Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Eurasisme, revanche et répétition de l’histoire

Blog - Le dessus des cartes par Bernard De Backer

mai 2015

Depuis la fin de l’Union soviétique et la chute des régimes communistes vassaux, les tensions entre le monde euro-atlantique et la Fédération de Russie furent longtemps et communément perçues ou interprétées à travers le prisme des luttes géostratégiques, des intérêts économiques divergents et des enjeux de pouvoir. L’idéologie alternative du communisme s’étant évaporée, il semblait que […]

Le dessus des cartes

Depuis la fin de l’Union soviétique et la chute des régimes communistes vassaux, les tensions entre le monde euro-atlantique et la Fédération de Russie furent longtemps et communément perçues ou interprétées à travers le prisme des luttes géostratégiques, des intérêts économiques divergents et des enjeux de pouvoir. L’idéologie alternative du communisme s’étant évaporée, il semblait que la Russie s’était grosso modo convertie à la « démocratie-économie-de-marché », même si cette conversion se faisait à son rythme et selon ses modalités propres. Nous étions encore dans le récit populaire ou savant de la « fin de l’Histoire » (Hegel, Kojève, Fukuyama…), de l’extension irrésistible d’un modèle supposé universel, né en Europe occidentale, version libérale du défunt millénium marxiste. C’est cependant à La Revanche de l’histoire (titre d’un ouvrage du néo-eurasiste Alexandre Panarin) que l’on semble avoir progressivement assisté.

Le regain d’une théorie politique impériale et d’une Weltanschauung alternatives et rivales avançait à bas bruit, anticipé par quelques experts (dont Samuel Huntington dans Le Choc des civilisations, ouvrage publié en 1993 et qui a fait l’objet de vives critiques)1 ou acteurs du pouvoir russe, et trouvait des complicités furtives en Europe occidentale. La question des sexualités non traditionnelles »2, suivie de la guerre en Ukraine, furent de ce point de vue des révélateurs publics, et mirent en quelque sorte ces dessous (ou dessus) idéologiques à l’air libre. Maintenant qu’ils y sont et que de nombreux auteurs – internes ou externes aux visions du monde concernées – ont développé leurs argumentaires et analyses, nous avons assez de recul pour mieux les distinguer. Ceci d’autant que les ressemblances avec des contrastes du passé entre Russie et Europe, voire à l’intérieur d’elles, sont nombreuses et profondes. 

Une très ancienne nouvelle question

Il faut en effet se garder d’une erreur de perspective qui consisterait à se focaliser uniquement sur le présent récent (néo-eurasisme, « monde russe ») voire sur l’histoire des derniers siècles (slavophilie, eurasisme, national-bolchevisme). Il n’est pas nécessaire d’être un spécialiste de la Russie pour se rendre compte, à l’aide de quelques bons ouvrages, que l’affirmation d’une voie propre à sa civilisation, et, plus largement, à l’espace slave orthodoxe, est aussi ancienne que le monde dit russe. Et cette affirmation différentielle de soi est, au départ et sans surprise, profondément liée – mais pas assimilable – à la dimension religieuse. Ainsi, l’opposition entre « l’Église grecque » et « l’Église latine » (celle-ci incluant, après la Réforme, le protestantisme), dans ses dimensions politiques et culturelles (rapport à l’autorité et à la vérité, primat de la foi sur la raison, importance de l’expérience sensible, dont témoigne notamment le culte des icônes, etc.), est quasiment aussi ancienne que la Rus’ de Kiev. D’innombrables conflits et discours en témoignent à travers les siècles. On épargnera au lecteur ce long florilège, en nous centrant plutôt sur les dimensions structurelles de cette « voie russe de l’appartenir humain », ce qui nous permettra de repérer continuités et ruptures avec la situation actuelle.

