Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Des confins au cœur de la fabrique sociale
« Courage. Samen sterk », pouvait-on lire récemment sur la pelouse du château de Laeken, dans un message adressé par la monarchie belge à la population. Un message qui a été rapidement repris et parodié sur les réseaux sociaux, les internautes n’ayant pas manqué l’ironie du symbole : « Courage dans vos 20 m² ! », « Et si vous n’avez pas de pain, mangez […]
« Courage. Samen sterk », pouvait-on lire récemment sur la pelouse du château de Laeken, dans un message adressé par la monarchie belge à la population. Un message qui a été rapidement repris et parodié sur les réseaux sociaux, les internautes n’ayant pas manqué l’ironie du symbole : « Courage dans vos 20m2 ! », « Et si vous n’avez pas de pain, mangez de la brioche ! », avons-nous pu lire notamment. Effectivement, cette idée que nous serions « tou.te.s ensemble, dans le même bateau » est l’un des mythes les plus martelés dans les discours du gouvernement, de certains médias people1 et des publicitaires d’entreprises privées2 depuis le début de la crise du Covid-19. Un slogan faussement de bon sens : si un virus contamine tout qui il peut au sein des populations humaines, qu’on s’appelle Boris Johnson, Marianne Faithfull, ou que l’on soit infirmière ou magasinier du Colruyt… Sans oublier les réfugié.e.s parqué.e.s dans des camps inhumains aux frontières de l’Union européenne. Si le Covid-19 met crûment en lumière la nécessité vitale de la solidarité humaine pour le combattre… nous ne sommes pas tou.te.s confiné.e.s à la même enseigne. Loin s’en faut.
Précarités et confinement
Le confinement est la mesure phare de la plupart des gouvernements du monde pour lutter contre la pandémie. Cette mesure apparaît d’autant plus inévitable que le secteur de la santé a été fortement endommagé par des politiques néolibérales destructrices depuis une bonne trentaine d’années. Elle agit toutefois comme un puissant révélateur des inégalités qui traversent notre société, celle d’un pays capitaliste « avancé » de l’an 2020. Et ces inégalités génèrent des violences multiples — sociales, physiques, psychiques — pour de larges couches de la population, notamment dans les grandes villes comme Bruxelles. Le MOC de Bruxelles et ses organisations (CSC, Mutualités chrétiennes, Vie féminine, Équipes populaires et JOC) avaient entamé, avant l’éclatement de cette crise, une réflexion sur la précarisation grandissante du travail et de la vie dans la capitale. Cette précarisation se manifeste aussi pour nous comme une relégation d’un nombre croissant de personnes aux marges, aux confins de la société, jusqu’au cœur du monde du travail. En tant qu’organisations, fruits de l’histoire du mouvement ouvrier, de la classe travailleuse, cette évolution nous a poussées à chercher, à comprendre ce qui vit et s’organise en périphérie et au-delà de nos organisations. En effet, si le mouvement ouvrier veut continuer à jouer un rôle déterminant dans l’évolution de la société, il doit répondre aux besoins et intégrer les luttes des populations marginalisées par ces décennies de coups portés à la Sécurité sociale et aux services publics, ainsi que par un racisme et un sexisme structurels. D’autant que ces marges ne sont plus tellement marginales, puisqu’elles comprennent aujourd’hui une partie importante du monde du travail post-fordiste.
En nous inspirant des méthodes de « l’enquête ouvrière »3, nous avons abordé le tournant actuel en écoutant les publics les plus précaires avec lesquels nous militons : travailleur.se.s sans-papiers, personnes mal logées ou sans-abri, jeunes précaires, intérimaires et « ubérisés », caissières, etc. Ils et elles nous ont alertés sur les problèmes aigus qui les ont saisi.e.s sans crier gare. Leur condition sociale les expose, en effet, plus que d’autres au virus : comment payer par carte bancaire quand on n’a pas de compte en banque ? Comment respecter des règles de distanciation sociale et d’hygiène quand on vit à dix dans un logement insalubre prévu pour trois personnes ? Comment s’en sortir sans revenu ? Comment oser sortir faire les courses, ou même mendier, quand la présence policière est renforcée et qu’on a peur non pas d’une amende, mais d’une arrestation, voire d’une détention en centre fermé ? Il nous est permis de douter que le roi Philippe, par exemple, ait des préoccupations de ce genre, confiné dans son château familial.
