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États-Unis. Pas mal pour un canard boiteux

Blog - e-Mois par George Blecher

avril 2015

Alors que les médias se plaisent à décrier Barack Oba­ma, le « pré­sident canard boi­teux », ces der­niers temps, il se montre plu­tôt vif. Un por­trait d’O­ba­ma vu de l’in­té­rieur du « pays de la liber­té », le pré­sident amé­ri­cain le plus constant depuis des décen­nies. Au beau milieu d’une actua­li­té inter­na­tio­nale qui res­semble de plus en plus à un flux […]

e-Mois

Alors que les médias se plaisent à décrier Barack Oba­ma, le « pré­sident canard boi­teux », ces der­niers temps, il se montre plu­tôt vif. Un por­trait d’O­ba­ma vu de l’in­té­rieur du « pays de la liber­té », le pré­sident amé­ri­cain le plus constant depuis des décennies.

Au beau milieu d’une actua­li­té inter­na­tio­nale qui res­semble de plus en plus à un flux sor­dide de faits divers locaux – émeutes de Fer­gu­son, mas­sacres pari­siens –, y aurait-il lieu d’en­voyer quelques fleurs à Barack Oba­ma ? Ces der­niers mois, le pré­sident semble avoir décou­vert une nou­velle facette de lui-même, et s’être méta­mor­pho­sé d’un intel­lec­tuel pru­dent en un poli­tique har­di qui sait jouir de son pouvoir.

Dans son dis­cours sur l’é­tat de l’U­nion de jan­vier, il a été offen­sif, insis­tant sur des réformes fis­cales qui dépla­ce­ront des mil­liards de dol­lars de la poche des plus nan­tis vers les classes moyennes, sous forme de cré­dits d’im­pôts. Sem­blant décou­vrir son auto­ri­té, le nou­vel Oba­ma va même faire date avec ces mots : « Je n’ai plus de cam­pagne à mener — vous savez, j’en ai déjà gagné deux. »

Manches retroussées

Ce nou­vel Oba­ma a, en réa­li­té, com­men­cé à émer­ger il y a quelques mois. Novembre et décembre 2014 ont été bons pour lui alors qu’ils se pré­sen­taient plu­tôt mal. C’é­tait une période sur­tout mar­quée par des ten­sions inter­ra­ciales dévas­ta­trices. Guan­ta­na­mo, la ques­tion des drones et les agences fédé­rales de ren­sei­gne­ment fai­saient polé­mique. Les démo­crates se sor­taient encore plus mal que pré­vu des élec­tions, per­dant non seule­ment le contrôle de la Chambre et du Sénat, mais aus­si tous leurs gou­ver­neurs des États du sud, au point que la carte du pays res­semble aujourd’hui à celle du début de la guerre civile, à savoir une espèce de gâteau à deux couches sépa­rées par une nou­velle ligne Mason-Dixon. Mais quelque chose s’est pas­sé chez le pré­sident – quelque chose d’une révé­la­tion intime qui ne se passe sans doute que chez les gens par­fai­te­ment à l’aise avec le pou­voir. Il s’est déten­du. Le pire était pas­sé, tout au moins pour le moment, et il avait tou­jours la gnaque. Au lieu de se sen­tir par­tie pre­nante à la débâcle élec­to­rale, il pre­nait la défaite comme un appel à l’action.

Sa rhé­to­rique a alors chan­gé. Ses dis­cours sont mon­tés dans les déci­bels. « Mais votez donc une loi ! », s’est-il excla­mé quand des membres du Congrès lui repro­chaient d’être sur le point d’ou­tre­pas­ser ses pou­voirs en chan­geant la légis­la­tion sur les sans-papiers. C’est manches retrous­sées, prêt à en découdre, qu’une pho­to le montre en train de cou­rir vers un podium où il doit prendre la parole. Sur d’autres pho­tos on le voit même sourire.

Dans un délai très court, il a négo­cié un impor­tant accord sur le cli­mat avec la Chine et lan­cé des plans éco­no­miques pour limi­ter les émis­sions d’o­zone, de dioxyde de car­bone et de méthane ; il a ordon­né des chan­ge­ments dans la mise en œuvre des lois sur l’im­mi­gra­tion qui pour­raient amé­lio­rer le sort de 3,3 mil­lions de sans-papiers ; il a fait avan­cer le chan­tier de l’ac­cord de libre échange avec les pays du Paci­fique ; il a pro­gres­sé vers la nor­ma­li­sa­tion des rap­ports diplo­ma­tiques avec Cuba et a adou­ci l’embargo com­mer­cial qui pré­vaut depuis cin­quante-quatre ans ; il a décré­té le pro­tec­tion des pêche­ries de sau­mon de l’A­las­ka et la mise à plat des dif­fé­rences de salaires entre femmes et hommes ; il a ins­tau­ré une com­mis­sion fédé­rale sur l’hu­ma­ni­sa­tion des pra­tiques des polices locales ; et il a pro­po­sé un plan d’en­ver­gure pour l’ac­cès aux études supé­rieures, que neuf mil­lions d’é­tu­diants pour­raient suivre gra­tui­te­ment pen­dant deux ans, ce qui n’est pas rien dans un pays où un bac­ca­lau­réat peut coû­ter jus­qu’à deux-cents-mille dollars.