Dans le livre de l’historien d’origine russe Michel Heller, Histoire de la Russie et de son Empire3, les références à cette opposition germinale entre les deux branches du christianisme, séparées après le schisme de 1054, sont légion. Dès l’époque de la Rus’ de Kiev – seul État européen de l’époque à n’avoir pas été une province de l’Empire romain et qui entretient une relation de fascination avec Constantinople (les principaux bâtiments religieux sont d’inspiration byzantine, voire des copies, comme Sainte Sophie) –, les tensions avec le monde « latin » sont présentes. Un prince de Kiev, Sviatopolk Ier, dit « le Maudit », en fera les frais, son alliance avec la Pologne catholique étant perçue comme une trahison. Il sera qualifié par des historiens eurasistes comme « le premier occidentaliste russe » (selon Heller, 1999). Le diable sera à cette époque souvent représenté sous les traits d’un Polonais, et les « latins » ou les juifs sont qualifiés « d’impurs ». Un moine de la même époque, Théodose, affirme même dans son Sermon sur la foi chrétienne et latine que « si l’on se trouve dans l’obligation de donner à boire ou à manger à un “latin”, il convient ensuite de laver les récipients et de les purifier ensuite par la prière ». 

Théorie du pouvoir des souverains moscovites

Dans les siècles qui suivront, après la montée en puissance de Moscou au détriment de Kiev et surtout de Novgorod – l’une des seules villes marchandes, gouvernée par une république selon les critères de l’époque, et où se développa une « hérésie » aux relents protestants4 –, cette opposition initiale représentera une constante. Elle se cristallisera dans les théories de Joseph de Volok (1439 – 1515), un moine qui combattit l’hérésie de Novgorod avec la plus extrême violence. Penseur majeur du césaropapisme russe, il légitima religieusement le pouvoir du grand-prince de Moscou, qui prendra bientôt le titre de Tsar, dont il avait par ailleurs reçu des assurances quant au maintien des propriétés temporelles de l’Église5. Les thèses de Joseph de Volok deviendront la théorie du pouvoir des souverains moscovites, suivies quelques années plus tard, avant même l’avènement d’Ivan IV, « le Terrible », de la fameuse épître d’un moine « joséphite », Philotée de Pskov, à Vassili III et à son épouse, la princesse byzantine Sophie Paléologue, comprenant ce passage : « Deux Rome sont tombées, la Troisième est solide et il n’en sera pas de quatrième ». La Troisième Rome était née et ces mots seront prononcés lors du couronnement des tsars, jusqu’à Pierre le Grand. La Russie était devenue « sainte » et avait pour mission de protéger l’orthodoxie dans le monde6, sinon la chrétienté dans sa totalité.

Ce moment germinal de l’autocratie moscovite, légitimée par l’église orthodoxe en échange du maintien de ses biens séculiers et de son monopole religieux, est donc significativement contemporain de sa lutte contre les républiques fluviales de Novgorod et de Pskov (associées à la très maritime ligue hanséatique, qui exploitera un comptoir pendant deux siècles dans la première ville) et de ses « hérésies qui s’apparentent à des mouvements similaires en Europe. Nous reviendrons sur cette opposition, qui constitue une sorte de « croisée des chemins ». Ceci non seulement parce qu’elle est historiquement et géographiquement très instructive et peu connue, montrant qu’une voie politique différente existait en Russie avant l’écrasement de Novgorod par Ivan III en 1475 puis sa « punition » par Ivan IV7, mais aussi parce qu’elle est revendiquée par le néo-eurasisme, opposant tellurocratie russe et thalassocratie occidentale8.

La suite de l’histoire de la Russie tsariste sera caractérisée par la mise en place d’un « système patrimonial », soit un régime politique dans lequel le pouvoir politique et la propriété des biens et des hommes (notamment esclaves et serfs) sont entre les mains exclusives de l’autocratie tsariste. Si ce régime a connu certaines atténuations, notamment avec les réformes « par le haut » de Pierre le Grand et de Catherine II, puis l’abolition du servage en 1861, ses fondements sont restés en place jusqu’en 1917. Le régime bolchevique, concentrant la propriété entre les mains de l’État, a en quelque sorte perpétué ce système (certains paysans qualifiaient d’ailleurs la collectivisation de « second servage »), qui rejaillit sous V. Poutine9. Une des conséquences de ce régime était la très grande dépendance de l’aristocratie, de la bourgeoisie marchande (quasiment inexistante, tout comme les libertés urbaines) et de la paysannerie vis-à-vis de la Couronne, et la faiblesse consécutive de la société civile. L’Église orthodoxe, comme nous l’avons vu, se voulait la garante de l’autocratie, le tsar étant le représentant de Dieu sur terre. Elle n’a jamais joué de rôle oppositionnel, y compris sous le communisme, et s’est trouvée de plus en plus placée sous la tutelle de l’État (Pierre le Grand abolit le patriarcat en 1721).

