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Deux réflexions après les tueries de Paris
Y a‑t‑il eu un attentat à Paris ? Dans la foulée de l’attaque contre Charlie Hebdo, Jean-Luc Mélenchon a eu des mots très justes, mais passés un peu inaperçus : « ne pas nommer terroristes des gens qui ne nous terrorisent pas. Ce sont des assassins et rien de plus ». Il n’a pas été entendu : partout on parle de terroristes, et […]
Y a‑t-il eu un attentat à Paris ?
Dans la foulée de l’attaque contre Charlie Hebdo, Jean-Luc Mélenchon a eu des mots très justes, mais passés un peu inaperçus : « ne pas nommer terroristes des gens qui ne nous terrorisent pas. Ce sont des assassins et rien de plus ».
Il n’a pas été entendu : partout on parle de terroristes, et partout on parle d’attentat. Pourtant Mélenchon soulève un point important : si les terroristes ne nous terrorisent pas, c’est peut-être aussi parce qu’ils n’ont pas cherché à nous terroriser. Sans vouloir ici m’ériger en spécialiste du terrorisme international, il me semble que l’attaque contre Charlie Hebdo était profondément différente des attentats d’Al-Qaeda à New York en 2001, à Madrid en 2004 ou à Londres en 2005 : il ne s’agissait pas de tuer au hasard, en générant des images aussi spectaculaires que possible, mais au contraire de frapper au cœur d’un journal coupable d’avoir dessiné le Prophète Mahomet. En cela, l’attaque contre Charlie Hebdo est avant tout un assassinat politique. Et un attentat parce qu’elle porte atteinte à une des valeurs fondamentales de la République, la liberté d’expression. La tuerie du supermarché Hyper Cacher, systématiquement assimilée à celle de Charlie Hebdo, est pourtant profondément différente dans son mode opératoire : il s’agissait ici de tuer des chalands, au seul motif de leur supposée judaïté.
Rappeler que l’attaque contre Charlie Hebdo est avant tout un assassinat politique est important, à l’heure où l’on commence à discuter des réponses législatives à apporter à la menace. Un attentat appellera volontiers des réponses sécuritaires, une « guerre contre le terrorisme» ; un assassinat politique appellera des réponses politiques, notamment dans la défense et la réaffirmation des valeurs fondamentales de la République.
La liberté de ne pas être Charlie
Comme souvent, les réponses ont jusqu’ici alterné entre le pire et le meilleur : le pire, avec les attaques contre les lieux de culte musulman, les appels aux musulmans pour qu’ils se désolidarisent des assassins, l’emploi immodéré de l’expression imbécile de « musulmans modérés », ou encore les ivrognes qu’on envoie en prison pour « apologie du terrorisme ». Le meilleur, avec bien sûr les marches de solidarité dans tout le pays et à l’étranger, avec le discours très digne et puissant du Premier ministre Valls à l’Assemblée nationale, ou les cœurs affichés sur la mosquée de Brest.
Curieusement, certaines des réponses proposées à ces attaques contre la liberté d’expression vont dans le sens d’une limitation de la liberté d’expression, notamment dans la chasse aux sorcières que certains proposent d’organiser contre ceux qui ne sont pas Charlie. Ainsi la directrice du service politique de France 2, Nathalie Saint Cricq, qui propose carrément, en direct à la télévision, de « repérer et traiter ceux qui ne sont pas Charlie ». Et toute la France de communier sous la bannière du « Je suis Charlie », aussi polymorphe que soit l’expression : on est Charlie pour exprimer sa solidarité avec les victimes, pour réaffirmer son attachement à la liberté d’expression, ou même parfois (plus rarement) parce qu’on apprécie Charlie Hebdo.
Le danger de cette nouvelle pensée unique, c’est que ceux qui ne sont pas Charlie passeraient volontiers pour des gens prêts à faire des compromis avec la liberté d’expression, voire carrément pour des apologues des assassins (« ils l’ont bien cherché »). C’est un infâme chantage : soit vous êtes Charlie, soit vous cherchez à justifier ce qui s’est passé.
Il y a pourtant au moins autant de raisons de ne pas vouloir être Charlie que de vouloir l’être : on peut ne pas se sentir associé à un journal par lequel on a pu être offensé, insulté, choqué ; on peut considérer que la ligne éditoriale – revendiquée – du journal était irresponsable et puérile ; on peut déplorer que les dessins aient si souvent versé dans la provocation gratuite dans le seul but de créer des polémiques. Je ne suis pas Charlie pour ces raisons-là, et j’ai le sentiment que les assassins auraient gagné la partie en m’arrachant ma liberté de ne pas être Charlie, en faisant de moi un faux-ami du magazine, comme l’a dénoncé le dessinateur Willem.
C’est pour cela qu’il est tellement important, aujourd’hui, que ceux qui ne sont pas Charlie puissent le dire, sans être accusés de transiger avec les libertés fondamentales. Parce que défendre la liberté d’expression d’un journal qu’on aime bien, c’est facile. Défendre la liberté d’expression d’un journal qu’on abhorre et qu’on méprise, c’est plus difficile, mais sans doute plus nécessaire.
Il y a une autre raison pour laquelle je ne suis pas non plus Charlie : parce que je refuse que l’on érige ces caricatures en dernier rempart de la liberté d’expression. Charlie Hebdo avait d’ailleurs une conception de la liberté d’expression qui n’était pas absolue : en 2008, le dessinateur Siné avait été renvoyé du magazine pour un texte jugé antisémite par la rédaction. En 2005, lorsque Charlie Hebdo reproduit des caricatures de Mahomet publiées dans le journal danois Jyllands-Posten, ce n’est pas uniquement en défense de la liberté d’expression : c’est aussi pour réaliser un « coup » marketing sur le dos des musulmans et tenter de redresser des ventes déclinantes.
Les dessinateurs de Charlie Hebdo sont morts en martyrs de la liberté d’expression. Pour autant, ça ne fait pas d’eux des héros de la liberté d’expression. C’est aussi pour ça que je ne suis pas Charlie. Et si Eric Zemmour était assassiné demain pour ses idées, comme semble le redouter la police, je ne serais pas non plus Eric Zemmour.
Et pendant ce temps, on ne parle guère de la planète qui a atteint ses limites, ni des atrocités de Boko Haram au Nigéria. Il ne faudrait pas non plus qu’on laisse cette victoire-là aux assassins.
[(Message de la rédaction. Comme toujours à La Revue nouvelle, nous ne pensons pas que des événements de l’ampleur des récentes attaques terroristes s’expliquent de manière simpliste, ni qu’il existe un regard autorisé et pertinent unique, susceptible d’en rendre compte. Ce texte est donc une tentative parmi d’autres de donner des clés de compréhension. Nous vous renvoyons à nos blogs et à la revue papier pour en lire davantage.)]