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Dette publique : à qui a profité le crime ?

Blog - Délits d’initiés par Olivier Derruine

décembre 2014

Assai­nis­se­ment des finances publiques, efforts bud­gé­taires, aus­té­ri­té… Ces mots reviennent comme des antiennes dans les médias et sont à l’origine de ten­sions sociales aux quatre coins de l’Europe. Der­rière ces mots, les poli­tiques menées pour réa­li­ser des éco­no­mies sou­lèvent (mol­le­ment) la ques­tion de la jus­tice sociale : est-ce que cha­cun contri­bue à l’effort glo­bal en fonc­tion de ses propres capa­ci­tés, de ses propres moyens financiers ?

Délits d’initiés

Rien n’est moins sûr au regard du creusement/de l’accroissement des inéga­li­tés. Alors que la ques­tion de la jus­tice sociale est géné­ra­le­ment abor­dée sous l’angle de la répar­ti­tion des richesses, ten­tons d’y super­po­ser une autre grille de lec­ture en cher­chant à remon­ter à l’origine de nos dif­fi­cul­tés actuelles. Celles-ci s’enracinent dans la rapide envo­lée de la dette publique consé­cu­ti­ve­ment au pre­mier choc pétro­lier de 1973. Après une petite période de latence, il n’aura fal­lu que 7 années, entre 1976 et 1983 pour que la dette publique – qui était alors sous contrôle – s’emballe au point de culmi­ner à 135 % du PIB en 1993.

1976 – 1983 : une période charnière

Si les poli­tiques éco­no­miques menées par les gou­ver­ne­ments suc­ces­sifs de Leo Tin­de­mans (d’une lon­gé­vi­té excep­tion­nelle à l’époque puisqu’il fut Pre­mier ministre d’avril 1974 à octobre 1978), de Paul Van­den Boey­nants, de Wil­fried Mar­tens et de Mark Eys­kens avaient été plus adé­quates, la dette publique héri­tée de cette géné­ra­tion serait actuel­le­ment plus faible.
A titre de com­pa­rai­son, si la dette publique avait aug­men­té au même rythme que la dette publique alle­mande durant ces années 1976 à 1983, le pic de 135 % du PIB de 1993 n’aurait jamais été atteint ; le taux d’endettement n’aurait pas dépas­sé les 108 % du PIB, soit un niveau proche de celui que l’on connaî­trait en 2015 (107 %) ! Et en sup­po­sant que la dette belge aug­men­te­rait à par­tir de 1984 confor­mé­ment à son rythme de crois­sance réelle, la dette publique serait à l’heure actuelle de 86 % du PIB, soit loin de la moyenne de la zone euro (94,5 %).
Cette der­nière hypo­thèse est sujette à cau­tion car il faut tenir compte de la dyna­mique enga­gée entre 1976 et 1983 qui a pla­cé la Bel­gique sur un « sen­tier de crois­sance de la dette ». Par consé­quent, si l’on cal­quait le rythme de crois­sance de la dette de la Bel­gique sur celui de l’Allemagne (jusque 1990, année de la réuni­fi­ca­tion qui a consis­té en un choc éco­no­mique spé­ci­fique à l’Allemagne et qui a pesé de manière consi­dé­rable sur ses finances publiques), le taux d’endettement public serait encore plus bas : 78 % du PIB !
Certes, des réformes conduites à l’époque auraient aus­si été pénibles. Mais, le pro­blème étant trai­té à la racine, celui-ci n’aurait pas eu le temps de gon­fler si bien que le saut d’index du début des années 1980 et le plan glo­bal auraient pu être évi­tés ou, à tout le moins, atté­nués. Sans même évo­quer les réformes annon­cées depuis quelques mois.
Tout en ayant à l’esprit les limites intel­lec­tuelles de ce type d’exercice 1, cela donne néan­moins une idée des erreurs com­mises durant ces années-char­nière et de la res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive de cette géné­ra­tion de consom­ma­teurs, d’électeurs et de res­pon­sables politiques. 

