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Et les Syriens dans tout ça ?

Blog - e-Mois par Pierre Coopman

avril 2013

Est-ce parce qu’ils sont de dan­ge­reux écer­ve­lés que plu­sieurs dizaines de Belges sont par­tis se battre en Syrie ? L’affaire fait grand bruit. Elle est sérieuse. Bart De Wever, le bourg­mestre d’Anvers, connu entre autres pour cette réplique légen­daire, « enlève ce disque, idiot », n’a plus de temps à consa­crer à éteindre la musique. Il a convo­qué ses homo­logues de […]

e-Mois

Est-ce parce qu’ils sont de dan­ge­reux écer­ve­lés que plu­sieurs dizaines de Belges sont par­tis se battre en Syrie ? L’affaire fait grand bruit. Elle est sérieuse. Bart De Wever, le bourg­mestre d’Anvers, connu entre autres pour cette réplique légen­daire, « enlève ce disque, idiot », n’a plus de temps à consa­crer à éteindre la musique. Il a convo­qué ses homo­logues de Cour­trai et de Vil­vorde. La ministre de l’Intérieur, Joëlle Mil­quet, a jugé utile de mobi­li­ser une « task force », ain­si que l’Organe de coor­di­na­tion pour l’analyse de la menace, au cas où des com­pa­triotes jiha­distes venaient à ren­trer au ber­cail avec une for­ma­tion à l’anti-occidentalisme et au manie­ment des explosifs.

Car, puisque l’on ima­gine aisé­ment que ces volon­taires sont jeunes et bar­bus, ou conver­ties et voi­lées (comme la Caro­lo Muriel Degauque, morte en Irak), il faut se deman­der : Et dieu dans tout ça ? Le 31 mars 2013, une émis­sion de ser­vice public ayant cette ques­tion comme titre a « ana­ly­sé la menace », qui, peu en doutent, doit bien avoir un quel­conque rap­port avec allah. Trois invi­tés s’exprimaient. L’enseignant Pierre Pic­ci­nin, jeune aven­tu­rier (durant ses congés sco­laires) des champs de bataille ultra-média­ti­sés, s’est conju­gué à la pre­mière per­sonne. Chris­tophe Lam­fa­lus­sy, jour­na­liste à La Libre Bel­gique, a ten­té de cer­ner les tenants et les abou­tis­sants de la « menace » dans toute sa com­plexi­té. Georges Dal­le­magne, dépu­té fédé­ral, a cen­tré son rai­son­ne­ment sur les dan­gers de « l’endoctrinement ».

Criminels en partance

Rien n’a été oublié lors de cette émis­sion radio­pho­nique fort inté­res­sante. L’on a même glis­sé subrep­ti­ce­ment que le régime syrien est une menace pour son peuple. Mais telle n’était pas la ques­tion du jour. Il ne s’agissait pas de s’intéresser aux « Syriens dans tout ça », mais plu­tôt, à mots cou­verts, aux voyages incon­si­dé­rés de la chair à canon maho­mé­tane por­tant pas­se­port belge. Georges Dal­le­magne a par­lé « d’incriminer le fait de par­tir sur un conflit à l’étranger ». L’animateur de l’émission, Jean-Pol Hecq, ne lui a pas deman­dé si cela signi­fie tous les types de conflits ou seule­ment ceux où les recrues seraient musul­manes. Si la Chine redou­blait sa répres­sion au Tibet, mon­sieur Dal­le­magne consi­dé­re­rait-il éga­le­ment qu’il faut cri­mi­na­li­ser les jeunes com­bat­tants belges boud­histes en par­tance pour Lhas­sa ? Ne dou­tons pas que le dépu­té CDH répon­drait ration­nel­le­ment à cette question.

Pierre Pic­ci­nin est l’homme de la connais­sance par l’expérience vécue. Subo­do­rant qu’il n’est pas un fana­tique musul­man, on ne l’a jamais cri­mi­na­li­sé lorsqu’il est ren­tré en Bel­gique après un bivouac volon­taire avec les rebelles d’Alep. En 2012, il n’a admis la vraie nature du régime syrien qu’après son arres­ta­tion par les agents de Bachar, alors qu’il était pos­sible de la connaître depuis des années en se docu­men­tant aux bonnes sources. Mal­gré sa ver­sa­ti­li­té, concé­dons qu’il fut le seul, durant cette émis­sion de la RTBF, à évo­quer l’éventualité d’un volon­ta­risme sin­cère, d’une envie d’aller ris­quer sa peau par soli­da­ri­té avec les Syriens, sans que le but recher­ché ne soit direc­te­ment de reve­nir com­mettre un atten­tat dans le métro bruxel­lois ou de trau­ma­ti­ser Anvers – cette ville qui résonne encore au son du tube élec­tro de Sam Spar­ro – en y abreu­vant les micro­sillons de sang jihadiste.

