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Finie la classe moyenne à papa !

Blog - Délits d’initiés - classe moyenne justice sociale PME richesse par Olivier Derruine

mars 2014

La « classe moyenne » est un concept qui est évo­qué intem­pes­ti­ve­ment au moment des cam­pagnes élec­to­rales. Nombre de can­di­dats les pré­sentent plus ou moins impli­ci­te­ment comme le pivot éco­no­mique et cultu­rel de la socié­té. Cette semaine fut à cet égard riche en pro­fes­sions de foi de cet aca­bit : suite à la pré­sen­ta­tion du pro­gramme du PS mer­cre­di, le […]

Délits d’initiés

La « classe moyenne » est un concept qui est évo­qué intem­pes­ti­ve­ment au moment des cam­pagnes élec­to­rales. Nombre de can­di­dats les pré­sentent plus ou moins impli­ci­te­ment comme le pivot éco­no­mique et cultu­rel de la socié­té. Cette semaine fut à cet égard riche en pro­fes­sions de foi de cet aca­bit : suite à la pré­sen­ta­tion du pro­gramme du PS mer­cre­di, le MR rétor­quait que « le PS sacri­fie la classe moyenne » et, dans le même registre, la NVA enfon­çait le clou : « Avec le PS, la classe moyenne fla­mande doit craindre le pire ». Dans le même temps, une éva­lua­tion uni­ver­si­taire indé­pen­dante des grandes lignes des réformes fis­cales envi­sa­gées par ces par­tis mon­traient que ceux qui s’en font par­ti­cu­liè­re­ment les cham­pions (MR et NVA en tête) sont ceux qui en font le moins. 1

Para­doxa­le­ment, dans ce déluge de décla­ra­tions et d’incantations, per­sonne ne défi­nit jamais ce concept si bien que, fina­le­ment, on ne sait jamais clai­re­ment à quoi il se rap­porte. Le flou à ce sujet pour­rait d’ailleurs être inten­tion­nel­le­ment entre­te­nu dans une optique élec­to­ra­liste et une optique de pré­ser­va­tion de l’ordre économique.

La classe moyenne à travers les salaires (flux)

Intui­ti­ve­ment, on com­prend tou­te­fois qu’il est fait réfé­rence à l’éventail des salaires. 2 Plus pré­ci­sé­ment, lorsque l’on consi­dère tous les salaires per­çus par les membres de la com­mu­nau­té et ran­gés par ordre crois­sant, la classe moyenne englobe alors les per­sonnes qui se situent dans une tranche plus ou moins large, cen­trée sur le milieu.

Les chiffres du SPF Eco­no­mie 3 nous informent que le salaire men­suel brut moyen en Bel­gique est d’environ 3.200 euros en 2011. Mais ce chiffre dis­si­mule, bien enten­du, d’importantes inéga­li­tés au sein de la popu­la­tion. Une par­tie de ces inéga­li­tés résulte des dif­fé­rences sala­riales entre les sec­teurs, de l’âge, du diplôme ain­si que de la démul­ti­pli­ca­tion des contrats pré­caires par exemple. Une autre par­tie reste inex­pli­cable et inac­cep­table comme la dis­cri­mi­na­tion sala­riale dont les femmes sont tou­jours victimes.

Un concept sta­tis­tique per­met de « net­toyer » la moyenne de ces inéga­li­tés. Il s’agit de la médiane qui « est une valeur m qui per­met de cou­per l’ensemble des valeurs en deux par­ties égales : met­tant d’un côté une moi­tié des valeurs, qui sont toutes infé­rieures ou égales à m et de l’autre côté l’autre moi­tié des valeurs, qui sont toutes supé­rieures ou égales à m » (Défi­ni­tion Wikipédia)

La médiane se situe vers 2.750 €. Donc, 50 % de la popu­la­tion gagne un salaire men­suel brut moyen infé­rieur à 2.750 € et 50 % gagne davan­tage. C’est près de 14 % (450 €) de moins que la moyenne. La dif­fé­rence n’est pas négli­geable. En termes de ciblage poli­tique d’un public d’électeurs, les tona­li­tés des par­tis doivent donc dif­fé­rer selon celui que l’on vise – le public de la moyenne ou celui de la médiane – dans la mesure où les 50 % des tra­vailleurs les plus pauvres (ceux qui, gra­phi­que­ment, sont situés à la gauche de la médiane) ne recouvrent que très fai­ble­ment la classe moyenne. Seuls ceux qui gagnent entre 2.750 et 3.000 € bruts peuvent être rac­cro­chés à la classe moyenne… A par­tir de là, on com­prend que ce concept de classe moyenne agit en trompe‑l’œil et que se bra­quer sur celle-ci risque d’être source de dés­illu­sion pour les par­tis de gauche en les­quels ne se recon­naî­tront plus les tra­vailleurs de la gauche (sic) de la médiane.

A par­tir de ces valeurs de réfé­rence, consi­dé­rons sché­ma­ti­que­ment que la classe moyenne (ou médiane) repré­sente la moi­tié de la popu­la­tion, l’autre moi­tié se répar­tis­sant (en parts égales) en « pauvres » et en « riches ». Quelles seraient les bornes sala­riales qui défi­ni­raient ce groupe sala­rial ? La classe moyenne se com­po­se­rait des per­sonnes dont les salaires sont com­pris dans une four­chette (rela­ti­ve­ment large) entre 2.500 euros et 4.250 euros. La classe « médiane », c’est-à-dire celle défi­nie autour de la valeur de réfé­rence de 2.750 euros, com­pren­drait les per­sonnes dont les salaires sont com­pris dans une four­chette entre 2.250 et 3.500 euros.

Nous avons vu pré­cé­dem­ment que selon que l’on prenne la moyenne ou la médiane comme cri­tère pri­mor­dial, nous par­lions de per­sonnes pré­sen­tant un pro­fil sala­rial dif­fé­rent et donc, expri­mant des attentes et pré­oc­cu­pa­tions dif­fé­rentes. Mais, la lar­geur plus (dans le cas de la moyenne) ou moins (dans le cas de la médiane) impor­tante de la four­chette rend compte que même au sein de cha­cun de ces deux groupes, l’on fait face à des ensembles plus ou moins hété­ro­clites dont les inté­rêts sont de plus en plus dif­fi­ciles à conci­lier. Par consé­quent, selon le prin­cipe bien connu de « qui trop embrasse mal étreint », plus ce groupe est dis­pa­rate, plus les pro­po­si­tions poli­tiques que les par­tis lui adressent dans leur pro­gramme élec­to­ral perdent en cohérence. 

re_partition-salaires-moyenne-me_diane.jpg

La classe moyenne à travers le patrimoine (stock)

Pour bien cer­ner ce que revêt ce terme de classe moyenne, il fau­drait com­plé­ter cette dis­cus­sion sur les salaires d’un éclai­rage addi­tion­nel por­tant sur le patri­moine net des ménages. Celui-ci cor­res­pond à la valeur de l’ensemble des avoirs (les comptes en banques, les pla­ce­ments, les héri­tages, etc.) dimi­nuée de l’encours total des dettes (les prêts à tem­pé­ra­ment et le solde res­tant dû pour les ménages ayant sous­crit un cré­dit hypo­thé­caire par exemple). 4

Contrai­re­ment aux salaires qui sont un « flux », c’est-à-dire des ren­trées régu­lières lorsque l’on occupe un emploi, le patri­moine net est un « stock » : un inven­taire (une pho­to) d’une situa­tion à un moment donné.

Il inter­vient sûre­ment autant dans le style de vie (est-on cigale ou four­mi ?) que les salaires : un indi­vi­du qui per­çoit un « petit salaire » sera sûre­ment moins inquiet s’il peut s’appuyer sur un patri­moine consé­quent reçu en héri­tage. Quelqu’un qui jouit de salaires éle­vés pour­rait res­ter pré­oc­cu­pé quant au len­de­main parce qu’il n’a pas un patri­moine qui lui assu­re­rait le bien-être maté­riel de sa famille si il/elle per­dait son emploi.

Dans une étude détaillée de sep­tembre 2013 5 , la Banque Natio­nale de Bel­gique ne laisse pas pla­ner le sus­pense long­temps : en Bel­gique, le patri­moine net moyen s’établit à 338.600 euros mais sa valeur médiane est de 206.200 euros. La dif­fé­rence est signi­fi­ca­tive : 40 % ! « La moyenne est donc sen­si­ble­ment supé­rieure à la médiane, ce qui indique une répar­ti­tion inégale des richesses et une concen­tra­tion des patri­moines éle­vés au sein d’un nombre rela­ti­ve­ment faible de ménages. (…) C’est ain­si que sur l’ensemble des ménages belges, les 20 % les plus nan­tis pos­sèdent 61,2 % du patri­moine total. (…) A l’autre bout de la répar­ti­tion, les 20 % les plus pauvres ne détiennent que 0,2 % du patri­moine total des ménages belges. » Un ménage appar­te­nant aux 10 % les plus riches pos­sède un patri­moine net 3,4 fois supé­rieur à celui d’un ménage « médian ». Au pas­sage, notons que le gou­ver­neur de la même Banque Natio­nale n’en rate pas une pour rap­pe­ler que, selon lui, les salaires sont trop éle­vés en Bel­gique. (Chers amis jour­na­listes qui par­ti­ci­pez à ses confé­rences de presse, la pro­chaine fois, inter­rom­pez-le pour lui deman­der : « les salaires de qui sont trop élevés ? »)

Classe moyenne vs classe médiane selon les salaires et le patrimoine

Le tableau syn­thé­tique ci-des­sous condense les chiffres des para­graphes et gra­phiques pré­cé­dents. Il livre une double information.

classe-moyenne-vs-classe-me_diane.jpg

Tout d’abord, les bornes infé­rieures et supé­rieures de la four­chette per­mettent à cha­cun de se faire une opi­nion quant à son appar­te­nance ou non à la classe moyenne. Ce terme a sou­vent été gal­vau­dé et per­mis de mettre un cou­vercle sur des ten­sions sociales qui auraient pu cau­ser des troubles autre­ment plus sérieux que les grèves spo­ra­diques aux suc­cès miti­gés des der­nières années. L’abus de lan­gage que recèle « classe moyenne » a détour­né l’attention d’un groupe crois­sant de citoyen(ne)s qui, sans s’en rendre compte, ont été rétro­gra­dés et n’appartiennent plus à cette classe moyenne. Certes, beau­coup par­mi eux sont bien conscients des dif­fi­cul­tés pour nouer les deux bouts et de l’audace dont il faut faire preuve pour son­ger à des pro­jets d’avenir. Mais, ils se récon­fortent à l’idée que leur sta­tut social reste celui de la fameuse classe moyenne. « Ouf, pas de déclas­se­ment ! » Eh bien non, même si l’on nous rabâche régu­liè­re­ment les oreilles avec les clas­se­ments inter­na­tio­naux qui éta­bli­raient que le niveau de vie en Bel­gique est l’un des meilleurs du monde, les dis­pa­ri­tés crois­santes qui se font jour au-delà du mirage des bons chiffres sont telles que les indi­vi­dus jouis­sant d’un salaire moyen et d’un patri­moine moyen qua­li­fiés jusqu’ici de « classe moyenne » font en fait par­tie des privilégiés !

De là, il res­sort que la dif­fé­rence signi­fi­ca­tive entre les concepts de « moyenne » et de « médiane » rend désuète la réfé­rence à la classe moyenne pour cer­tains par­tis, en par­ti­cu­lier ceux qui par le sou­tien à une caté­go­rie de la popu­la­tion mettent la prio­ri­té à la lutte contre les inéga­li­tés sociales. Il pour­rait être plus per­ti­nent de par­ler de « classe médiane ».

Vous êtes dubi­ta­tif ? … Les ques­tions ter­mi­no­lo­giques ne sont pas un détail : elles induisent une per­cep­tion qui pré­pare les cer­veaux à des dis­cours poli­tiques et à un chan­ge­ment de socié­té. A cet égard, on peut éva­luer la force du dis­cours néo­li­bé­ral ambiant au fait que cer­tains pro­gres­sistes (ou qui se voient comme tels) parlent de « charges sociales » (per­cep­tion néga­tive, donc à réduire au plus vite) plu­tôt que de « coti­sa­tions sociales » (per­cep­tion posi­tive, donc à pré­ser­ver dans la mesure où il s’agit pour le tra­vailleur d’un salaire dif­fé­ré s’il tombe en mala­die-inva­li­di­té, pour ses vieux jours, etc.). A bon entendeur…

  1. « Le simu­la­teur de la KUL bat aus­si en brèche le posi­tion­ne­ment du MR comme par­ti de la classe moyenne. Il conclut en effet que, plus on est riche, plus on pro­fi­te­rait de la réforme pré­sen­tée par les libé­raux. Les 10% de Belges les plus pauvres n’y gagne­raient que 125 euros par an, alors que les 10% les plus riches y gagne­raient 11.558 euros par an. Près de 100 fois plus… Le gain moyen serait de 4.560 euros. Conclu­sions simi­laires pour la réforme de la N‑VA. Elle ferait gagner 196 euros par mois aux plus riches et à peine…. 1 euro par mois aux plus pauvres.

    Ici, le gain explose vrai­ment pour le décile le plus for­tu­né. Les pro­po­si­tions du CD&V et du cdH, qui jouent uni­que­ment sur un relè­ve­ment du pla­fond de reve­nus exo­né­rés, favo­risent elles aus­si les hauts reve­nus mais dans des pro­por­tions plus rai­son­nables. La prime se tasse en outre à par­tir du 5 ou 6e décile, évi­tant ain­si de creu­ser l’écart entre les grandes for­tune et la classe moyenne aisée » (L’Echo, La réforme fis­cale du MR coû­te­rait… 15 mil­liards, http://www.lecho.be/r/t/1/id/9474241.)

  2. Le même rai­son­ne­ment pour­rait por­ter sur le reve­nu et dis­cu­ter de la situa­tion avant ou après impôts et trans­ferts sociaux…
  3. http://statbel.fgov.be/fr/modules/publications/statistiques/marche_du_travail_et_conditions_de_vie/salaires_mensuels_bruts_moyens.jsp
  4. Le patri­moine net exclut la valeur du capi­tal des pen­sions légales et des pen­sions com­plé­men­taires pré­vues par les entre­prises et les secteurs
  5. Phi­lippe Du Caju, Struc­ture et répar­ti­tion du patri­moine des ménages : une ana­lyse menée sur la base de la HFCS, BNB, Revue éco­no­mique, sep­tembre 2013.http://www.nbb.be/doc/ts/publications/EconomicReview/2013/revecoII2013_H3.pdf

Olivier Derruine


Auteur

économiste, conseiller au Parlement européen