Coups de chance, coups de com et ténacité

Pas mal pour quel­qu’un que les médias se plaisent à appe­ler le « pré­sident canard boi­teux », titu­laire d’un second man­dat qui tire à sa fin.

Certes, cette liste impres­sion­nante n’est pas exempte de pro­blèmes. Et nombre de ces ini­tia­tives étaient en chan­tier depuis des années et — le calen­drier d’O­ba­ma a tou­jours été mys­té­rieu­se­ment bon – c’est par une com­bi­nai­son de com­mu­ni­ca­tion habile et de coups de chance qu’elles ont été por­tées au grand jour, juste au moment où sa popu­la­ri­té était au plus bas.

L’a­mé­lio­ra­tion des rap­ports avec Cuba, par exemple, était une prio­ri­té affir­mée dès l’en­tame du pre­mier man­dat d’O­ba­ma, et des négo­cia­tions secrètes sur les échanges de pri­son­niers se sont tenues pen­dant dix-huit mois. Des ten­ta­tives ont été faites depuis vingt ans par les pré­si­dents et les Congrès pré­cé­dents pour régler au moyen d’une loi la ques­tion des sans-papiers ; le pré­sident avait déjà décla­ré en 2012 qu’il enten­dait mettre fin aux dépor­ta­tions de migrants arri­vés illé­ga­le­ment dans le pays avant leurs seize ans, une mesure pré­vue dans le Dream Act (Deve­lop­ment, Relief, and Edu­ca­tion for Alien Minors, un pro­jet de légis­la­tion sur le bureau du Sénat amé­ri­cain depuis… 2001 – NDLR).

Ces pro­po­si­tions, y com­pris celle d’ac­cor­der un droit de séjour tem­po­raire aux sans-papiers sur le ter­ri­toire depuis plus de cinq ans, sont aus­si tout sauf des acquis. Les limi­ta­tions aux émis­sions de gaz à effet de serre enté­ri­nées par Oba­ma pour­ront très bien être abro­gées par un suc­ces­seur plus accom­mo­dant pour les mul­ti­na­tio­nales. Les chan­ge­ments en matière de poli­tique migra­toire ne dure­ront peut-être que le temps du reste du man­dat pré­si­den­tiel, ou tant que le Congrès n’adopte pas une légis­la­tion glo­bale sur l’im­mi­gra­tion. L’embargo à l’en­contre de Cuba, quant à lui, a été adop­té par le Congrès en 1961, et c’est donc uni­que­ment le Congrès qui pour­ra le lever com­plè­te­ment. Et puis reste le pro­blème de déga­ger les bud­gets pour finan­cer la gra­tui­té de l’ac­cès à l’en­sei­gne­ment supé­rieur compte tenu du fait qu’au Congrès, seuls les bud­gets mili­taires sont sacro-saints.

L’hy­po­thèque la plus lourde est celle qui est inévi­table dans n’im­porte quel sys­tème démo­cra­tique : ces ini­tia­tives sont loin d’être par­faites. Pre­nons sim­ple­ment le sta­tut des sans-papiers. Alors que plus d’un mil­lion de migrants entrent léga­le­ment aux États-Unis chaque année, aucune des caté­go­ries d’illé­gaux visées par les nou­velles pro­po­si­tions pré­si­den­tielles ne rentre en ligne de compte pour la cou­ver­ture-san­té, bap­ti­sée Oba­ma­care, un com­pro­mis poli­tique qui avait per­mis de cal­mer la rage des oppo­sants répu­bli­cains d’O­ba­ma. Et alors que le Congrès entend tailler dans l’O­ba­ma­care, celui-ci s’est jus­qu’i­ci mon­tré plu­tôt résis­tant — ce qui ne rend que plus déplo­rable le fait qu’il ne béné­fi­cie pas aux sans-papiers.

Mal­gré ces limites, les nou­velles ini­tia­tives pré­si­den­tielles ont été bien accueillies par l’é­lec­to­rat : le popu­la­ri­té d’O­ba­ma chez les élec­teurs lati­no a déjà mon­té de 15 points. Des évo­lu­tions typiques de sa vision depuis le début : des chan­ge­ments gra­duels plu­tôt que des réformes radi­cales, des gestes qui font recu­ler les limites au lieu de s’arc-bou­ter à elles.

Cette stra­té­gie des petits pas n’a pas été facile à accep­ter pour la gauche. Dès les pre­miers jours de son man­dat, elle a vou­lu le voir comme un réfor­ma­teur, alors même que tout son cur­ri­cu­lum sug­gère qu’il est plu­tôt un conci­lia­teur qu’un inno­va­teur. Si on a vu que der­niè­re­ment son style a été un peu plus bra­vache, la sub­stance de ses actes poli­tiques est cohé­rente avec tout ce qu’il avait fait jusque là. En réa­li­té, il s’a­vère le pré­sident le plus constant depuis des décennies.

