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Egos-trips et LOLcats en temps de crise

Blog - Belgosphère - communication sécurité Terrorisme par Nicolas Baygert

novembre 2015

Depuis le 13 novembre et par­ti­cu­liè­re­ment depuis le rehaus­se­ment du niveau d’alerte par l’Organe de coor­di­na­tion pour l’analyse de la menace (OCAM) à 4 (sur une échelle de 4) à Bruxelles et à 3 dans le reste du pays, la donne com­mu­ni­ca­tion­nelle a chan­gé au sein de la bel­go­sphère. Poli­tiques et jour­na­listes ont bifur­qué vers une com­mu­ni­ca­tion de crise […]

Belgosphère

Depuis le 13 novembre et par­ti­cu­liè­re­ment depuis le rehaus­se­ment du niveau d’alerte par l’Organe de coor­di­na­tion pour l’analyse de la menace (OCAM) à 4 (sur une échelle de 4) à Bruxelles et à 3 dans le reste du pays, la donne com­mu­ni­ca­tion­nelle a chan­gé au sein de la bel­go­sphère. Poli­tiques et jour­na­listes ont bifur­qué vers une com­mu­ni­ca­tion de crise – la crise dési­gnant une séquence d’imprévisibilité et de contin­gence socié­tale requé­rant une approche com­mu­ni­ca­tion­nelle spé­ci­fique par l’ensemble des acteurs concer­nés. Un contexte par­ti­cu­lier dans lequel cer­taines indi­vi­dua­li­tés poli­tiques se révèlent, où d’autres sombrent. 

La ges­tion de crise n’est pas for­cé­ment pro­pice à l’émotion. En cela, elle contraste avec les séquences com­mé­mo­ra­tives récla­mant du poli­tique une litur­gie du vivre-ensemble et une incar­na­tion de l’émoi col­lec­tif – une démons­tra­tion d’empathie visant, in fine, la conso­li­da­tion du corps social. Dans la situa­tion actuelle, il revient au contraire au poli­tique de restruc­tu­rer les élé­ments d’un contexte per­çu comme chao­tique, pour don­ner sens au vécu immé­diat. Il s’agit donc de révi­ser les termes du « vivre ensemble » à brève échéance, de rendre res­pi­rable une atmo­sphère anxio­gène, voire de défi­nir une nou­velle nor­ma­li­té dans un contexte nou­vel­le­ment per­çu comme hos­tile, à la suite de la redé­cou­verte de notre propre vul­né­ra­bi­li­té. Tou­jours dans l’idéal, ce tra­vail exige une concen­tra­tion du lea­der­ship et une com­mu­ni­ca­tion au dia­pa­son (avec, par exemple, une mise en veilleuse des vel­léi­tés par­ti­sanes) pour un sto­ry­tel­ling gou­ver­ne­men­tal sans failles. 

En obser­vant la dis­tri­bu­tion actuelle des rôles au fédé­ral, cela donne un Charles Michel « mana­ger de crise », un Jan Jam­bon « pre­mier flic » du royaume affec­té à la « démo­len­bee­ki­sa­tion » et un Didier Reyn­ders « VRP de la Bel­gique cen­sé maî­tri­ser le « Bel­gium-bashing » sur la scène internationale. 

Mais ce dis­po­si­tif est d’emblée mis à mal par la com­plexi­té ins­ti­tu­tion­nelle du pays (3h30 de palabres pour déci­der du niveau de la menace) – les res­pon­sables du fédé­ral devant s’ac­cor­der avec les repré­sen­tants des Régions, de la Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles (sans évo­quer la confé­rence des bourg­mestres bruxel­lois). Cha­cun com­mu­nique dans une tona­li­té dif­fé­rente, impo­sant ain­si sa propre lec­ture des évè­ne­ments : le bourg­mestre de Bruxelles, Yvan Mayeur, esti­mant que « le moment n’est pas venu de faire une ana­lyse », la ministre de l’É­du­ca­tion, Joëlle Mil­quet, glo­sant sur le « fana­tisme de jeu vidéo » d’individus « au-delà du ter­ro­risme clas­sique ». Bref, un contexte de lutte pour le lea­der­ship média­tique (en témoigne la suc­ces­sion des mati­nales radio­pho­niques), où Joëlle Mil­quet est priée de « se rendre compte qu’elle n’est plus ministre de l’Intérieur », dixit d’Yvan Mayeur, épin­glant le pro­jet de « safe rooms » dans les écoles – ce der­nier dis­pu­tant lui-même le « lead » à Rudi Ver­voort pour la ges­tion de crise à Bruxelles. Or, mal­gré la caco­pho­nie per­cep­tible, la com­mu­ni­ca­tion par­ti­sane demeure en par­tie muse­lée par le niveau d’alerte, les par­tis ne s’exprimant guère, lais­sant ain­si le ter­rain libre à une per­son­na­li­sa­tion des enjeux ; au cri­sis-mana­ge­ment concurrentiel. 