Slavophilie et bolchevisme

Le fonctionnement politique de la Russie tsariste était donc « anti-libéral » aux sens politique et économique du terme. La seule opposition politique, outre les violentes jacqueries réclamant le « partage noir » de la terre entre paysans, étant celle de l’intelligentsia issue de la noblesse de service — dont Lénine faisait partie, son père ayant été anobli par Alexandre II —, ceci à partir du XVIIIe siècle. Cette opposition débouchera entre autres sur le mouvement des « décembristes » et leur coup d’État manqué de décembre 1825. Cette très longue imprégnation politique et culturelle10, qui s’accompagna d’une fixation des paysans à la terre (ce sera aussi le cas sous l’URSS, avec l’obligation du « passeport intérieur » pour changer de lieu de résidence ou de travail, et dont les paysans furent longtemps privés), produira des théories politiques, autres que religieuses, légitimant aussi la voie anti-libérale et anti-démocratique de la Russie11.

Nous passons rapidement ces théories en revue, nous attardant davantage sur le néo-eurasisme dont le géopoliticien Alexandre Douguine, un des supports idéologiques du régime de Vladimir Poutine, serait aujourd’hui le « prophète »12. Nous mettrons également en lumière les liens ou affinités électives existant actuellement entre ces théories et une large mouvance anti-libérale (anti-atlantiste, anti-occidentale) européenne, allant de la « nouvelle droite » d’Alain de Benoist à l’extrême gauche, en passant par divers courants intellectuels13.

La première mouvance politique anti-occidentale (inspirée par les romantiques, dont Herder) portée par l’intelligentsia russe sera le mouvement slavophile, né après l’échec des décembristes (1825), et regroupé autour de la revue Le Moscovite dans les années 1850. Si cette théorie a des origines tchèques et polonaises, elle prendra un tour spécifique en Russie, centré sur l’orthodoxie, mais cette fois porté par des laïcs. Ce mouvement se situe dans la postérité de l’opposition religieuse entre les « grecs » et les « latins », mais il la remet au goût du jour dans le contexte d’un contact accru avec l’Occident, sa culture et ses « philosophes » (réformes du « transfigurateur » Pierre le Grand et de Catherine II). L’Occident est perçu comme perverti par l’individualisme, le légalisme et le rationalisme. Il convient dès lors de revenir au génie russe, à la « russitude » caractérisée par son esprit communautaire, sa foi sensible et son « savoir vivant ». Idéalisant la communauté paysanne, la terre, la vraie religion et l’autocratie, les slavophiles prônent un retour à la communauté organique régie par l’amour et la fraternité plutôt que par la raison et l’intérêt. Il n’y a pas de civilisation universelle, la Russie doit revenir à l’âge d’or d’avant Pierre le Grand. 

La matrice de sens qui structure l’opposition Russie/Occident, déjà présente dans le champ religieux plusieurs siècles plus tôt, prend ici un tour « civilisationnel » que nous allons retrouver ensuite. En définitive, comme nous le verrons à nouveau avec Douguine et le néo-eurasisme, c’est la modernité politique et culturelle occidentale qui est rejetée, le « monde russe » étant perçu comme pur et authentique, alors que l’Europe et ses surgeons nord-américains sont, eux, décrits comme minés par une dynamique matérialiste et décadente. Le bolchevisme se situe peu ou prou dans cette postérité, comme en témoigne parmi d’autres le parcours symptomatique du slavisant français, Pierre Pascal, chrétien convaincu et traducteur de Lénine, qui est passé d’un amour mystique pour la Sainte Russie à une passion toute aussi religieuse pour le bolchevisme 14. Cette fois, ce sera l’Occident capitaliste et impérialiste qui fera l’objet d’un rejet total, la Russie soviétique devenant le nouveau phare de l’humanité.

