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Du Rififi à l’AKP

Blog - e-Mois par Pierre Vanrie

novembre 2013

C’est peu dire que les décla­ra­tions du Pre­mier ministre turc R.T. Erdo­gan le 3 novembre der­nier ont sus­ci­té la contro­verse. En effet, celui-ci s’en est pris, dans une dérive mora­li­sa­trice au par­fum élec­to­ral, aux inter­nats étu­diants et plus par­ti­cu­liè­re­ment aux loge­ments pri­vés d’étudiants dont la mixi­té incon­trô­lée offen­se­rait la morale isla­mique du voi­si­nage. Cette sor­tie s’inscrit […]

e-Mois

C’est peu dire que les décla­ra­tions du Pre­mier ministre turc R.T. Erdo­gan le 3 novembre der­nier ont sus­ci­té la contro­verse. En effet, celui-ci s’en est pris, dans une dérive mora­li­sa­trice au par­fum élec­to­ral, aux inter­nats étu­diants et plus par­ti­cu­liè­re­ment aux loge­ments pri­vés d’étudiants dont la mixi­té incon­trô­lée offen­se­rait la morale isla­mique du voi­si­nage. Cette sor­tie s’inscrit dans le cadre de toute une série de mesures tra­dui­sant une volon­té d’instaurer un ordre moral conser­va­teur à conno­ta­tion idéo­lo­gique. La limi­ta­tion légale appor­tée en 2013 à la vente d’alcool en a été une illus­tra­tion dès lors que la Tur­quie n’est pas un pays qui connaît de gros pro­blèmes de san­té publique et de trouble de l’ordre public liés à la consom­ma­tion d’alcool. Les évé­ne­ments du Parc Gezi et de la Place Tak­sim ont par consé­quent cris­tal­li­sé en mai et juin der­niers le mécon­ten­te­ment d’une cer­taine jeu­nesse contre les inten­tions conser­va­trices mais aus­si les méthodes auto­ri­taires du gou­ver­ne­ment AKP et en par­ti­cu­lier de son chef, le Pre­mier ministre R. T. Erdogan.

Ce der­nier, cha­ris­ma­tique et popu­laire, ne sus­cite tou­te­fois pas de mécon­ten­te­ment que dans les franges qui pour des rai­sons socio­lo­giques ne vote­ront de toute façon jamais pour l’AKP. En effet, des dis­sen­sions se mani­festent de plus en plus au grand jour au sein même de l’AKP contre le style et les « dérives » du Pre­mier ministre. Cela s’était déjà res­sen­ti au moment des évé­ne­ments de Gezi lorsque le pré­sident de la Répu­blique Abdul­lah Gül, loin des théo­ries du com­plot avan­cées alors par son Pre­mier ministre, avait fina­le­ment esti­mé que ces mani­fes­ta­tions tra­dui­saient une plu­ra­li­té d’opinion illus­trant la « richesse de la Tur­quie ». Il avait aus­si avec le vice-Pre­mier ministre, et porte-parole du gou­ver­ne­ment Bülent Arinç, ten­té une amorce de dia­logue avec les repré­sen­tants du mou­ve­ment Gezi qui fut alors tor­pillée par un Erdo­gan qui dans une réac­tion très popu­liste avait mobi­li­sé ses troupes sur le thème de la « Tur­quie seule contre tous ».

Mais voi­là que le même Bülent Arinç – dont on dit qu’il avait déjà failli démis­sion­ner pré­ci­sé­ment au moment des évé­ne­ments de Gezi – est sor­ti de sa réserve par rap­port au pro­jet d’Erdogan de légi­fé­rer sur les loge­ments pri­vés étu­diants. Bülent Arinç a ain­si publi­que­ment lors d’une inter­view à la chaîne publique TRT-Türk mani­fes­té son oppo­si­tion vis-à-vis des pro­pos du Pre­mier ministre. Bülent Arinç n’est pas n’importe qui au sein de l’AKP. Il est en effet un des « réno­va­teurs » du cou­rant isla­miste turc qui, avec R. T. Erdo­gan, Abdul­lah Gül et Abdü­la­tif Sener, a créé l’AKP suite à l’interdiction en 2001 par la Cour consti­tu­tion­nelle du Par­ti de la Ver­tu (Fazi­let par­ti­si). Bülent Arinç aurait ain­si pu être le can­di­dat de l’AKP à la pré­si­dence de la Répu­blique mais pré­fé­ra alors don­ner cette pos­si­bi­li­té à Abdul­lah Gül, élu en 2007. Outre, la réac­tion de Bülent Arinç oppo­sé à toute légis­la­tion com­bat­tant la mixi­té dans les loge­ments pri­vés étu­diants, des dépu­tés et membres de l’AKP ont éga­le­ment expri­mé leur malaise publi­que­ment (Idris Bal, dépu­té de Küta­hya ou encore le juriste Osman Can) tan­dis que d’autres en pri­vé s’indignaient d’une prise de posi­tion qui risque de mettre l’AKP en dif­fi­cul­té à Istan­bul lors des élec­tions muni­ci­pales de mars 2014. Cer­tains édi­to­ria­listes sou­te­nant géné­ra­le­ment le Pre­mier ministre et son par­ti ont éga­le­ment pris leurs dis­tances vis-à-vis de la dérive mora­li­sa­trice du Pre­mier ministre. Si à court terme, l’AKP n’est pas mena­cé d’éclatement, tant la main­mise du Pre­mier ministre sur le par­ti est forte, cette situa­tion accré­dite néan­moins le scé­na­rio de cer­tains obser­va­teurs de la scène poli­tique turque qui estiment qu’à plus long terme l’AKP, actuel­le­ment hégé­mo­nique, pour­rait se scin­der en diverses ten­dances, l’une plus libé­rale ou plus sociale, l’autre plus conser­va­trice. Notons que le prin­ci­pal par­ti d’opposition, le CHP (Par­ti répu­bli­cain du peuple), anes­thé­sié par sa contra­dic­tion entre son désir d’incarner le chan­ge­ment face à l’AKP et ses réfé­rences lour­de­ment assu­mées à une tra­di­tion kéma­liste for­cé­ment auto­ri­taire, pour­rait aus­si à terme connaître des divi­sions s’il devait choi­sir de ne plus défendre le sta­tu quo ante mais de se trans­for­mer en par­ti de pro­po­si­tion dont le posi­tion­ne­ment ne se ferait plus seule­ment par rap­port à l’AKP.

Pierre Vanrie


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