Cette per­son­na­li­sa­tion accrue et ce « pas­sage en phase cri­tique » concernent autant le champ poli­tique que celui des médias, éga­le­ment contraints de refor­ma­ter leurs dis­po­si­tifs, de cham­bou­ler leur « agen­da-set­ting ».

Un phé­no­mène, notam­ment déce­lable dans l’actuelle Katz­ma­nia tra­ver­sant la média­sphère wal­lo-bruxel­loise et fai­sant réfé­rence au « nou­veau visage de l’in­fo » ; la jour­na­liste Jus­tine Katz (RTBF). « Cette jolie brune à la coupe par­faite, sereine mal­gré le cli­mat anxio­gène et les heures de som­meil en moins, assume son rôle avec brio », apprend-on. Une « madame atten­tats » dont « le visage […]ne risque pas d’être zap­pé de sitôt par les télé­spec­ta­teurs ». Jus­tine Katz, « atout charme » du dis­po­si­tif de crise erté­béen. Citons encore l’opération de crowd­fun­ding « Des pra­lines pour Jus­tine » lan­cée par un étu­diant de l’IHECS, illus­trant là aus­si un pro­ces­sus de sta­ri­fi­ca­tion à son apo­gée. Un plé­bis­cite direc­te­ment lié au bas­cu­le­ment de la média­sphère vers un contexte de crise, pro­pul­sant de nou­veaux acteurs sur l’avant-scène. « La jour­na­liste de 30 ans a pris du galon », lit-on encore, à l’instar d’un David Puja­das qui impo­sa naguère un nou­veau ton, un cer­tain 11 sep­tembre, et voit depuis son étoile briller : « Nous vous fai­sons vivre cet évé­ne­ment » 1. Sur la chaîne concur­rente (RTL-TVI), la jour­na­liste Domi­nique Demou­lin com­mu­nique quant à elle ses ana­lyses les yeux rivés sur son lap­top – garant osten­sible d’une connec­ti­vi­té directe – et pro­ba­ble­ment sur­an­née – avec l’actualité en temps réel. 

Le dis­po­si­tif média­tique de crise est par­ti­cu­lier puisqu’il s’agit, côté belge – à l’heure où j’écris ces lignes – d’une hyper­mé­dia­ti­sa­tion aty­pique d’un non-évé­ne­ment. Le com­men­taire d’une mise en qua­ran­taine pré­ven­tive ; la média­ti­sa­tion dans l’urgence d’une mise en alerte du corps social. Cette média­ti­sa­tion de l’urgence deve­nant l’objet même du dis­cours médiatique. 

« Crise et urgence, note Aure­lia Lamy, sont des termes qui se com­plètent dans le trai­te­ment de l’imprévu, de l’exceptionnel. Face aux atten­tats, l’urgence agit comme un fac­teur de conso­li­da­tion de l’opinion publique. Elle induit tou­te­fois un risque d’instrumentalisation des dis­po­si­tifs média­tiques et de récu­pé­ra­tion de l’événement2. »

Place, donc, aux édi­tions spé­ciales dédiées à la mise en boucle d’annonces et de témoi­gnages exclu­sifs, à l’extension du domaine de l’expertise pour par­faire le bran­ding infor­ma­tion­nel. L’expert revêt ici les habits du thau­ma­turge. Objec­tif : exor­ci­ser, voire augu­rer les faits. La sur­in­ter­pré­ta­tion « à chaud » et l’exégèse en conti­nu réduisent la contin­gence en lui asse­nant une logique propre3. Dans une logique hyper­tex­tuelle4, des contri­bu­tions connexes et anec­do­tiques vien­dront encore ali­men­ter ce flux catho­dique en par­ti­ci­pant à leur tour au désa­mor­çage ou en pal­liant l’embargo infor­ma­tion­nel tem­po­raire. En témoigne l’apparition accla­mée des LOL­cats, symp­to­ma­tique d’une ges­tion iro­nique de la contin­gence par l’entremise des réseaux sociaux. 

Place, éga­le­ment, aux inter­mèdes struc­tu­rants où il s’agit, tel qu’évoqué, de « faire le point sur ce que l’on sait » (séquences de Jus­tine Katz ou de Domi­nique Demou­lin). Dans le dis­po­si­tif d’urgence, les com­men­ta­teurs-syn­thé­ti­seurs per­mettent de meu­bler l’attente en agré­geant les divers élé­ments recen­sés, d’ores et déjà transmis. 

