Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Deux réflexions après les tueries de Paris

Blog - Belgosphère - Paris Terrorisme par François Gemenne

janvier 2015

Y a‑t‑il eu un atten­tat à Paris ? Dans la fou­lée de l’attaque contre Char­lie Heb­do, Jean-Luc Mélen­chon a eu des mots très justes, mais pas­sés un peu inaper­çus : « ne pas nom­mer ter­ro­ristes des gens qui ne nous ter­ro­risent pas. Ce sont des assas­sins et rien de plus ». Il n’a pas été enten­du : par­tout on parle de ter­ro­ristes, et […]

Belgosphère

Y a‑t-il eu un attentat à Paris ?

Dans la fou­lée de l’attaque contre Char­lie Heb­do, Jean-Luc Mélen­chon a eu des mots très justes, mais pas­sés un peu inaper­çus : « ne pas nom­mer ter­ro­ristes des gens qui ne nous ter­ro­risent pas. Ce sont des assas­sins et rien de plus ».
Il n’a pas été enten­du : par­tout on parle de ter­ro­ristes, et par­tout on parle d’attentat. Pour­tant Mélen­chon sou­lève un point impor­tant : si les ter­ro­ristes ne nous ter­ro­risent pas, c’est peut-être aus­si parce qu’ils n’ont pas cher­ché à nous ter­ro­ri­ser. Sans vou­loir ici m’ériger en spé­cia­liste du ter­ro­risme inter­na­tio­nal, il me semble que l’attaque contre Char­lie Heb­do était pro­fon­dé­ment dif­fé­rente des atten­tats d’Al-Qaeda à New York en 2001, à Madrid en 2004 ou à Londres en 2005 : il ne s’agissait pas de tuer au hasard, en géné­rant des images aus­si spec­ta­cu­laires que pos­sible, mais au contraire de frap­per au cœur d’un jour­nal cou­pable d’avoir des­si­né le Pro­phète Maho­met. En cela, l’attaque contre Char­lie Heb­do est avant tout un assas­si­nat poli­tique. Et un atten­tat parce qu’elle porte atteinte à une des valeurs fon­da­men­tales de la Répu­blique, la liber­té d’expression. La tue­rie du super­mar­ché Hyper Cacher, sys­té­ma­ti­que­ment assi­mi­lée à celle de Char­lie Heb­do, est pour­tant pro­fon­dé­ment dif­fé­rente dans son mode opé­ra­toire : il s’agissait ici de tuer des cha­lands, au seul motif de leur sup­po­sée judaïté. 

Rap­pe­ler que l’attaque contre Char­lie Heb­do est avant tout un assas­si­nat poli­tique est impor­tant, à l’heure où l’on com­mence à dis­cu­ter des réponses légis­la­tives à appor­ter à la menace. Un atten­tat appel­le­ra volon­tiers des réponses sécu­ri­taires, une « guerre contre le ter­ro­risme» ; un assas­si­nat poli­tique appel­le­ra des réponses poli­tiques, notam­ment dans la défense et la réaf­fir­ma­tion des valeurs fon­da­men­tales de la République.

La liberté de ne pas être Charlie

Comme sou­vent, les réponses ont jusqu’ici alter­né entre le pire et le meilleur : le pire, avec les attaques contre les lieux de culte musul­man, les appels aux musul­mans pour qu’ils se déso­li­da­risent des assas­sins, l’emploi immo­dé­ré de l’expression imbé­cile de « musul­mans modé­rés », ou encore les ivrognes qu’on envoie en pri­son pour « apo­lo­gie du ter­ro­risme ». Le meilleur, avec bien sûr les marches de soli­da­ri­té dans tout le pays et à l’étranger, avec le dis­cours très digne et puis­sant du Pre­mier ministre Valls à l’Assemblée natio­nale, ou les cœurs affi­chés sur la mos­quée de Brest.

Curieu­se­ment, cer­taines des réponses pro­po­sées à ces attaques contre la liber­té d’expression vont dans le sens d’une limi­ta­tion de la liber­té d’expression, notam­ment dans la chasse aux sor­cières que cer­tains pro­posent d’organiser contre ceux qui ne sont pas Char­lie. Ain­si la direc­trice du ser­vice poli­tique de France 2, Natha­lie Saint Cricq, qui pro­pose car­ré­ment, en direct à la télé­vi­sion, de « repé­rer et trai­ter ceux qui ne sont pas Char­lie ». Et toute la France de com­mu­nier sous la ban­nière du « Je suis Char­lie », aus­si poly­morphe que soit l’expression : on est Char­lie pour expri­mer sa soli­da­ri­té avec les vic­times, pour réaf­fir­mer son atta­che­ment à la liber­té d’expression, ou même par­fois (plus rare­ment) parce qu’on appré­cie Char­lie Hebdo.

