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Entre risque de sous-estimation et hystérie collective, le bad buzz de la liste Islam

Blog - e-Mois - élections Islam partis politiques par Corinne Torrekens

avril 2018

Il y a quelques jours, la liste Islam s’est à nou­veau démar­quée par des décla­ra­tions choc sur l’instauration d’un État isla­mique et de la sha­ria en Bel­gique ou encore sur la sépa­ra­tion des hommes et des femmes dans les trans­ports publics. Le par­ti ambi­tionne de dépo­ser des listes dans 28 com­munes (dont 14 à Bruxelles) lors des prochaines […]

e-Mois

Il y a quelques jours, la liste Islam s’est à nou­veau démar­quée par des décla­ra­tions choc sur l’instauration d’un État isla­mique et de la sha­ria en Bel­gique ou encore sur la sépa­ra­tion des hommes et des femmes dans les trans­ports publics. Le par­ti ambi­tionne de dépo­ser des listes dans 28 com­munes (dont 14 à Bruxelles) lors des pro­chaines élec­tions et semble donc en mesure de mul­ti­plier ses effec­tifs par rap­port aux élec­tions com­mu­nales de 2012 (3 listes) et régio­nales et fédé­rales de 2014 (4 listes). Si la cou­ver­ture média­tique de ces décla­ra­tions semble inver­se­ment pro­por­tion­nelle au sérieux du pro­gramme du par­ti Islam (j’y revien­drai), elle semble avoir fait perdre leur sang-froid à bon nombre d’hommes et de femmes poli­tiques ain­si qu’à cer­tains intel­lec­tuels média­tiques. Ce buzz inter­roge une nou­velle fois – en par­ti­cu­lier lorsqu’il est ques­tion d’islam – notre capa­ci­té à éta­blir une ana­lyse dépas­sion­née, exempte d’anathèmes sté­riles ou de géné­ra­li­sa­tions pro­blé­ma­tiques, qui ne sous-estime pas la struc­ture d’opportunités sur laquelle ce mou­ve­ment pour­rait sur­fer mais évite tout autant de som­brer dans l’hystérie col­lec­tive. Retour donc sur quelques faits.

Lorsque le par­ti Islam appa­rait en 2012, son pro­gramme ne contient pas une ligne sur l’instauration d’un État isla­mique ou de la sha­ria en Bel­gique. C’est à peine si quelques réfé­rences rela­tives à l’instauration d’une éthique plus pous­sée dans la vie publique appa­raissent. Bien sûr, les per­son­na­li­tés impli­quées ain­si que leur adresse mail de contact lais­saient sup­po­ser qu’il s’agissait d’une refon­da­tion de l’ancien par­ti isla­mique Noor dont le pro­gramme était – c’est un euphé­misme – ultra-conser­va­teur1. En 2012, la cam­pagne du mou­ve­ment va asso­cier un coup de génie, s’intituler « Islam » au grand dam de nom­breux musul­mans qui y voient là une usur­pa­tion de leur iden­ti­té, à des reven­di­ca­tions extrê­me­ment prag­ma­tiques, c’est-à-dire l’instauration de jours de congé confes­sion­nels propres aux com­mu­nau­tés reli­gieuses (pos­si­bi­li­té qui, on ne le sait que trop peu, existe dans le nord du pays), l’organisation de repas halal dans les écoles et la fin des inter­dic­tions du port du fou­lard dans celles-ci2. Les résul­tats élec­to­raux d’Islam laissent entre­voir l’existence d’une struc­ture d’opportunités favo­rable à un par­ti poli­tique confes­sion­nel musul­man se posi­tion­nant sur la défense de reven­di­ca­tions concrètes et prag­ma­tiques et dépas­sant les cli­vages gauche/droite et de classe (prolétariat/bourgeoisie)3. Mais ce n’est qu’après que deux de leurs membres furent élus que se tint une confé­rence de presse sur­pre­nante. Celle-ci s’ouvrit avec la sha­ha­da (la pro­fes­sion de foi) et se pour­sui­vit avec l’annonce de leur nou­veau cré­do : il faut ins­tau­rer la sha­ria et un État isla­mique en Bel­gique. Ce n’est donc pas sur ce pro­gramme qu’ils ont été élus. Par ailleurs, alors que la liste avait récol­té 5.150 voix cumu­lées4, une péti­tion exi­geant son inter­dic­tion, dont on appren­dra par la suite qu’elle fut lan­cée par des per­son­na­li­tés proches de l’extrême droite fran­co­phone, récol­te­ra plus de 50.000 signa­tures en l’espace de quelques jours. Le rap­port de force ne laisse donc aucune place au doute.