Les sources de la puissance

Une autre ques­tion inté­res­sante est de savoir d’où Oba­ma — comme n’im­porte quel pré­sident amé­ri­cain — tire son pou­voir, ses marges de manœuvre. Puisque c’est le Congrès qui fait les lois et dis­tri­bue l’argent, com­ment les pré­si­dents amé­ri­cains arrivent-ils à faire preuve d’autant d’initiative ?

La réponse se trouve dans une petite phrase de la Consti­tu­tion amé­ri­caine — la plus vieille tou­jours en vigueur sur la pla­nète. Vague ou désuet par endroits, cet acte fon­da­teur est étu­dié par toutes les com­po­santes du pou­voir de façon plus appro­fon­die que n’im­porte quelles écri­tures saintes. Il est néan­moins tout à fait lim­pide sur un point : l’in­ten­tion de limi­ter le pou­voir de l’exé­cu­tif et de s’as­su­rer que le « peuple » et ses repré­sen­tants sont plus puis­sants que l’au­to­ri­té centrale.

Mais à la fin d’une des sec­tions les plus courtes (art. III sec­tion 3), la Consti­tu­tion sti­pule que le pré­sident « veille­ra à l’ap­pli­ca­tion fidèle des lois ». Les pré­si­dents acti­vistes ne se gênent pas pour modu­ler cette dis­po­si­tion au gré de leurs inten­tions. Et la manière dont elle a été inter­pré­tée par les juri­dic­tions depuis deux-cents ans et celle dont les avo­cats des pré­si­dents défendent leurs actions contre les accu­sa­tions d’an­ti­cons­ti­tu­tion­na­li­té reste une trame clé du gou­ver­ne­ment des États-Unis. Jus­qu’à pré­sent, Oba­ma avait été plu­tôt rétif à s’en mêler ; désor­mais il en devient le per­son­nage principal.

Il trouve le prin­ci­pal sou­tien à ses actions dans les lois que le Congrès a lui-même pro­duites. La régle­men­ta­tion plus ser­rée sur les gaz à effet de serre, par exemple, est basée sur le Clean Air Act de 1970, qui octroyait à l’exé­cu­tif de larges pré­ro­ga­tives pour appli­quer des mesures anti-pol­lu­tion. La rai­son pour laquelle il a atten­du aus­si long­temps pour s’en sai­sir est une autre ques­tion. Les réformes en matière de poli­tique migra­toire sont aus­si ancrées dans une série de déci­sions judi­ciaires qui ont enjoint au pré­sident de faire preuve de « pou­voir dis­cré­tion­naire res­pec­tueux des pro­cé­dures » dans l’ap­pli­ca­tion des lois — en clair, de s’y prendre avec pré­cau­tion dans les pour­suites et l’expulsion des sans-papiers. L’embargo cubain du Congrès est aus­si un point clé de la nou­velle pos­ture d’O­ba­ma, et il doit s’y prendre en vire­vol­tant autour du Congrès plu­tôt qu’en le pre­nant de front, et jus­qu’i­ci il s’est plu­tôt mon­tré agile. […]

Y a‑t-il la moindre chance que les ini­tia­tives d’O­ba­ma sur­vivent à un Congrès contrô­lé par des répu­bli­cains plus que jamais prêts à en découdre ? Effec­ti­ve­ment, oui, et pas seule­ment parce que le pré­sident aime de plus en plus la confron­ta­tion, aus­si parce que s’at­ta­quer à cer­taines de ses mesures va se retour­ner contre eux. S’en prendre à l’as­sou­plis­se­ment des poli­tiques migra­toires, par exemple, pour­rait coû­ter aux répu­bli­cains des mil­liers de voix chez les Lati­nos — rai­son pour laquelle le par­ti avance déjà en ordre dis­per­sé sur ce dos­sier alors qu’il a la majo­ri­té dans les deux Chambres.

Comme le disait un conseiller du pré­sident : « Il n’est pas facile pour les répu­bli­cains de se faire les chantres de la famille quand ils prennent des posi­tions qui reviennent à sépa­rer des familles. Cette poli­tique n’est pas juste dérai­son­nable, elle est cruelle, immo­rale et ne res­semble pas à ce que nous sommes, nous, Amé­ri­cains » — des mots d’un poli­tique qui détient un lea­deur­ship moral.

Non­obs­tant la rhé­to­rique offen­sive du dis­cours sur l’é­tat de l’U­nion, les batailles de poli­tique inté­rieure des pro­chains mois pro­mettent d’être par­ti­cu­liè­re­ment vio­lentes. Et on est vrai­sem­bla­ble­ment en pré­sence d’un pré­sident doté d’un nou­veau sens de son rôle, ou qui a peut-être tout sim­ple­ment enfin appris à s’amuser.

Cet article a été édi­té en anglais par Euro­zine en jan­vier 2015. © George Ble­cher, Euro­zine. Tra­duc­tion et inter­titres : Th. Lemaigre

Illus­tra­tion : Barack Oba­ma à la tri­bune lors d’un dis­cours public à Cen­tral High School à Phoe­nix, Ari­zo­na, le 8 jan­vier 2015.

Pho­to : Gage Skid­more. Source : Fli­ckr

George Blecher


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