Le dan­ger de cette nou­velle pen­sée unique, c’est que ceux qui ne sont pas Char­lie pas­se­raient volon­tiers pour des gens prêts à faire des com­pro­mis avec la liber­té d’expression, voire car­ré­ment pour des apo­logues des assas­sins (« ils l’ont bien cher­ché »). C’est un infâme chan­tage : soit vous êtes Char­lie, soit vous cher­chez à jus­ti­fier ce qui s’est passé.

Il y a pour­tant au moins autant de rai­sons de ne pas vou­loir être Char­lie que de vou­loir l’être : on peut ne pas se sen­tir asso­cié à un jour­nal par lequel on a pu être offen­sé, insul­té, cho­qué ; on peut consi­dé­rer que la ligne édi­to­riale – reven­di­quée – du jour­nal était irres­pon­sable et pué­rile ; on peut déplo­rer que les des­sins aient si sou­vent ver­sé dans la pro­vo­ca­tion gra­tuite dans le seul but de créer des polé­miques. Je ne suis pas Char­lie pour ces rai­sons-là, et j’ai le sen­ti­ment que les assas­sins auraient gagné la par­tie en m’arrachant ma liber­té de ne pas être Char­lie, en fai­sant de moi un faux-ami du maga­zine, comme l’a dénon­cé le des­si­na­teur Willem.

C’est pour cela qu’il est tel­le­ment impor­tant, aujourd’hui, que ceux qui ne sont pas Char­lie puissent le dire, sans être accu­sés de tran­si­ger avec les liber­tés fon­da­men­tales. Parce que défendre la liber­té d’expression d’un jour­nal qu’on aime bien, c’est facile. Défendre la liber­té d’expression d’un jour­nal qu’on abhorre et qu’on méprise, c’est plus dif­fi­cile, mais sans doute plus nécessaire.

Il y a une autre rai­son pour laquelle je ne suis pas non plus Char­lie : parce que je refuse que l’on érige ces cari­ca­tures en der­nier rem­part de la liber­té d’expression. Char­lie Heb­do avait d’ailleurs une concep­tion de la liber­té d’expression qui n’était pas abso­lue : en 2008, le des­si­na­teur Siné avait été ren­voyé du maga­zine pour un texte jugé anti­sé­mite par la rédac­tion. En 2005, lorsque Char­lie Heb­do repro­duit des cari­ca­tures de Maho­met publiées dans le jour­nal danois Jyl­lands-Pos­ten, ce n’est pas uni­que­ment en défense de la liber­té d’expression : c’est aus­si pour réa­li­ser un « coup » mar­ke­ting sur le dos des musul­mans et ten­ter de redres­ser des ventes déclinantes.

Les des­si­na­teurs de Char­lie Heb­do sont morts en mar­tyrs de la liber­té d’expression. Pour autant, ça ne fait pas d’eux des héros de la liber­té d’expression. C’est aus­si pour ça que je ne suis pas Char­lie. Et si Eric Zem­mour était assas­si­né demain pour ses idées, comme semble le redou­ter la police, je ne serais pas non plus Eric Zemmour.
Et pen­dant ce temps, on ne parle guère de la pla­nète qui a atteint ses limites, ni des atro­ci­tés de Boko Haram au Nigé­ria. Il ne fau­drait pas non plus qu’on laisse cette vic­toire-là aux assassins.

[(Mes­sage de la rédac­tion. Comme tou­jours à La Revue nou­velle, nous ne pen­sons pas que des évé­ne­ments de l’ampleur des récentes attaques ter­ro­ristes s’expliquent de manière sim­pliste, ni qu’il existe un regard auto­ri­sé et per­ti­nent unique, sus­cep­tible d’en rendre compte. Ce texte est donc une ten­ta­tive par­mi d’autres de don­ner des clés de com­pré­hen­sion. Nous vous ren­voyons à nos blogs et à la revue papier pour en lire davantage.)]

François Gemenne


Auteur