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Excellons !

Blog - Anathème - école Joëlle Milquet par Anathème

septembre 2014

Long­temps, nous avons erré ici-bas sans but, sans pers­pec­tives, pour­sui­vant tan­tôt le Bon, tan­tôt le Bien, tan­tôt encore le Juste… Il n’en est pas sor­ti grand chose, si ce n’est l’angoisse de ne pou­voir dis­tin­guer le Bien du Mal, de n’être jamais à la hau­teur du Juste ou de faire le Mal en son nom… ou […]

Anathème

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Long­temps, nous avons erré ici-bas sans but, sans pers­pec­tives, pour­sui­vant tan­tôt le Bon, tan­tôt le Bien, tan­tôt encore le Juste… Il n’en est pas sor­ti grand chose, si ce n’est l’angoisse de ne pou­voir dis­tin­guer le Bien du Mal, de n’être jamais à la hau­teur du Juste ou de faire le Mal en son nom… ou l’inverse. Quelle tor­ture que ces idéaux !

Une nou­velle ère s’ouvre, cepen­dant : celle de l’excellence. Certes, une majus­cule s’est per­due au pas­sage, mais qu’importe ?

Il n’est plus besoin de nous inter­ro­ger sur la norme à res­pec­ter, sur les limites à obser­ver, sur les jus­ti­fi­ca­tions à trou­ver, pas même sur la com­men­su­ra­bi­li­té de la tâche. L’excellence consiste sim­ple­ment à faire mieux que bien. Quoi faire ? Nul ne le sait ni ne s’en préoccupe.

Par exemple, l’université vise l’excellence. Est-ce à dire que les étu­diants maî­tri­se­ront des savoirs indis­pen­sables ? qu’ils seront capables de prouesses intel­lec­tuelles inouïes ? Cela signi­fie-t-il que les bâti­ments seront magni­fiques ? les ensei­gnants libres et géniaux ? la can­tine digne d’un trois étoiles ? Rien de tout cela, voyons. Sim­ple­ment, l’institution défi­ni­ra des indi­ca­teurs arbi­traires et impo­sant le res­pect, par rap­port aux­quels elle éta­bli­ra de som­maires clas­se­ments pour ensuite se pré­tendre excellente.

Un bon indi­ca­teur ne repose pas sur une concep­tion de la vie bonne, pas davan­tage sur une défi­ni­tion de la jus­tice, ni sur rien de ce genre. Il doit être chif­frable et c’est tout. Ah, non, tout de même, il doit aus­si être cré­dible, c’est-à-dire flat­ter le bon sens.

Veut-on savoir si l’enseignement est de qua­li­té ? Une enquête de satis­fac­tion des « clients » y suf­fi­ra. Les pro­fes­seurs seront consi­dé­rés comme excel­lents par les étu­diants-clients et ceux-ci par les employeurs-clients. Rien ne sera jamais fait pour ses propres ver­tus. L’excellence abo­lit l’intrinsèque. Il y aura ain­si tou­jours quelqu’un à même d’émettre un avis quel­conque qui, moyen­nant poudre aux yeux, pour­ra deve­nir un quan­ta de variable.

S’enquiert-on de la qua­li­té de la recherche ? Des clas­se­ments sont à dis­po­si­tion, fon­dés sur le compte des cita­tions, sur des clas­se­ments de revues, sur la capa­ci­té à obte­nir des prix pres­ti­gieux ou sur le suc­cès une des nom­breuses foires aux sub­sides. Que les cita­tions dépendent pour une par­tie du pres­tige des organes de presse scien­ti­fique publiant les textes et pour autre des ren­vois d’ascenseurs entre scien­ti­fiques, que les clas­se­ments de revues soient fonc­tion des habi­tudes de l’establishment de la recherche et de ses prio­ri­tés stra­té­giques, que l’entrée de ces revues soit gar­dée par la relec­ture par les pairs, ceux qui, pré­ci­sé­ment, ont le pri­vi­lège d’y publier, que l’attribution des cré­dits de recherche soit fonc­tion de tous les fac­teurs pré­ci­tés, tout cela ne change rien à l’essentiel : des cri­tères sont enfin éta­blis, ils aident à cari­ca­tu­rer le réel et, par­tant, à nous déli­vrer de l’angoisse exis­ten­tielle liée à ces idéaux délé­tères que sont le Juste, le Beau, le Bien,…

Nous excel­le­rons donc. À tout, à rien, à n’importe quoi… Qu’importe ?

Ver­tu sup­plé­men­taire, l’échec à se voir recon­naître excellent sera natu­rel­le­ment attri­bué à la seule faute de l’individu. Celui-ci, inca­pable de satis­faire à des exi­gences pour­tant simples et ration­nelles pour­ra être jeté aux ordures avec une totale bonne conscience. Enfants, tra­vailleurs, conjoints, fonc­tion­naires, artistes, chô­meurs, SDF ou mou­rants, nous pou­vons tous excel­ler dans notre rôle au sein du grand jeu de la com­pé­ti­tion… et il ne fau­dra pas nous plaindre lorsqu’on se détour­ne­ra de nous après que notre négli­gence aura écla­té au grand jour. Non, nous ne sommes pas tous égaux en digni­té, nous ne rece­lons pas cha­cun une étin­celle de ce Beau, de ce Juste, de ce Bon que, long­temps, on appe­la Dieu, Nature ou Véri­té, et qui n’était peut-être que la part sublime de notre com­mune huma­ni­té. Nous sommes excel­lents ou nous ne sommes rien. Voi­là tout.

Du reste, que l’excellence mène aux cimes ou aux abîmes, peu nous chaut. Quelle dif­fé­rence, après tout ? Ce qui compte est d’en être. Que nous importe d’être des Justes si nous pou­vons être les bons ? Car le plai­sir n’est pas, comme on le crut long­temps, d’approcher l’absolu, mais de s’extraire de la boue. Il ne faut désor­mais plus nous jus­ti­fier de nos pré­ten­tions autre­ment qu’en démon­trant que les autres sont pires.

Alors, excel­lents, fiers du tra­vail accom­pli, nous joui­rons de nos pri­vi­lèges, ber­cés par les lamen­ta­tions de ceux qui auront failli, trou­vant en cette musique la confir­ma­tion que nous sommes bien arri­vés, que tout va bien…

Pho­to : Chr. Mincke

Anathème


Auteur

Autrefois roi des rats, puis citoyen ordinaire du Bosquet Joyeux, Anathème s'est vite lassé de la campagne. Revenu à la ville, il pose aujourd'hui le regard lucide d'un monarque sans royaume sur un Royaume sans… enfin, sur le monde des hommes. Son expérience du pouvoir l'incite à la sympathie pour les dirigeants et les puissants, lesquels ont bien de la peine à maintenir un semblant d'ordre dans ce monde qui va à vau-l'eau.