Assumer les responsabilités de l’époque

Si ces quelques années sont déter­mi­nantes pour expli­quer nos troubles actuels, il ne sem­ble­rait pas illo­gique que cette géné­ra­tion soit tenue col­lec­ti­ve­ment « plus res­pon­sable » que les autres.
Qua­rante ans plus tard, ces indi­vi­dus sont à la pen­sion. Ils ont plus de 65 ans. Mais atten­tion, il ne s’agit pas de conce­voir ce groupe d’individus comme un groupe homo­gène car les situa­tions de vie varient lar­ge­ment au sein de ce groupe : ain­si, 19,5 % d’entre eux sont en situa­tion de risque de pau­vre­té ou d’exclusion sociale (2013, Eurostat).
Dès lors, on pour­rait être ten­té de faire payer la crise aux riches et plus pré­ci­sé­ment aux riches de plus de 65 ans en leur impo­sant une taxe sur le patri­moine qu’ils devraient léguer à leurs héri­tiers. Il s’agirait d’une nou­velle ver­sion du Pacte de Soli­da­ri­té entre les Générations.
Ima­gi­nons un méca­nisme par lequel cette géné­ra­tion assu­me­rait une par­tie du déra­page de nos finances publiques lorsque, à leur décès, l’Etat ponc­tion­ne­rait une sub­stan­tielle par­tie de leur patri­moine. Admet­tons qu’ils ne puissent pas léguer à leurs proches plus que le reve­nu médian trans­mis dans l’ensemble de la popu­la­tion belge. Le sur­plus ali­men­te­rait les caisses de l’Etat afin de réduire la dette publique, voire – pour­quoi pas ? – finan­cer des poli­tiques de relance. Les indi­vi­dus concer­nés seraient iden­ti­fiés à par­tir des décla­ra­tions fiscales.
Pour les couples qui rentrent une décla­ra­tion fis­cale com­mune, la médiane s’élève à envi­ron 37.000 €. 20 % des seniors (soit 280.000 per­sonnes) se situent au-delà de ce seuil.
En ce qui concerne les décla­ra­tions indi­vi­duelles, la médiane se situe aux alen­tours de 17.000 euros. 277.000 per­sonnes ont per­çus des reve­nus supé­rieurs au cours des der­nières années, soit 25 % des seniors isolés.
A par­tir de là et étant don­né que les sommes per­çues par un défunt dans les 3 ans pré­cé­dant son décès « sont consi­dé­rées comme fai­sant par­tie de son patri­moine et sont donc sou­mises au droit de suc­ces­sion à charge des héri­tiers, même si ceux-ci n’en ont pas béné­fi­cié et même s’ils ont accep­té la suc­ces­sion sous béné­fice d’inventaire », les mon­tants poten­tiel­le­ment en jeu seraient de l’ordre de 26,4 mil­liards d’euros. Evi­dem­ment – et heu­reu­se­ment pour eux et leur famille –, tous les seniors ne péri­ront pas en l’espace d’une année. Sup­po­sons qu’un sur vingt tré­pas­se­ra chaque année. Cela ferait alors 1,3 mil­liards à récu­pé­rer chaque année (toutes autres choses par ailleurs). D’ici à la fin de la légis­la­ture, ce sont donc 6,5 mil­liards d’euros qui ren­tre­raient dans les caisses de l’Etat.

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Conclusions

Entre 2008 et 2012, le taux de crois­sance (ou d’accumulation) des reve­nus tels qu’enregistrés dans les décla­ra­tions fis­cales a été d’un peu plus de 3 % par an alors que la crois­sance éco­no­mique ne pro­gres­sait que 0,5 % en moyenne en Bel­gique. Or, comme le fait remar­quer Tho­mas Piket­ty, « lorsque le taux de ren­de­ment du capi­tal dépasse signi­fi­ca­ti­ve­ment le taux de crois­sance – et (…) cela a presque tou­jours été le cas dans l’histoire, tout du moins jusqu’au XIXe siècle [et depuis le choc pétro­lier] –, cela implique méca­ni­que­ment que les patri­moines issus du pas­sé se reca­pi­ta­lisent plus vite que le rythme de pro­gres­sion de la pro­duc­tion et des reve­nus. Il suf­fit donc aux héri­tiers d’épargner une part limi­tée des reve­nus de leur capi­tal pour que ce der­nier s’accroisse plus vite que l’économie dans son ensemble. Dans ces condi­tions, il est presque inévi­table que les patri­moines héri­tés dominent lar­ge­ment les patri­moines consti­tués au cours d’une vie de tra­vail, et que la concen­tra­tion du capi­tal atteigne des niveaux extrê­me­ment éle­vés, et poten­tiel­le­ment incom­pa­tibles avec les valeurs méri­to­cra­tiques et les prin­cipes de jus­tice sociale qui sont au fon­de­ment de nos socié­tés démo­cra­tiques modernes. » (Piket­ty, p.55, édi­tions Les Livres du Nou­veau Monde, 2013)
Par consé­quent, au nom de l’équité sociale et inter­gé­né­ra­tion­nelle, il est logique que les seniors les plus riches soient les pre­miers à mettre la main à la poche et que les inéga­li­tés ne puissent se per­pé­tuer à tra­vers leur suc­ces­sion. Après tout, et pour ne prendre qu’une illus­tra­tion, il n’est pas sen­sé de faire payer le poids fara­mi­neux de la dette publique aux plus jeunes (qui, iro­nie de l’histoire, cotisent aus­si pour les pen­sions de ces riches seniors à l’origine de cette crise) et sur­tout aux dizaines de mil­liers de jeunes qui per­dront leur allo­ca­tion d’insertion à par­tir du 1er jan­vier 2015 alors qu’il n’étaient pas nés à l’époque où les finances publiques ont déra­pé, voire au moment où la dette attei­gnait son record his­to­rique (1993).

  1. Il est vain de ten­ter de réécrire l’Histoire 40 ans plus tard. En outre, il n’est pas réa­liste de faire fi de toutes les carac­té­ris­tiques d’un sys­tème socio-éco­no­mique pour ne se foca­li­ser que sur l’une d’elles (en l’occurrence, la dette publique).

Olivier Derruine


Auteur

économiste, conseiller au Parlement européen