Cepen­dant, en 2014, Islam par­vient à atti­rer des can­di­dats sun­nites (alors que les fon­da­teurs de la liste sont tous issus de la com­mu­nau­té chiite), dont cer­tains ont d’ailleurs mili­té dans des struc­tures anar­chistes d’extrême gauche, et à récol­ter envi­ron 15.0005 voix à Bruxelles et près de 7.500 voix à Liège6 et ce, mal­gré leurs décla­ra­tions fra­cas­santes et leur brève alliance avec Laurent Louis. Si ces résul­tats ne leur ont pas per­mis d’obtenir de siège, il ne faut pas pour autant sous-esti­mer la part du mar­ché élec­to­ral qu’ils convoitent ni fer­mer les yeux sur les motifs variés qui peuvent pous­ser à ce choix élec­to­ral. Vote contes­ta­taire, par­ti anti­sys­tème, reven­di­ca­tions extrê­me­ment prag­ma­tiques et lar­ge­ment pré­sentes au sein des com­mu­nau­tés musul­manes, cri­tique de la repré­sen­ta­tion des­crip­tive au sein des par­tis clas­siques par des élus d’origine étran­gère7, posi­tion­ne­ment iden­ti­taire, pos­ture conser­va­trice sur les ques­tions de genre, etc. Les moti­va­tions des élec­teurs sont mul­tiples. Notons encore qu’à Bruxelles, cette liste sera, lors du pro­chain scru­tin, en concur­rence avec le mou­ve­ment Be.One qui n’est évi­dem­ment pas un par­ti isla­mique, mais qui pré­sente des reven­di­ca­tions simi­laires sur cer­tains points (Pales­tine, fou­lard, abat­tage rituel, etc.).

La polé­mique actuelle se concentre essen­tiel­le­ment sur l’opportunité d’interdire le par­ti, au détri­ment de l’examen de son pro­gramme. Or, les décla­ra­tions fra­cas­santes des repré­sen­tants d’Islam sur l’instauration d’un État isla­mique, de la sha­ria et de la non-mixi­té dans les espaces publics ne figurent pas dans les 99 points pro­gram­ma­tiques que la liste pré­sente sur son site inter­net. On y retrouve un flo­ri­lège très conser­va­teur de pro­po­si­tions dis­pa­rates visant à abo­lir l’euthanasie, la men­di­ci­té, les publi­ci­tés immo­rales, à ins­tau­rer des peines incom­pres­sibles pour des crimes odieux, à sou­te­nir le « droit à la vie », à mettre en œuvre une tolé­rance zéro à l’égard de l’alcool au volant, à inter­dire les jeux de hasard et les casi­nos, à octroyer d’une allo­ca­tion fixe de 750 € par mois à la per­sonne qui choi­sit de s’occuper de son foyer (l’image illus­trant cette pro­po­si­tion ne laisse aucun doute, il est bien ques­tion des femmes), etc. Comme en 2012, donc, le buzz média­tique de la liste Islam ne porte pas sur son pro­gramme offi­ciel. Si on retrouve à nou­veau des reven­di­ca­tions prag­ma­tiques qui pour­raient cap­ter une par­tie de l’électorat de confes­sion musul­mane (avec entre autres l’adoption de l’arabe comme langue véhi­cu­laire en Europe, la non-inter­dic­tion de l’abattage rituel, la défense des signes confes­sion­nels, etc.), le reste du pro­gramme fait la part belle à du conte­nu com­plo­tiste (« Ren­sei­gne­ments. Dis­soudre cette ins­ti­tu­tion d’espionnage qui orga­nise la sub­ver­sion poli­tique en liai­son avec les ser­vices secrets d’autres pays ») et à de grands écarts idéo­lo­giques. Ain­si, le par­ti sou­haite « stop­per l’hémorragie de la dette de l’État belge qui s’élève à 400 mil­liards d’euros » tout en pro­met­tant des inves­tis­se­ments impor­tants dans les trans­ports publics, la sup­pres­sion de la TVA et l’instauration d’un reve­nu mini­mum de 1.800 € net/mois (dou­blé pour les per­sonnes han­di­ca­pées). Mieux encore, leurs décla­ra­tions rela­tives à l’instauration d’un État isla­mique et de la sha­ria sont en contra­dic­tion totale avec leur pré­am­bule dans lequel ils affirment « reje­ter les inéga­li­tés gra­tuites » et « garan­tir à tout à cha­cun (sic) la liber­té de pra­ti­quer un mode de vie conforme à ses opi­nions reli­gieuses, cultu­relles et phi­lo­so­phiques ». L’affirmation selon laquelle ils n’ont pas la volon­té de tou­cher à la Consti­tu­tion belge qui – jusqu’à nou­vel ordre – consacre la liber­té reli­gieuse et l’égalité des citoyens indé­pen­dam­ment de leur orien­ta­tion sexuelle ou reli­gieuse, inter­roge pro­fon­dé­ment leur capa­ci­té à concep­tua­li­ser ce qu’ils entendent par « sha­ria » et « État isla­mique », d’une part, et res­pect des mino­ri­tés et des droits fon­da­men­taux, de l’autre. Les débats rela­tifs au sta­tut des mino­ri­tés reli­gieuses, des non-croyants et des femmes dans cer­tains États musul­mans8 comme c’est le cas actuel­le­ment en Tuni­sie et au Maroc, l’illustrent abon­dam­ment. Dans la même veine, décla­rer qu’«être musul­man n’est pas une condi­tion sine qua non » pour adhé­rer à leur mou­ve­ment semble rela­ti­ve­ment cocasse si sa fina­li­té est bien celle de l’instauration d’un État isla­mique… Or, ce qui pou­vait appa­raitre comme de l’amateurisme en 2012 ne peut plus être consi­dé­ré comme tel aujourd’hui.