D’un eurasisme à l’autre

Après la victoire du bolchevisme, des immigrés russes (dont le linguiste Nikolaï Troubetzkoy, mort à Vienne en 1938) développeront une idéologie, dite « eurasiste », dans les années 1920. Opposants au communisme — mais non à l’URSS qu’ils perçoivent comme une continuation du projet impérial russe — ils assignent une identité civilisationnelle spécifique à la Russie, qui la distingue radicalement du libéralisme occidental. Les eurasistes se situent dès lors dans le même paradigme géopolitique que les slavophiles, voire les soviétiques, mais y incluent le monde turco-mongol. Comme l’indique leur ouvrage emblématique, Tournant vers l’Orient (Savitsky, 1921), ils considèrent que la Russie est au cœur d’un troisième continent politique et civilisationnel, situé entre l’Occident (encore et toujours dénoncé comme matérialiste et décadent) et l’Asie. De manière intéressante pour ce qui va suivre, ils pensaient que le régime soviétique était susceptible d’évoluer vers un pouvoir de type non européen et d’inspiration orthodoxe, rejetant le masque initial de l’internationalisme prolétarien et de l’athéisme. Le national-bolchevisme (né en Allemagne dans les années 1920, et qui a connu une renaissance en Russie contemporaine avec Edouard Limonov) et le néo-eurasisme se situeront effectivement dans cette postérité, le dernier soutenant et légitimant le régime de Vladimir Poutine.

Il existe plusieurs courants (Gumilev, Panarin, Douguine…)15 néo-eurasiste russes contemporains — nous n’abordons pas ici les eurasismes allogènes en Fédération de Russie ou au Kazakhstan — qui, malgré leurs différences en termes de paradigme (biologique, culturaliste, politico-mystique) et de projet politique, se retrouvent sur un point fondamental : rejet de l’Occident, restauration de l’empire russe et défense d’un monde multipolaire anti-universaliste, composé de civilisations irréductibles, pensées comme des totalités closes sur elles-mêmes. L’Europe y est associée au capitalisme libéral, à l’hédonisme, à la consommation et à la « techno-rationalité abstraite ». Nous retrouvons une matrice de sens similaire, qui présente nombre d’affinités avec l’opposition inaugurale entre « latins » et « grecs », voire entre Novgorod et Moscou16.

Hétéronomie et géopolitique

Chez les néo-eurasistes, quelles sont les composantes spécifiques de l’idéologie liée à Douguine ? Pour examiner cela, il faut reconstituer brièvement le parcours de ce dernier. Contrairement à Gumilev et Panarin, Alexandre Douguine (né en 1962) n’agit pas dans la seule sphère des idées mais aussi dans celle de l’action politique, militaire et géopolitique. Venu de l’extrême droite nationaliste (après une affiliation à l’association anti-occidentale monarchiste et orthodoxe Pamiat, il fut, avec Edouard Limonov, l’un des fondateurs du parti national-bolchevique russe), Douguine a développé une idéologie « révolutionnaire conservatrice » aux racines multiples, mais articulées. On y trouve une mystique religieuse anti-moderne inspirée d’auteurs européens tels René Guénon et Julius Evola, des référents orthodoxes dans leur version « vieille croyante », une théorie géopolitique opposant la tellurocratie eurasiatique à la thallassocratie atlantiste, une conception figée et essentialiste de peuples (version culturaliste des etnos de Lev Gumilev) et, last but not least, une promotion musclée de la vocation impériale russe. Malgré la diversité des sources, le cheminement intellectuel de Douguine semble assez cohérent et ses idées auraient peu varié. Son parcours politique, en revanche, l’a conduit des marges « underground » de la fin des années 1980 à une proximité de plus en plus étroite avec le pouvoir de Vladimir Poutine et les instances officielles, notamment militaires. On a dès lors l’impression que c’est davantage le centre de gravité du pouvoir russe qui a glissé vers les conceptions de Douguine que l’inverse.

