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Des confins au cœur de la fabrique sociale

Blog - e-Mois - confinement Covid-19 inégalité justice sociale par Gilles Maufroy

avril 2020

« Cou­rage. Samen sterk », pou­­vait-on lire récem­ment sur la pelouse du châ­teau de Lae­ken, dans un mes­sage adres­sé par la monar­chie belge à la popu­la­tion. Un mes­sage qui a été rapi­de­ment repris et paro­dié sur les réseaux sociaux, les inter­nautes n’ayant pas man­qué l’i­ro­nie du sym­bole : « Cou­rage dans vos 20 m² ! », « Et si vous n’a­vez pas de pain, mangez […]

e-Mois

« Cou­rage. Samen sterk », pou­vait-on lire récem­ment sur la pelouse du châ­teau de Lae­ken, dans un mes­sage adres­sé par la monar­chie belge à la popu­la­tion. Un mes­sage qui a été rapi­de­ment repris et paro­dié sur les réseaux sociaux, les inter­nautes n’ayant pas man­qué l’i­ro­nie du sym­bole : « Cou­rage dans vos 20m2 ! », « Et si vous n’a­vez pas de pain, man­gez de la brioche ! », avons-nous pu lire notam­ment. Effec­ti­ve­ment, cette idée que nous serions « tou.te.s ensemble, dans le même bateau » est l’un des mythes les plus mar­te­lés dans les dis­cours du gou­ver­ne­ment, de cer­tains médias people1 et des publi­ci­taires d’en­tre­prises pri­vées2 depuis le début de la crise du Covid-19. Un slo­gan faus­se­ment de bon sens : si un virus conta­mine tout qui il peut au sein des popu­la­tions humaines, qu’on s’ap­pelle Boris John­son, Marianne Fai­th­full, ou que l’on soit infir­mière ou maga­si­nier du Col­ruyt… Sans oublier les réfugié.e.s parqué.e.s dans des camps inhu­mains aux fron­tières de l’U­nion euro­péenne. Si le Covid-19 met crû­ment en lumière la néces­si­té vitale de la soli­da­ri­té humaine pour le com­battre… nous ne sommes pas tou.te.s confiné.e.s à la même enseigne. Loin s’en faut.

Précarités et confinement

Le confi­ne­ment est la mesure phare de la plu­part des gou­ver­ne­ments du monde pour lut­ter contre la pan­dé­mie. Cette mesure appa­raît d’au­tant plus inévi­table que le sec­teur de la san­té a été for­te­ment endom­ma­gé par des poli­tiques néo­li­bé­rales des­truc­trices depuis une bonne tren­taine d’an­nées. Elle agit tou­te­fois comme un puis­sant révé­la­teur des inéga­li­tés qui tra­versent notre socié­té, celle d’un pays capi­ta­liste « avan­cé » de l’an 2020. Et ces inéga­li­tés génèrent des vio­lences mul­tiples — sociales, phy­siques, psy­chiques — pour de larges couches de la popu­la­tion, notam­ment dans les grandes villes comme Bruxelles. Le MOC de Bruxelles et ses orga­ni­sa­tions (CSC, Mutua­li­tés chré­tiennes, Vie fémi­nine, Équipes popu­laires et JOC) avaient enta­mé, avant l’é­cla­te­ment de cette crise, une réflexion sur la pré­ca­ri­sa­tion gran­dis­sante du tra­vail et de la vie dans la capi­tale. Cette pré­ca­ri­sa­tion se mani­feste aus­si pour nous comme une relé­ga­tion d’un nombre crois­sant de per­sonnes aux marges, aux confins de la socié­té, jus­qu’au cœur du monde du tra­vail. En tant qu’or­ga­ni­sa­tions, fruits de l’his­toire du mou­ve­ment ouvrier, de la classe tra­vailleuse, cette évo­lu­tion nous a pous­sées à cher­cher, à com­prendre ce qui vit et s’or­ga­nise en péri­phé­rie et au-delà de nos orga­ni­sa­tions. En effet, si le mou­ve­ment ouvrier veut conti­nuer à jouer un rôle déter­mi­nant dans l’é­vo­lu­tion de la socié­té, il doit répondre aux besoins et inté­grer les luttes des popu­la­tions mar­gi­na­li­sées par ces décen­nies de coups por­tés à la Sécu­ri­té sociale et aux ser­vices publics, ain­si que par un racisme et un sexisme struc­tu­rels. D’au­tant que ces marges ne sont plus tel­le­ment mar­gi­nales, puis­qu’elles com­prennent aujourd’­hui une par­tie impor­tante du monde du tra­vail post-fordiste. 