S’il faut débattre du pro­gramme de ce par­ti, ce n’est pas pour les « excu­ser » ni pour rela­ti­vi­ser le dan­ger qu’il peut consti­tuer, mais pour mettre en évi­dence le vide abys­sal que cachent les coups de com’. Si l’objectif de ce par­ti est de faire par­ler de lui, l’emballement média­ti­co-poli­tique actuel dépasse cer­tai­ne­ment de loin ses espé­rances et est sans aucune pro­por­tion avec son poids élec­to­ral actuel. Si son ambi­tion est de contri­buer à la pola­ri­sa­tion de la socié­té belge et à l’hystérisation des débats rela­tifs à l’islam belge, force est de consta­ter que le suc­cès est éga­le­ment au ren­dez-vous. À ce titre, ceux qui y voient la par­tie visible de l’iceberg devraient être vigi­lants à ne pas ren­for­cer son image de par­ti anti­sys­tème et de ne pas encou­ra­ger un repli sur soi qui est en par­tie son fonds de com­merce. Si aucun ana­lyste n’est en mesure de pré­dire le résul­tat des pro­chaines élec­tions, la polé­mique actuelle semble en tout cas indi­quer que – le dos­sier com­mu­nau­taire étant pro­vi­soi­re­ment gelé – les ques­tions iden­ti­taires et sym­bo­liques seront à l’avant-plan de la cam­pagne électorale.

  1. Voir la mine d’or d’informations patiem­ment col­lec­tées par Pierre-Yves Lam­bert et notam­ment : « Noor » : www.suffrage-universel.be.
  2. L’observateur un peu mali­cieux aura rele­vé qu’une seule de ces reven­di­ca­tions rele­vait du niveau de pou­voir auquel la liste Islam se présentait.
  3. Tor­re­kens Corinne, « De la dis­cré­tion à la lutte contre les dis­cri­mi­na­tions. Repré­sen­ter les musul­mans en Bel­gique », dans Julien Tal­pin, Julien O’Miel, Franck Fré­go­si (eds.), L’islam : un vec­teur d’engagement dans les quar­tiers popu­laires, Presses uni­ver­si­taires du Sep­ten­trion, 2017.
  4. Cases de tête et voix de pré­fé­rence, et plus pré­ci­sé­ment 1.833 voix (soit 2,9%) à Bruxelles-Ville, 1.839 voix (soit 4,13%) à Ander­lecht et 1.478 voix (soit 4,12%) à Molen­beek. La liste a obte­nu deux sièges de conseillers com­mu­naux dans ces deux der­nières communes.
  5. Plus pré­ci­sé­ment, Islam a obte­nu dans l’arrondissement de Bruxelles 9.387 voix à l’élection de la Chambre des Repré­sen­tants (1,88%) et 6.945 voix pour l’élection du Par­le­ment régio­nal (1,70%). Élec­tions 25 mai 2014, Résul­tats offi­ciels.
  6. À Liège, Islam a récol­té 4.332 voix à l’élection de la Chambre des Repré­sen­tants (0,69%) et 6.945 voix pour l’élection du Par­le­ment régio­nal (0,51%). Élec­tions 25 mai 2014, Résul­tats offi­ciels.
  7. Tor­re­kens Corinne, op cit.
  8. États qui ne sont pas néces­sai­re­ment des États isla­miques au sens où ils auraient pour fina­li­té la mise en œuvre des pré­ceptes de la Révé­la­tion et qui peuvent d’ailleurs être consi­dé­rés comme des héré­sies pour cer­tains groupes isla­mistes radicaux.

Corinne Torrekens


Auteur

Corinne Torrekens est professeure de science politique et directrice du Groupe de Recherche sur les Relations Ethniques, les Migrations et l’Égalité (GERME) de l’Université libre de Bruxelles. Elle travaille sur la question de l’insertion de l’islam en Europe avec un point d’attention tout particulier pour la Belgique. Auteure d’une thèse de doctorat portant sur la visibilité de l’islam à Bruxelles, elle a publié plusieurs ouvrages portant sur l’islam, les politiques d’intégration et la diversité ainsi que de nombreux articles scientifiques et de vulgarisation à partir des nombreux terrains de recherche qu’elle a menés. Elle a également participé à de nombreux congrès et colloques internationaux en tant que conférencière. Elle est également formatrice et est souvent amenée à fournir des conseils auprès d’institutions publiques et privées et a donné de nombreuses interviews qui éclairent l’actualité relative à ses domaines de compétence. Elle a récemment publié l’ouvrage Islams de Belgique aux Éditions de l’Université de Bruxelles (2020).