« Par la mise en place d’un dis­cours simul­ta­né, les médias jouent le rôle de filtres créa­teurs de sté­réo­types et de repré­sen­ta­tions men­tales. Ils sont sur­tout géné­ra­teurs d’une émo­tion com­mune et col­lec­tive véhi­cu­lée par les jour­na­listes, et contri­buent ain­si à la construc­tion de repré­sen­ta­tions du réel 5. »

Le recours com­pul­sif aux micros-trot­toirs per­met d’enraciner l’interprétation abs­traite dans un vécu ano­nyme : « l’hyperindividualisation des dis­cours, la mise en exergue de par­cours de vie font alors par­tie inté­grante de la des­crip­tion de l’événement », ajoute Auré­lia Lamy. 

À noter que, dans un délire omni­scient, les rédac­tions mul­ti­plient les angles avec l’envoi d’équipes « sur le ter­rain » afin d’ancrer l’image ter­ri­to­ria­le­ment ; l’information se trou­vant rem­pla­cée par la mise en scène du dis­po­si­tif déployé pour cou­vrir l’actualité. 

L’actualité « rési­duelle » se retrouve par consé­quent empor­tée par le tsu­na­mi mono­thé­ma­tique. Effets col­la­té­raux : une éclipse tem­po­raire de la « crise migra­toire » et un rideau salu­taire sur l’affaire Galant.

Or, si l’on com­pare le contexte belge à l’après-13 novembre en France où le télé­spec­ta­teur s’exposa à une recons­ti­tu­tion évé­ne­men­tielle (le « film des évé­ne­ments »)6, à la « re-pré­sen­ta­tion » pro­gres­sive des atten­tats, le pas­sage en niveau 4 est de l’ordre de l’abstraction, ne pou­vant don­ner lieu qu’à un flux conti­nu de com­men­taires – de qui­dams et d’experts – d’essence météo­ro­lo­gique, jau­geant le cli­mat anxio­gène : « On peut rien faire d’autre que d’al­ler tra­vailler »(JT RTBF). 

On peut dès lors dres­ser un double constat. Côté poli­tique, la séquence « #Alerte4 » débouche moins sur une confron­ta­tion par­ti­sane (comme on l’observe en France : les dépu­tés Répu­bli­cains conspuant le gou­ver­ne­ment, ce der­nier met­tant en cause l’héritage poli­tique de la droite) que sur une ges­tion de crise com­pé­ti­tive, à inter­pré­ta­tion variable, déter­mi­née par les égos et la super­po­si­tion des niveaux de pou­voir. Côté médias, la reprise épi­so­dique par les chaînes géné­ra­listes des logiques de média­ti­sa­tion propres aux chaînes d’information conti­nue mène, logi­que­ment, à une BFMi­sa­tion des JT, mais éga­le­ment à l’éclosion de nou­veaux acteurs – égé­ries de l’hypermédiatisation et LOL­cats en tête.

  1. David Puja­das, jour­nal télé­vi­sé de France 2, édi­tion du soir, 11 sep­tembre 2001.
  2. Auré­lia Lamy, « Les spé­ci­fi­ci­tés du trai­te­ment média­tique dans l’urgence. L’exemple des atten­tats du 11 sep­tembre 2001 », Com­mu­ni­ca­tion et orga­ni­sa­tion, 29, 2006. 
  3. On ren­ver­ra, ici, au texte de Renaud Maes, publié dans ces mêmes colonnes : « Agi­ter ses chaînes, comme des bijoux », http://www.revuenouvelle.be/Agiter-ses-chaines-comme-des-bijoux
  4. Déve­lop­pé par Alex Muc­chiel­li en sciences de la com­mu­ni­ca­tion et de l’information pour expli­quer les débats impli­cites de l’espace public, le modèle de l’hypertexte insiste sur l’état sys­té­mique de toute com­mu­ni­ca­tion. En d’autres mots : le sens final don­né à un évè­ne­ment est le résul­tat de l’ensemble des com­men­taires pro­duits par les dif­fé­rents acteurs sociaux. Alex Muc­chiel­li, « Une méthode des sciences de la com­mu­ni­ca­tion pour sai­sir les débats. Impli­cites aux orga­ni­sa­tions : l’analyse des com­men­taires selon la méta­phore de l’hypertexte réduit », Com­mu­ni­ca­tion et orga­ni­sa­tion, 11, 1997, http://communicationorganisation.revues.org/1941
  5. Lamy, « Les spé­ci­fi­ci­tés du trai­te­ment média­tique dans l’urgence. L’exemple des atten­tats du 11 sep­tembre 2001 », op.cit.
  6. « Ce terme contri­bue à ancrer les faits dans un uni­vers fic­tion­nel afin de les rendre assi­mi­lables par l’opinion publique » Ibid.

Nicolas Baygert


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