews, où Sonia Mabrouk l’interrogea sur l’un de ses sujets de com­pé­tence : le foot­ball fémi­nin. L’idée était excel­lente, puisque le phi­lo­sophe pro­tes­ta avec véhé­mence : « mais alors après on va faire le rug­by fémi­nin », « arrê­tez ! L’égalité, l’égalité, bien sûr l’égalité, mais un peu de dif­fé­rence ». La jour­na­liste, cer­tai­ne­ment enchan­tée, put alors le reprendre, pro­tes­ter à son tour et mettre en scène son évident fémi­nisme. Man­quait une pun­chline qu’Alain livra de bonne grâce : « c’est pas comme ça que j’ai envie de voir les femmes ». Un moment de per­fec­tion télé­vi­suelle s’achevait.
Les réseaux sociaux et la presse purent alors s’enflammer et voler au secours des foot­bal­leuses pro­fes­sion­nelles dont ils ne parlent jamais. Sauf quand Alain Fin­kiel­kraut dit qu’il s’en fiche. Ava­lanche de condam­na­tions, décla­ra­tions solen­nelles, émoi sin­cère, rien ne man­qua. En ligne de mire : Alain Fin­kiel­kraut, apôtre d’un conser­va­tisme sur­an­né, défen­seur de l’ancien monde, conser­va­teur impé­ni­tent… Quelle injus­tice ! Quelle incom­pré­hen­sion ! C’en était trop, il fal­lait qu’à mon tour, je proteste. 

Il me semble avant tout néces­saire d’attirer l’attention sur le pro­fes­sion­na­lisme de M. Fin­kiel­kraut. En tant que phi­lo­sophe média­tique, il a fait le bou­lot de manière très conscien­cieuse, res­tant en per­ma­nence pré­vi­sible pour per­mettre au scé­na­rio catho­dique de suivre son cours sans heurt, évi­tant toute nuance, s’abstenant de tout argu­ment, qui auraient pu entrai­ner l’émission vers un échange de consi­dé­ra­tions ration­nelles et, de ce fait, miner les scores d’audience. Il me semble qu’il faut à tout le moins lui recon­naitre cette maes­tria, tout en saluant le natu­rel avec lequel il exé­cu­ta la tâche qu’on lui avait confiée. C’est au fait qu’il fait oublier le tra­vail achar­né sous les appa­rences de l’improvisation et de l’impréparation que l’on recon­nait l’artiste de talent.

Ensuite, il me parait néces­saire de répondre aux jéré­miades gau­chistes sur la mort des intel­lec­tuels et la faillite de la pen­sée fran­çaise. Car, en effet, qui dit que nous avons besoin de pen­sée ? Si celle-ci a pu se révé­ler d’un quel­conque inté­rêt dans un monde du pro­grès, de la pla­ni­fi­ca­tion et des grandes conquêtes tech­niques et sociales, elle est par­fai­te­ment super­fé­ta­toire dans un contexte qui, d’une part, valo­rise la vola­ti­li­té, la flexi­bi­li­té, voire la ver­sa­ti­li­té et, d’autre part, craint pour ses acquis et sa sécu­ri­té. Une bonne fois pour toute, la ques­tion n’est plus d’avoir rai­son ni de voir juste, elle est d’avoir un avis qui compte. Alain Fin­kiel­kraut est, à cet égard, le non-pen­seur qu’il nous faut dans un monde qui fait l’économie de la pen­sée, un arbitre des élé­gances pour un monde du gout et du dégout.

Qu’importent les rai­sons pour les­quelles le foot­ball fémi­nin serait mépri­sable ? Alain ne s’y est pas trom­pé, qui n’a exci­pé d’aucun argu­ment, mais a décer­né un « pouce vers le bas » à cette acti­vi­té. Ce fai­sant, il invite ses télé­fol­lo­wers à faire de même. Pour­quoi ? Parce que ! Parce que c’est son droit, parce que toute opi­nion vaut toute autre, même s’il est de bon ton de s’offusquer du ridi­cule de celles que nous ne par­ta­geons pas !
En cela, Fin­kie, pour l’appeler par un pseu­do qui fait flo­rès sur les réseaux sociaux, se montre bien plus post­mo­derne que ne veulent l’admettre ses détrac­teurs. Il est de plain-pied dans le monde actuel où la per­ti­nence d’un com­por­te­ment ou d’un mes­sage se mesure au nombre de signa­le­ment des inter­nautes, l’intérêt d’une posi­tion, au nombre de likes et l’importance d’un pen­seur, à son nombre de fol­lo­wers. L’heure n’est plus à la NRF, aux sommes phi­lo­so­phiques, aux tes­ta­ments poli­tiques, ni même, excu­sez-moi de le dire, aux revues intel­lec­tuelles telles que La Revue nou­velle. Elle est aux éva­lua­tions assas­sines sur Trip Advi­sor, aux com­men­taires cin­glants sur eBay, aux appré­cia­tions néga­tives sur Uber.

Dès lors, quoi de plus légi­time que de dire que l’on n’a pas envie de voir comme ça les femmes ? Cha­cun peut, en son for inté­rieur, avoir envie d’une chose ou d’une autre, certes, mais cha­cun doit, aus­si, l’exprimer haut et fort, pour que la somme des appro­ba­tions et désap­pro­ba­tions sub­jec­tives per­mette l’attribution d’une valeur à toute chose, et pour que cha­cun de ces avis, pris indi­vi­duel­le­ment, incite les indé­cis à prendre posi­tion, en fonc­tion, non d’arguments, mais de leur proxi­mi­té avec l’un ou l’autre influenceur.
Ne nous trom­pons pas : Alain Fin­kiel­kraut est bien membre d’une avant-garde qui fera de notre socié­té une démo­cra­tie radi­cale, où tout est déci­dé col­lec­ti­ve­ment, en per­ma­nence, sans a prio­ri d’aucune sorte, sans argu­ment d’autorité, sans argu­ment d’aucune sorte, en fonc­tion des pul­sions des uns et des autres. Fin­kie est tout, sauf un conservateur.

Anathème


Auteur

Autrefois roi des rats, puis citoyen ordinaire du Bosquet Joyeux, Anathème s'est vite lassé de la campagne. Revenu à la ville, il pose aujourd'hui le regard lucide d'un monarque sans royaume sur un Royaume sans… enfin, sur le monde des hommes. Son expérience du pouvoir l'incite à la sympathie pour les dirigeants et les puissants, lesquels ont bien de la peine à maintenir un semblant d'ordre dans ce monde qui va à vau-l'eau.