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Filigranes est-il encore le nom d’une librairie ?
J’habite en France depuis 2007. C’est sans doute la raison principale pour laquelle on m’a demandé de contribuer à ce blog. On s’est dit : « tiens, ce serait intéressant, pour un blog de politique intérieure, d’avoir un regard extérieur ». Voilà.
Je questionne souvent ma légitimité à intervenir dans le débat public d’un pays dans lequel je n’habite plus, mais je dois admettre que ce débat me concerne encore un peu, puisque je travaille en Belgique (certes à distance la plupart du temps, mais quand même), je paie des impôts en Belgique, et surtout… je vote en Belgique. Pour les élections législatives, les élections européennes et le choix de la date du souper annuel du centre de recherches dans lequel je travaille.
Et ce qui me frappe sans doute le plus, depuis la France, c’est l’extraordinaire propension de la Belgique à importer en son sein ce que le débat public, en France, produit de plus nauséabond. Et en particulier les polémiques franco-françaises – qu’on se souvienne par exemple du débat sur le port du voile intégral dans les lieux publics. Le dernier exemple en date touche évidemment au cas d’Eric Zemmour, que certains ont cru judicieux d’inviter à venir déverser sa haine en Belgique. Début janvier, le polémiste est ainsi invité à s’exprimer au Cercle de Lorraine, au Cercle de Wallonie, au country club B19, ainsi qu’à signer ses livres à la librairie Filigranes, à Bruxelles. Appelons les choses par leur nom : on a donc organisé en Belgique la tournée promotionnelle d’un facho.
Et depuis deux jours, la question se pose logiquement de savoir s’il ne conviendrait pas d’interdire cette tournée, après que ledit facho a déclaré dans un quotidien italien que la présence de « musulmans dans le peuple français nous conduira au chaos et à la guerre civile ». À titre personnel, je suis favorable à cette interdiction – on l’a fait pour Dieudonné, il n’y a aucune raison de ne pas le faire pour Eric Zemmour. Mais je comprends aussi, et partage en partie, les arguments contre cette interdiction : le souci de ne pas attiser la curiosité autour du personnage, de ne pas le poser en victime, de ne pas le censurer a priori. Ce sont des arguments légitimes et recevables.
Le Cercle de Lorraine et le Cercle de Wallonie sont des clubs de discussions, privés, réservés à des gens qui se définissent volontiers eux-mêmes comme les forces vives du pays 1 – essentiellement des politiques et des patrons, les uns courtisant les autres, et réciproquement. La librairie Filigranes est la plus grande librairie du pays, et prétend-elle, la plus grande libraire « de plain-pied » d’Europe (j’ignorais qu’il existât un classement des librairies de plain-pied, mais soit). Inviter Eric Zemmour est leur droit le plus strict. En faire la promotion aussi. Lui dérouler le tapis rouge aussi. Mais c’est aussi se rendre complice de la diffusion et de la propagation, en Belgique, de thèses racistes et haineuses, à l’heure où l’Office des étrangers demande l’autorisation d’effectuer des rafles de sans-papiers sans mandat de perquisition.
Je m’étonne en fait que la discussion, en Belgique, porte davantage sur la légalité de l’invitation de M. Zemmour que sur son opportunité. La fine fleur des industriels et des politiques de ce pays va donc se rassembler, début janvier, pour écouter Eric Zemmour déverser sa haine des musulmans et sa misogynie dans des salons cossus, autour d’un verre de vin, en s’érigeant comme les ultimes défenseurs voltairiens de la liberté d’expression. La scène fait froid dans le dos. Mais on a les élites qu’on mérite, j’imagine.
J’ai été davantage surpris l’invitation qui lui a été faite par la librairie Filigranes. La librairie est bien connue – beaucoup, Bruxellois ou non, y sont un jour passés. Elle a cherché, depuis plusieurs années, à se positionner comme un acteur important de la vie culturelle bruxelloise, organisant force rencontres et activités littéraires, invitant à la fois des écrivains de talent (David Foenkinos, récemment) et des clowns sympathiques (les jumeaux Bogdanov, le 18 décembre dernier).
L’idée que je me fais d’une libraire est celle d’un lieu de découvertes, de culture, d’ouverture(s), d’émancipation et d’éducation 2. Qu’elle ne soit pas un commerce comme les autres. Qu’elle pose des choix, prenne parti – certains libraires n’avaient-ils pas, récemment, refusé de vendre la prose de Valérie Trierweiler ?
Mais lorsqu’on interroge le patron de Filigranes, Marc Filipson, sur cette invitation à Eric Zemmour, le voici qui répond au Soir que l’on « ne parlera pas de contenu ». Et qu’il présentera le polémiste au Cercle de Lorraine, dont il est membre, parce qu’il est « apolitique », « un commerçant et un libraire ». Voici donc un libraire qui, au prétexte qu’il ne fait pas de politique, va faire la promotion d’un facho, parce qu’il y a « des gens qui l’apprécient ».
Que dire devant une telle abdication de la pensée ? Une librairie qui accueille et fait la publicité d’un facho mérite-t-elle encore ce nom ? Poser la question, c’est sans doute y répondre. Et je vois d’ici arriver la batterie de contre-arguments et leur cortège d’indignations préfabriquées : Filigranes soutient la pluralité des opinions, encourage le débat public, dénonce la censure, bla-bla-bla. Combien de fois faudra-t-il le rappeler ? Le racisme n’est pas une opinion. C’est un délit.
En accueillant M. Zemmour, Filigranes fait aussi le choix de renoncer à être une librairie, pour n’être plus qu’un espace de vente de livres. Comme Amazon. J’espère simplement que ses employés y jouissent de meilleures conditions de travail.
Photo : David Crunelle
- De façon assez amusante, les deux Cercles se définissent de la même manière sur leurs sites internet respectifs, dans un étonnant exercice de « copié-collé » : http://www.cercledelorraine.be/fr/Presentation.aspx/Concept et http://www.cerclewallonie.be/cercle/mission
- Essayons ici d’oublier un instant les Bogdanov.