En nous ins­pi­rant des méthodes de « l’en­quête ouvrière »3, nous avons abor­dé le tour­nant actuel en écou­tant les publics les plus pré­caires avec les­quels nous mili­tons : travailleur.se.s sans-papiers, per­sonnes mal logées ou sans-abri, jeunes pré­caires, inté­ri­maires et « ubé­ri­sés », cais­sières, etc. Ils et elles nous ont aler­tés sur les pro­blèmes aigus qui les ont saisi.e.s sans crier gare. Leur condi­tion sociale les expose, en effet, plus que d’autres au virus : com­ment payer par carte ban­caire quand on n’a pas de compte en banque ? Com­ment res­pec­ter des règles de dis­tan­cia­tion sociale et d’hy­giène quand on vit à dix dans un loge­ment insa­lubre pré­vu pour trois per­sonnes ? Com­ment s’en sor­tir sans reve­nu ? Com­ment oser sor­tir faire les courses, ou même men­dier, quand la pré­sence poli­cière est ren­for­cée et qu’on a peur non pas d’une amende, mais d’une arres­ta­tion, voire d’une déten­tion en centre fer­mé ? Il nous est per­mis de dou­ter que le roi Phi­lippe, par exemple, ait des pré­oc­cu­pa­tions de ce genre, confi­né dans son châ­teau familial. 

Dans « Les Confins », nous lisons, par exemple, le témoi­gnage de F., sans-papiers : « Tous les sans-papiers main­te­nant ont encore plus peur de sor­tir que d’habitude, ils sont peur de cho­per le virus et de ne pas avoir le droit d’être soi­gné. Beau­coup n’appellent même pas le méde­cin trai­tant ou ne veulent pas se rendre à l’hôpital ou se faire dépis­ter par peur d’être expul­sé. On a besoin d’un sou­tien maté­riel et psy­cho­lo­gique à la mai­son, par­ti­cu­liè­re­ment dans les squats. Je pense fort à mes amis et mes cama­rades qui sont là-bas. » F. vit dans un appar­te­ment. Un ami avec qui il lutte depuis plu­sieurs années a été hos­pi­ta­li­sé avec le Covid-19, dans un état cri­tique. Mariane, sans-papiers éga­le­ment, est arri­vée il y a quatre ans à Bruxelles. Elle a tou­jours eu du tra­vail. Jus­qu’à la semaine der­nière, « tout allait bien », disait-elle. Elle s’occupait d’un bébé pour un jeune couple qui a un res­tau­rant dans un quar­tier chic : « They’re very nice, they pay ok ». Elle habi­tait jusqu’à mer­cre­di der­nier chez eux, du mer­cre­di au dimanche. Le lun­di et le mar­di, elle ren­trait chez elle. Mais voi­là, le coro­na­vi­rus a fait son entrée ful­gu­rante et la situa­tion a bas­cu­lé du jour au len­de­main. Ses patrons sont par­tis en Suisse pour le confi­ne­ment, sans rien lui lais­ser. « Il ne me reste que 5 euros sur mon compte ban­caire. J’ai tel­le­ment honte de deman­der de l’aide. J’é­tais si fière d’en­voyer de l’argent à mes enfants, avec mon argent. Mes patrons sont par­tis en Suisse. Je ne sais pas com­ment je vais payer mon loyer, il est de 615 euros. Je suis seule, il me reste un paquet de pâtes… » 

Edouar­do, quant à lui, est sans-abri : « Je dors habi­tuel­le­ment dans un parc à Etter­beek, mais main­te­nant il est fer­mé, du coup j’ai bou­gé à Mérode. On m’a dit qu’y avait un hôtel où les sans-abris pou­vaient aller, mais je ne connais pas l’a­dresse. Tu pour­ras me la don­ner ? […] Mora­le­ment, je suis dégoû­té, y a plus per­sonne dans les rues. Pour me nour­rir, je conti­nue à rece­voir les colis du CPAS donc de ce côté-là, ça va. Pour l’eau ? Je vais dans les sta­tions de métro, aux bornes de pom­piers. Y a entre trente et soixante per­sonnes par sta­tion de métro ! On peut faci­le­ment se cho­per le virus. C’est pour ça, c’est mieux à l’hô­tel, je suis plus tran­quille, et puis je peux faire mes papiers…» L’hô­tel où Edouar­do pen­sait se réfu­gier était complet. 

Le témoi­gnage de Sven laisse entendre son indi­gna­tion : « Et encore main­te­nant il y a des hôtels qui sont vides. Il faut des toits per­ma­nents. Que ça change ! C’est bien qu’il y ait des asso­cia­tifs et des béné­voles, mais c’est aux poli­ti­ciens d’a­gir. Et les choix qui sont faits ne sont pas à la hau­teur. Ils étaient pas pré­pa­rés : pas de tests, pas les outils, pas les gens, pas les masques. C’est le che­val qui se trouve à l’arrière du cha­riot. Les colis ali­men­taires c’est bien, mais c’est une goutte dans la mer. J’en reçois de ma famille et je vais deux fois par semaine voir les frui­tiers pour récu­pé­rer des inven­dus. Main­te­nant c’est pas très dif­fé­rent pour nous les exclus, pas dif­fé­rent de la soli­tude de d’habitude. »

Face à ces appels à l’aide et ces cris de colère, il s’a­git pour nous de trou­ver des solu­tions aux urgences immé­diates, qui ne sont pas sou­la­gées par des mots, aux ques­tions maté­rielles et concrètes (négo­cier une baisse ou un report de loyer, trou­ver un lieu d’hé­ber­ge­ment, orga­ni­ser la livrai­son de colis ali­men­taires, etc.), mais en même temps de ne pas lais­ser de côté ni l’in­ter­pel­la­tion poli­tique des pou­voirs publics face à leurs res­pon­sa­bi­li­tés ici et main­te­nant ni la réflexion de fond sur les mobi­li­sa­tions sociales du futur et le pro­jet de socié­té qu’elles por­te­ront. Le point de départ est donc de rendre à ces voix « d’en bas » leur juste place, l’é­cho néces­saire, pour bri­ser le trompe l’œil du « tous dans le même bateau », qui vou­drait effa­cer d’un coup les fautes poli­tiques du pas­sé, la vio­lence du pré­sent et les menaces sur notre avenir. 

Un nouveau projet

Ce lun­di 6 avril 2020, nous avons donc démar­ré un pro­jet entiè­re­ment consa­cré aux récits écrits et sonores des per­sonnes tou­chées par les réa­li­tés et inéga­li­tés sociales struc­tu­relles exa­cer­bées sous confi­ne­ment, des récits récol­tés par nos dif­fé­rentes orga­ni­sa­tions et groupes consti­tu­tifs, tels que le Comi­té des travailleur.se.s migrant.e.s avec et sans-papiers de la CSC ou la Ligue des tra­vailleuses domes­tiques. Témoi­gnages, lec­tures de lettres, dia­logues sont ain­si réunis dans des car­nets de bord du confi­ne­ment, pour don­ner corps et voix à ces his­toires de tous les jours, révé­la­trices des néces­si­tés criantes sur le ter­rain et des résis­tances quo­ti­diennes des classes popu­laires. Nous avons inti­tu­lé ce pro­jet « Les Confins, résis­tance au quo­ti­dien » et l’a­vons ren­du dis­po­nible sur Ins­ta­gram, Twit­ter et Face­book . À tra­vers cette ini­tia­tive, nous vou­lons d’a­bord main­te­nir du lien social, appor­ter du sou­tien moral, recueillir les demandes pra­tiques, per­mettre aux « invisibilisé.e.s » de se racon­ter eux et elles-mêmes. De là, nous don­nons corps à un autre dis­cours sur cette crise mul­ti­forme ain­si que des reven­di­ca­tions (des papiers, un toit, un reve­nu décent pour tou.te.s, une éco­no­mie qui met au centre les besoins vitaux, etc.) pour les luttes qui vivent déjà là sous la sur­face et qui vont inévi­ta­ble­ment émer­ger avec le décon­fi­ne­ment et la récession. 

Nous avons été convaincu.e.s, après débat, de lan­cer un appel aux dons (voir ci-des­sous) pour sou­te­nir les plus pré­caires de nos publics : les travailleur.se.s sans-papiers qui se sont retrouvé.e.s sans reve­nu face à leur pro­prié­taire. En cette période de perte sèche de reve­nus pour de larges par­ties de la popu­la­tion, plus en plus d’ap­pels aux dons cir­culent, notam­ment pour des sans-papiers, mais aus­si bien d’autres sur toutes les thé­ma­tiques pos­sibles. Tout comme la soli­da­ri­té concrète et spon­ta­née, auto-orga­ni­sée, qui s’est mani­fes­tée ces der­nières semaines dans de nom­breux quar­tiers, ou les applau­dis­se­ments et slo­gans chaque soir, ces appels aux dons consti­tuent à la fois une source d’es­poir et de malaise. 

D’es­poir, parce que la géné­ro­si­té de nombre de travailleur.se.s et citoyen.ne.s ordi­naires apporte une nou­velle preuve que nous pou­vons être bien plus que les cal­cu­la­teurs indi­vi­dua­listes dépeints par la pen­sée néo­li­bé­rale. Que les travailleur.se.s, même confiné.e.s sont nombreux.ses à vou­loir « faire quelque chose », à ne pas res­ter passif.ve.s.

De malaise, parce qu’il n’est pas ques­tion pour nous que la cha­ri­té ou l’i­ni­tia­tive pri­vée dédouane les gou­ver­ne­ments en place qui nous ont mis dans cette situa­tion. Qua­rante ans d’aus­té­ri­té, de glo­ba­li­sa­tion néo­li­bé­rale, de déman­tè­le­ment de la Sécu­ri­té sociale et des ser­vices publics, de des­truc­tion des éco­sys­tèmes notam­ment dûe à l’a­gro-indus­trie, de règne du « flux ten­du » et du « zéro stock », de pré­ten­due loi du mar­ché et de cal­culs égoïstes… Nous en récol­tons à pré­sent les fruits amers. 

Demain, nous, monde du tra­vail, ferons les comptes et nous ne devrons pas oublier. L’ombre du dérè­gle­ment cli­ma­tique plane déjà sur l’hu­ma­ni­té. Le choc du Covid-19 doit nous don­ner la force pour répondre col­lec­ti­ve­ment, par en bas, aux pou­voirs éco­no­miques et poli­tiques qui ne nous offrent comme pers­pec­tive que la peste de la crise sociale ou le cho­lé­ra des pan­dé­mies et des crises éco­lo­giques. Le mou­ve­ment ouvrier aura un rôle impor­tant à jouer pour évi­ter le nau­frage. Il ne pour­ra gagner qu’en s’al­liant à d’autres mou­ve­ments sociaux : le mou­ve­ment fémi­niste, qui a mon­tré ces der­nières années le rôle majeur des femmes dans le tra­vail du soin, sous toutes ses formes. Les mou­ve­ments éco­lo­gistes et cli­ma­tiques éga­le­ment, por­tés par la jeu­nesse et bien sou­vent par des femmes, qui tirent la son­nette d’a­larme sur la néces­si­té de prendre en compte l’en­semble du vivant et des limites de la bio­sphère. Les mou­ve­ments anti­ra­cistes et de soli­da­ri­té inter­na­tio­nale enfin, qui res­tent nos meilleurs remèdes face aux logiques pré­da­trices, néo­fas­cistes, guer­rières et auto­ri­taires… Des confins au cœur des sec­teurs vitaux, qui sont enfin vus comme tels, de nou­velles alliances sont appe­lées à naître.

  1. Comme Gael Maga­zine, Soir Mag, Ciné Télé Revue.
  2. Comme dans ce Car­re­four.
  3. L’en­quête ouvrière, popu­la­ri­sée par Marx, part du prin­cipe que ce sont les travailleur.se.s qui construisent l’a­na­lyse de leurs condi­tions de tra­vail par et pour eux-mêmes.

Gilles Maufroy


Auteur

politiste, animateur et formateur au Ciep-MOC de Bruxelles