La matrice idéologique du néo-eurasisme douguinien (et donc en partie du « système Poutine ») constitue un ensemble idéologique relativement cohérent et stratifié, qui va de l’histoire et de la géopolitique des civilisations à la sexualité des individus, en passant par une conception holiste, verticale et hiérarchisé du pouvoir, de l’économie et des corps intermédiaires (le collectif y prime résolument sur l’individu). Son point d’appui fondamental, qui a rapproché un temps Douguine des altermondialistes, est l’opposition à la globalisation américaine-atlantiste. Sa pensée est d’abord géopolitique et impériale, Douguine considérant que l’Eurasie est l’espace de déploiement d’un « universel » à base russe-orthodoxe qui doit s’opposer à l’Occident. Si chez lui les fondements de cette identité se perdent dans les arcanes de l’occultisme et de la géographie mystique (ce qui est assez congruent avec sa vision hétéronome du devenir humain), les conséquences irriguent toute sa conception de la société, des relations au pouvoir et entre les genres (la lutte contre les « sexualités non traditionnelles » vient s’ancrer dans cette vision sacrale de la complémentarité naturelle des sexes), du rapport au religieux dans ses dimensions mystiques et cultuelles, en passant par la vocation impériale de la Russie qui doit reconquérir son lebensraum eurasiatique tout en préservant les cultures et religions des peuples allogènes (notamment musulmans). Espace impérial qui comprend bien entendu l’Ukraine mais également les pays du bloc soviétique, voire les Balkans. Douguine aurait des sympathies pour les « nazis de gauche » et considère Poutine comme « trop libéral », écrit M. Laruelle (2007). Il n’est dès lors pas étonnant de le voir aux avant-postes de la guerre contre l’Ukraine ou, avec l’Église orthodoxe, du combat contre les sexualités « non traditionnelles ». Rappelons-nous du jeu de mot de « gayrope » (pour « Europe »), lancé par le pouvoir russe au plus fort de Maïdan.

Comme déjà mentionné, ces conceptions anti-démocratiques, hétéronomes (l’expression est de Kant et désigne la soumission à une loi externe, « naturelle » ou divine, à laquelle les hommes doivent se plier), trouvent des échos en Europe occidentale17, non seulement parmi les partis d’extrême droite ou de la « nouvelle droite » (Alain de Benoist et ses épigones en France, notamment Alain Soral), mais aussi chez nombre d’intellectuels « anti-libéraux ». La mise en perspective du néo-eurasisme dans le temps long tend à montrer qu’il s’agirait tout autant d’une répétition de l’histoire que d’une revanche sur la « fin de l’Histoire », voire d’une politique revancharde ambitieuse. Nous n’avons sans doute pas fini de mesurer les effets de ce nationalisme impérial, tant que le pouvoir et les structures de force russes, voire une majorité de la société, continueront de s’y reconnaître et de s’en inspirer. 

Post-scriptum

Cet article a été écrit avant la sortie du livre de M. Eltchaninoff, Dans la tête de Vladimir Poutine, que nous avons lu ensuite. L’analyse d’Eltchaninoff, consacrée au « cocktail idéologique » de V. Poutine (et non à l’eurasisme en tant que tel), est proche de celle développée ici, notamment par sa prise en compte de l’histoire russe « longue », sa tradition anti-occidentaliste, slavophile ou eurasiste. Mais elle se concentre sur une période plus réduite, les XXe et XIXe siècles.

