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Est-ce Charlie ou le monde qui est choquant ?

Blog - e-Mois - Charlie Hebdo presse par

janvier 2015

Mal­heu­reu­se­ment comme d’habitude, nous avons la mémoire courte, et le fonc­tion­ne­ment pré­ci­pi­té du débat public et des média aujourd’hui ne sont pas peu res­pon­sables de ce phé­no­mène. Per­sonne n’est obli­gé de lire Char­lie, heu­reu­se­ment d’ailleurs. Moi-même je ne le lisais plus depuis quelques années, il y a tel­le­ment de choses à lire… Mais cela n’autorise pas à oublier […]

e-Mois

Mal­heu­reu­se­ment comme d’habitude, nous avons la mémoire courte, et le fonc­tion­ne­ment pré­ci­pi­té du débat public et des média aujourd’hui ne sont pas peu res­pon­sables de ce phé­no­mène. Per­sonne n’est obli­gé de lire Char­lie, heu­reu­se­ment d’ailleurs. Moi-même je ne le lisais plus depuis quelques années, il y a tel­le­ment de choses à lire… Mais cela n’autorise pas à oublier ce qu’est ce jour­nal sati­rique.

Cer­tains conti­nuent à dire, avec un peu plus de gêne ou de honte qu’avant sans doute, que les cari­ca­tures de Char­lie sont cho­quantes, obs­cènes, provocantes.

D’une cer­taine façon, c’est tout à fait vrai. Et depuis tou­jours cela a été l’attitude déli­bé­rée, d’abord d’Hara-Kiri, puis d’Hara-Kiri Heb­do et ensuite de Char­lie-Heb­do après l‘interdiction du second à la suite de sa cou­ver­ture lors de la mort de De Gaulle. Mais la phi­lo­so­phie de l’hebdomadaire a tou­jours été très claire : la socié­té aujourd’hui, l’économie, le dis­cours poli­tique, les guerres, la publi­ci­té (prin­ci­pale cible au départ d’Hara-Kiri), la cor­rup­tion, la fraude, les média par­ti­cu­liè­re­ment, nous livrent tous les jours les spec­tacles les plus cho­quants et les plus obs­cènes qui soient.

Reli­sez donc Cavan­na, heu­reu­se­ment décé­dé avant d’avoir pu voir cette bou­che­rie qui a fau­ché ses copains. Le fon­da­teur de Char­lie et tous ceux qu’il a ras­sem­blés et qui, bien ou moins bien, pour­sui­vaient aujourd’hui ce com­bat dans Char­lie. « C’est le monde qui est plein d’obscénités, nous disent-ils, et pas nous. Nous ne fai­sons que mimer le monde ». Sur le mode de la satire, de la moque­rie. Du blas­phème ? Bien sûr, du blas­phème, mais la réa­li­té de tous les jours nous offre du blas­phème. Vous êtes cho­qués par les filles à poil dans Char­lie ? Mais vous ne dites rien quand vous voyez des filles à poil vendre des BMW. Du cul et du sexe ? Du sang, des étri­pages, de la vul­ga­ri­té ? Mais ils et elles s’étalent par­tout sur vos écrans, dans vos vidéos, dans vos films, dans vos média et vous l’acceptez!? Vous ne pro­tes­tez pas ? Avez-vous déjà vu la suc­ces­sion de séries débiles où se suc­cèdent meurtres et viols tous les soirs sur vos écrans ? Voyez-vous les titres obs­cènes de bon nombre de vos jour­naux et maga­zines ? Vous accep­tez que des mar­chands de canons dirigent vos médias ? Vous tolé­rez un his­trion comme Ber­lus­co­ni à la tête d’un pays ? Vous accep­tez les dic­ta­tures dans le monde tant qu’elles vous aident à main­te­nir votre train de vie ? Tout cela, vous accep­tez, mais vous hur­lez sur un des­sin ! « Quand même, ils y vont un peu fort », dites-vous. Ah bon ? Qui ? Le gars qui sous­trait des mil­lions au fisc ? Celui qui met des mil­liers de gens sur le pavé en fer­mant sa boîte ? Le chef reli­gieux qui exhorte au meurtre ? La com­pa­gnie qui pol­lue des mil­liers de kilo­mètres car­rés ? Eh bien non, celui qui y va fort c’est un dessinateur !

La satire telle que la pra­tique Char­lie, certes par­fois avec plus ou moins de talent, est celle qui nous met en per­ma­nence devant nos inco­hé­rences. Bien sûr s’y mêle une cer­taine tra­di­tion fran­çaise faite d’anarchie, de gau­driole, de laï­ci­té mili­tante par­fois un peu bor­née — encore que Cavan­na n’aurait en rien renié la fra­ter­ni­té que pra­tiquent beau­coup de chré­tiens, de musul­mans ou de juifs. Bien sûr tout n’est pas par­fait, cer­tains chro­ni­queurs ou chro­ni­queuses pou­vaient être contes­tables et contes­tés donc. Char­lie a eu des phases moins inté­res­santes, mais lorsque c’était le cas, c’est lorsqu’il s’écartait de cette ligne de départ : la satire n’est que le miroir d’un monde choquant.

Déci­dé­ment reste valable le vieux pro­verbe : lorsque le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt. Lorsque le clown moque notre com­plai­sance face à l’obscénité du monde, il faut tuer le clown.

Le comble aujourd’hui serait que ce meurtre du clown serve à géné­ra­li­ser une concep­tion sécu­ri­taire de la socié­té et à accroître la ten­sion des rap­ports entre divers groupes sociaux, tout cela aux anti­podes de la dénon­cia­tion de cette obs­cé­ni­té du monde actuel. La pré­sence, à la mani­fes­ta­tion de Paris, de cer­tains des plus illustres repré­sen­tants de ce triste état du monde avait évi­dem­ment quelque chose de cho­quant. Le plus signi­fi­ca­tif sans doute est qu’ils n’aient par­cou­ru que 500 mètres sans jamais pou­voir se mêler à la foule.

Une foule dont, en contre­point, l’immensité et la mul­ti­tude a, mal­gré quelques ambi­guï­tés que cer­tains vont évi­dem­ment s’empresser de poin­ter, por­té quelque chose de nou­veau et d’essentiel, comme un anti­dote qu’il fau­dra sûre­ment entretenir.

[(Mes­sage de la rédac­tion. Comme tou­jours à La Revue nou­velle, nous ne pen­sons pas que des évé­ne­ments de l’ampleur des récentes attaques ter­ro­ristes s’expliquent de manière sim­pliste, ni qu’il existe un regard auto­ri­sé et per­ti­nent unique, sus­cep­tible d’en rendre compte. Ce texte est donc une ten­ta­tive par­mi d’autres de don­ner des clés de com­pré­hen­sion. Nous vous ren­voyons à nos blogs et à la revue papier pour en lire davantage.)]

pho­to : cc tomlem