Limi­té par les contraintes de l’animation radio­pho­nique, Pierre Pic­ci­nin a pu ins­til­ler une com­pa­rai­son mal­adroite, parce que trop brève, avec la guerre civile espa­gnole des années 30. Afin de mieux s’expliquer, il aurait dû avoir le temps de déve­lop­per les argu­ments de Jean-Pierre Filiu, dans Le Monde du 4 avril 2013 :

« Comme la Répu­blique espa­gnole, la Syrie révo­lu­tion­naire souffre de la cobel­li­gé­rance active des uns, de la pas­si­vi­té com­plice des autres et de l’intolérance par­ti­sane des der­niers », écrit Jean-Pierre Filiu. « La Rus­sie et l’Iran sont aus­si impli­qués dans les crimes de masse de la dic­ta­ture syrienne que l’étaient l’Allemagne nazie et l’Italie fas­ciste aux côtés des fran­quistes espa­gnols. (…) La « non-inter­ven­tion » des démo­cra­ties occi­den­tales en 2011 est aus­si fatale pour les démo­crates de Syrie qu’elle le fut pour ceux d’Espagne en 1936 (…) Quant aux sta­li­niens dénon­cés par Orwell à Bar­ce­lone dès 1938, ils n’ont rien à envier aux dji­ha­distes d’aujourd’hui en Syrie. Leur hié­rar­chie impla­cable et leur dis­ci­pline aveugle leur per­mettent de com­pen­ser pro­gres­si­ve­ment leur carac­tère ultra­mi­no­ri­taire (…) Leur sou­tien sans faille par un par­rain étran­ger, l’URSS en Espagne, des « mécènes » du Golfe en Syrie, leur confère un avan­tage ter­rible sur les for­ma­tions locales, dra­ma­ti­que­ment sous-équi­pées. Et leur pro­jet tota­li­taire vaut néga­tion des aspi­ra­tions à la libé­ra­tion, hier du peuple espa­gnol, désor­mais du peuple syrien. »

No more heroes

Pour de nom­breuses per­sonnes, musul­manes ou non, les mas­sacres en Syrie sont insup­por­tables. Leur révolte face aux atro­ci­tés com­mises s’exprime par mille variantes : la colère, le dépit, la fuite, le déni, la félo­nie, la lâche­té, la neu­ras­thé­nie, etc. Pour­quoi, à l’échelle de la Bel­gique et d’autres pays occi­den­taux, une des variantes du sen­ti­ment de révolte, l’héroïsme aveugle, poten­tiel­le­ment ter­ro­riste, n’ est-elle la réac­tion que de quelques jeunes musul­mans ? Ou sont donc pas­sés les Bri­gades inter­na­tio­nales, les Bri­gades Abra­ham Lin­coln, la colonne Dur­ru­ti, les répu­bli­cains, les volon­taires venus du monde entier, les com­mu­nistes, les mar­xistes, les socia­listes ou les anar­chistes, les anti-fas­cistes modé­rés, etc. ?

Répondre à cette ques­tion revient à dres­ser un constat : « Nous vivons une époque épique mais nous n’avons plus rien d’épique » (Léo Fer­ré). Que l’on ne s’étonne pas, dés lors, que la place que nous avons lais­sée vacante , celle où s’exprimait l’héroïsme et le sens du sacri­fice pour une cause, soit occu­pée par ceux dont les idées nous font peur, nous rebutent, ou qui même, nous « menacent », quand elles dérivent vers le terrorisme.

Après deux années d’abstention cou­pable, nous sommes en majo­ri­té lâches face à la tra­gé­die syrienne (70 000 morts, plus d’un mil­lion de réfu­giés) à l’exception de ces jeunes, sans doute incons­cients, quelles que soient les apo­ries et les menaces de leur idéo­lo­gie fana­tique. Après deux années de nar­co­lep­sie de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale , nous crai­gnons devoir infor­mer madame Mil­quet, mes­sieurs Dal­le­magne et De Wever, qu’il n’existe plus de voie sans risque quand il s’agit de la Syrie. Mais que nos édiles se ras­surent, l’été sera musi­cal à Anvers et dans de nom­breuses villes du pays. Nous comp­tons sur la for­ma­tion anti-jiha­diste ren­for­cée de la police fédé­rale pour qu’aucun DJ ne soit contraint d’arrêter ses micro­sillons. Que l’Oronte char­rie d’éventuels cadavres de jeunes belges, et des cen­taines de mil­liers d’autres cadavres syriens, ne devrait pas per­tur­ber les fes­ti­vi­tés du Zomer Van Ant­wer­pen 2013… Beste land­ge­no­ten, chers com­pa­triotes, pas­sez un agréable prin­temps et un bel été, de pré­fé­rence aux bords de l’Escaut et loin de Damas.

Pierre Coopman


Auteur

Pierre Coopman a étudié le journalisme à l'ULB et la langue arabe à la KUL, au Liban et au Maroc. Pour La Revue nouvelle, depuis 2003, il a écrit des articles concernant le monde arabe, la Syrie et le Liban . Depuis 1997, il est le rédacteur en chef de la revue Défis Sud publiée par l'ONG belge SOS Faim. À ce titre, il a également publié des articles dans La Revue nouvelle sur la coopération au développement et l'agriculture en Afrique et en Amérique latine.