  1. Comme l’a très bien analysé Hervé Cnudde dans « Faut-il pendre Samuel Huntington ? », Revue nouvelle, octobre 2001.
  2. La fixation du discours « civilisationnel » du Kremlin sur cette question vire à l’obsession. En janvier 2015, les transsexuels et travestis (notamment) furent privés de permis de conduire.
  3. Publié chez Flammarion, 1999. Nous nous inspirons également de Richard Pipes (1974, 2013).
  4. Cette hérésie, dite « judaïsante », s’était développée dans la postérité de celle des Strigolniki, née dans les cités-état de Novgorod et Pskov. Les partisans de cette « secte » étaient des marchands et des membres du bas clergé. Ils s’affirmaient adversaires de la hiérarchie ecclésiastique, du monachisme et des sacrements, sources de revenus pour une église perçue comme vénale et ignorante. Les affinités avec le protestantisme sautent aux yeux.
  5. Le dernier film du cinéaste russe Andreï Zviaguintsev, Leviathan, illustre le regain, et donc la persistance, de ce lien. C’est en effet à un pope que le maire, spoliateur et corrompu, se confie dans un moment critique. Et c’est du même religieux qu’il obtient une légitimation de sa violence autocratique, offrant in fine à l’église orthodoxe locale le fruit temporel du forfait qu’elle a autorisé. Difficile de ne pas faire le rapprochement avec la relation existant entre Vladimir Poutine et son confesseur, l’archimandrite Thikon Chevkounov, par ailleurs rédacteur en chef du site internet de l’Église orthodoxe russe. Et, bien évidemment aussi, entre Joseph de Volok et Ivan III.
  6. Dans son discours annuel du 4 décembre 2014 devant les chambres réunies du Parlement russe, Vladimir Poutine a défendu l’annexion de la Crimée en disant que la péninsule « a une énorme signification culturelle, sacrée pour la Russie, comme le mont du Temple à Jérusalem pour ceux qui sont de confession musulmane ou juive ». Ce serait en Crimée (la question est débattue, l’autre lieu étant Kiev) que « le prince Vladimir a été baptisé avant de procéder au baptême de la Russie », a‑t-il rappelé. « C’est là que se trouvent les origines spirituelles de l’unité ancestrale de la nation russe et de l’État centralisé russe. » Rappelons que Vladimir était le Grand-Prince de la Rus’ de Kiev. Le propos du président de la fédération de Russie annexe ainsi de facto l’Ukraine dans l’espace sacré de la Russie.
  7. Déjà asservie par Ivan III qui s’empare de Novgorod en 1475 et abolit sa constitution, Ivan IV « achève le travail » en 1570 par une expédition punitive. La prospérité commerciale et les libertés étaient définitivement anéanties.
  8. Le terme tellurocratie signifie un État dont la puissance réside dans la domination des terres, et la thalassocratie dans la domination des mers. Cette opposition est inspirée notamment du géopoliticien John Mackinder (1861 – 1947).
  9. Voir à ce sujet l’article de Katlijn Malfliet (2012).
  10. Comme nous l’écrivions dans l’introduction au dossier « Russie : le retour du même ? », Revue nouvelle d’avril 2012, cette mise en perspective plaçant l’accent sur le mouvement long, les déterminants structurels et la « dépendance au sentier emprunté », ne relève pas du déterminisme culturaliste. L’histoire de Novgorod et Pskov montre que d’autres voies étaient possibles.
  11. Nous nous basons sur les travaux de l’historienne et politologue Marlène Laruelle (2001, 2007).
  12. Le prophète de l’eurasisme, Alexandre Douguine (2006).
  13. Voir à ce sujet « Le nouveau front idéologique », la bataille anti-libérale et anti-démocratique menée par Moscou et Pékin, de Alain Frachon dans Le Monde du 12 décembre 2014.
  14. Comme l’écrit le journaliste Ludovic Nadeau en 1920, « Aujourd’hui M. Pascal consacre à Lénine le culte qu’il vouait naguère au petit père le Tsar. Il était de bonne foi avant 1917 comme il est maintenant sincère. C’est devant le maître absolu de la Russie, c’est devant le principe d’autorité qu’il a fait hier et qu’il fait aujourd’hui la révérence. Il brûle d’un amour mystique pour la Sainte Russie, il la vénère, et même quand elle massacre l’ancien autocrate, il voit en elle l’agent d’exécution des plans de l’Éternel. » Ludovic Naudeau, En prison sous la terreur russe. Cité par Sophie Cœuré (2014). À titre anecdotique et personnel, nous nous souvenons des propos d’un magistrat bruxellois, très traditionnaliste et catholique, qui considérait qu’en Union soviétique, « l’on fabriquait encore de vrais hommes ».
  15. Lev Gumilev (1912 – 1992), fils des poètes Nikolaï Gumilev et Anna Akhmatova, qui passa de nombreuses années au goulag, développa une théorie scientiste et cosmique des « etnos » dans laquelle les civilisations se distinguent par leur destinée biologique. Alexandre Panarin (1940 – 2003) est un universitaire reconnu qui est passé progressivement, dans les années 1980 – 2000, d’un occidentalisme social-démocrate à un conservatisme « civilisationniste » (il reçut le prix Soljenitsyne en 2002 pour La Civilisation orthodoxe dans un monde globalisé) et anti-démocratique, proche des slavophiles, louant les vertus d’un régime fort et autocratique. Il a, vers la fin de sa vie, prôné « la restauration de la spiritualité orthodoxe et de l’étaticité stalinienne » (Laruelle, 2007) et s’est rapproché de Douguine. Contrairement à Gumilev, son paradigme n’est pas naturaliste, mais « culturologique » (essentialisme culturel).
  16. Sur l’histoire et les institutions de Novgorod, voir Novgorod ou la Russie oubliée, Éditions le Ver à Soie, 2015.
  17. L’inverse est également vrai. L’un des inspirateurs de Douguine est le Belge Jean Thiriart (1922 – 1992), un homme passé du socialisme antifasciste à la collaboration nazie. Il est à l’origine du « national-communisme » européen.

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur