Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Filigranes est-il encore le nom d’une librairie ?

Blog - Belgosphère par François Gemenne

décembre 2014

J’habite en France depuis 2007. C’est sans doute la rai­son prin­ci­pale pour laquelle on m’a deman­dé de contri­buer à ce blog. On s’est dit : « tiens, ce serait inté­res­sant, pour un blog de poli­tique inté­rieure, d’avoir un regard exté­rieur ». Voilà. 

Je ques­tionne sou­vent ma légi­ti­mi­té à inter­ve­nir dans le débat public d’un pays dans lequel je n’habite plus, mais je dois admettre que ce débat me concerne encore un peu, puisque je tra­vaille en Bel­gique (certes à dis­tance la plu­part du temps, mais quand même), je paie des impôts en Bel­gique, et sur­tout… je vote en Bel­gique. Pour les élec­tions légis­la­tives, les élec­tions euro­péennes et le choix de la date du sou­per annuel du centre de recherches dans lequel je travaille.

Belgosphère

Et ce qui me frappe sans doute le plus, depuis la France, c’est l’extraordinaire pro­pen­sion de la Bel­gique à impor­ter en son sein ce que le débat public, en France, pro­duit de plus nau­séa­bond. Et en par­ti­cu­lier les polé­miques fran­co-fran­çaises – qu’on se sou­vienne par exemple du débat sur le port du voile inté­gral dans les lieux publics. Le der­nier exemple en date touche évi­dem­ment au cas d’Eric Zem­mour, que cer­tains ont cru judi­cieux d’inviter à venir déver­ser sa haine en Bel­gique. Début jan­vier, le polé­miste est ain­si invi­té à s’exprimer au Cercle de Lor­raine, au Cercle de Wal­lo­nie, au coun­try club B19, ain­si qu’à signer ses livres à la librai­rie Fili­granes, à Bruxelles. Appe­lons les choses par leur nom : on a donc orga­ni­sé en Bel­gique la tour­née pro­mo­tion­nelle d’un facho.

Et depuis deux jours, la ques­tion se pose logi­que­ment de savoir s’il ne convien­drait pas d’interdire cette tour­née, après que ledit facho a décla­ré dans un quo­ti­dien ita­lien que la pré­sence de « musul­mans dans le peuple fran­çais nous condui­ra au chaos et à la guerre civile ». À titre per­son­nel, je suis favo­rable à cette inter­dic­tion – on l’a fait pour Dieu­don­né, il n’y a aucune rai­son de ne pas le faire pour Eric Zem­mour. Mais je com­prends aus­si, et par­tage en par­tie, les argu­ments contre cette inter­dic­tion : le sou­ci de ne pas atti­ser la curio­si­té autour du per­son­nage, de ne pas le poser en vic­time, de ne pas le cen­su­rer a prio­ri. Ce sont des argu­ments légi­times et recevables.

Le Cercle de Lor­raine et le Cercle de Wal­lo­nie sont des clubs de dis­cus­sions, pri­vés, réser­vés à des gens qui se défi­nissent volon­tiers eux-mêmes comme les forces vives du pays 1 – essen­tiel­le­ment des poli­tiques et des patrons, les uns cour­ti­sant les autres, et réci­pro­que­ment. La librai­rie Fili­granes est la plus grande librai­rie du pays, et pré­tend-elle, la plus grande libraire « de plain-pied » d’Europe (j’ignorais qu’il exis­tât un clas­se­ment des librai­ries de plain-pied, mais soit). Invi­ter Eric Zem­mour est leur droit le plus strict. En faire la pro­mo­tion aus­si. Lui dérou­ler le tapis rouge aus­si. Mais c’est aus­si se rendre com­plice de la dif­fu­sion et de la pro­pa­ga­tion, en Bel­gique, de thèses racistes et hai­neuses, à l’heure où l’Office des étran­gers demande l’autorisation d’effectuer des rafles de sans-papiers sans man­dat de perquisition.

Je m’étonne en fait que la dis­cus­sion, en Bel­gique, porte davan­tage sur la léga­li­té de l’invitation de M. Zem­mour que sur son oppor­tu­ni­té. La fine fleur des indus­triels et des poli­tiques de ce pays va donc se ras­sem­bler, début jan­vier, pour écou­ter Eric Zem­mour déver­ser sa haine des musul­mans et sa miso­gy­nie dans des salons cos­sus, autour d’un verre de vin, en s’érigeant comme les ultimes défen­seurs vol­tai­riens de la liber­té d’expression. La scène fait froid dans le dos. Mais on a les élites qu’on mérite, j’imagine.

J’ai été davan­tage sur­pris l’invitation qui lui a été faite par la librai­rie Fili­granes. La librai­rie est bien connue – beau­coup, Bruxel­lois ou non, y sont un jour pas­sés. Elle a cher­ché, depuis plu­sieurs années, à se posi­tion­ner comme un acteur impor­tant de la vie cultu­relle bruxel­loise, orga­ni­sant force ren­contres et acti­vi­tés lit­té­raires, invi­tant à la fois des écri­vains de talent (David Foen­ki­nos, récem­ment) et des clowns sym­pa­thiques (les jumeaux Bog­da­nov, le 18 décembre dernier).

L’idée que je me fais d’une libraire est celle d’un lieu de décou­vertes, de culture, d’ouverture(s), d’émancipation et d’éducation 2. Qu’elle ne soit pas un com­merce comme les autres. Qu’elle pose des choix, prenne par­ti – cer­tains libraires n’avaient-ils pas, récem­ment, refu­sé de vendre la prose de Valé­rie Trierweiler ? 

Mais lorsqu’on inter­roge le patron de Fili­granes, Marc Filip­son, sur cette invi­ta­tion à Eric Zem­mour, le voi­ci qui répond au Soir que l’on « ne par­le­ra pas de conte­nu ». Et qu’il pré­sen­te­ra le polé­miste au Cercle de Lor­raine, dont il est membre, parce qu’il est « apo­li­tique », « un com­mer­çant et un libraire ». Voi­ci donc un libraire qui, au pré­texte qu’il ne fait pas de poli­tique, va faire la pro­mo­tion d’un facho, parce qu’il y a « des gens qui l’apprécient ».

Que dire devant une telle abdi­ca­tion de la pen­sée ? Une librai­rie qui accueille et fait la publi­ci­té d’un facho mérite-t-elle encore ce nom ? Poser la ques­tion, c’est sans doute y répondre. Et je vois d’ici arri­ver la bat­te­rie de contre-argu­ments et leur cor­tège d’indignations pré­fa­bri­quées : Fili­granes sou­tient la plu­ra­li­té des opi­nions, encou­rage le débat public, dénonce la cen­sure, bla-bla-bla. Com­bien de fois fau­dra-t-il le rap­pe­ler ? Le racisme n’est pas une opi­nion. C’est un délit.

En accueillant M. Zem­mour, Fili­granes fait aus­si le choix de renon­cer à être une librai­rie, pour n’être plus qu’un espace de vente de livres. Comme Ama­zon. J’espère sim­ple­ment que ses employés y jouissent de meilleures condi­tions de travail.

Pho­to : David Crunelle

  1. De façon assez amu­sante, les deux Cercles se défi­nissent de la même manière sur leurs sites inter­net res­pec­tifs, dans un éton­nant exer­cice de « copié-col­lé » : http://www.cercledelorraine.be/fr/Presentation.aspx/Concept et http://www.cerclewallonie.be/cercle/mission
  2. Essayons ici d’oublier un ins­tant les Bogdanov.

François Gemenne


Auteur