Dans « Les Confins », nous lisons, par exemple, le témoignage de F., sans-papiers : « Tous les sans-papiers maintenant ont encore plus peur de sortir que d’habitude, ils sont peur de choper le virus et de ne pas avoir le droit d’être soigné. Beaucoup n’appellent même pas le médecin traitant ou ne veulent pas se rendre à l’hôpital ou se faire dépister par peur d’être expulsé. On a besoin d’un soutien matériel et psychologique à la maison, particulièrement dans les squats. Je pense fort à mes amis et mes camarades qui sont là-bas. » F. vit dans un appartement. Un ami avec qui il lutte depuis plusieurs années a été hospitalisé avec le Covid-19, dans un état critique. Mariane, sans-papiers également, est arrivée il y a quatre ans à Bruxelles. Elle a toujours eu du travail. Jusqu’à la semaine dernière, « tout allait bien », disait-elle. Elle s’occupait d’un bébé pour un jeune couple qui a un restaurant dans un quartier chic : « They’re very nice, they pay ok ». Elle habitait jusqu’à mercredi dernier chez eux, du mercredi au dimanche. Le lundi et le mardi, elle rentrait chez elle. Mais voilà, le coronavirus a fait son entrée fulgurante et la situation a basculé du jour au lendemain. Ses patrons sont partis en Suisse pour le confinement, sans rien lui laisser. « Il ne me reste que 5 euros sur mon compte bancaire. J’ai tellement honte de demander de l’aide. J’étais si fière d’envoyer de l’argent à mes enfants, avec mon argent. Mes patrons sont partis en Suisse. Je ne sais pas comment je vais payer mon loyer, il est de 615 euros. Je suis seule, il me reste un paquet de pâtes… »
Edouardo, quant à lui, est sans-abri : « Je dors habituellement dans un parc à Etterbeek, mais maintenant il est fermé, du coup j’ai bougé à Mérode. On m’a dit qu’y avait un hôtel où les sans-abris pouvaient aller, mais je ne connais pas l’adresse. Tu pourras me la donner ? […] Moralement, je suis dégoûté, y a plus personne dans les rues. Pour me nourrir, je continue à recevoir les colis du CPAS donc de ce côté-là, ça va. Pour l’eau ? Je vais dans les stations de métro, aux bornes de pompiers. Y a entre trente et soixante personnes par station de métro ! On peut facilement se choper le virus. C’est pour ça, c’est mieux à l’hôtel, je suis plus tranquille, et puis je peux faire mes papiers…» L’hôtel où Edouardo pensait se réfugier était complet.
Le témoignage de Sven laisse entendre son indignation : « Et encore maintenant il y a des hôtels qui sont vides. Il faut des toits permanents. Que ça change ! C’est bien qu’il y ait des associatifs et des bénévoles, mais c’est aux politiciens d’agir. Et les choix qui sont faits ne sont pas à la hauteur. Ils étaient pas préparés : pas de tests, pas les outils, pas les gens, pas les masques. C’est le cheval qui se trouve à l’arrière du chariot. Les colis alimentaires c’est bien, mais c’est une goutte dans la mer. J’en reçois de ma famille et je vais deux fois par semaine voir les fruitiers pour récupérer des invendus. Maintenant c’est pas très différent pour nous les exclus, pas différent de la solitude de d’habitude. »
Face à ces appels à l’aide et ces cris de colère, il s’agit pour nous de trouver des solutions aux urgences immédiates, qui ne sont pas soulagées par des mots, aux questions matérielles et concrètes (négocier une baisse ou un report de loyer, trouver un lieu d’hébergement, organiser la livraison de colis alimentaires, etc.), mais en même temps de ne pas laisser de côté ni l’interpellation politique des pouvoirs publics face à leurs responsabilités ici et maintenant ni la réflexion de fond sur les mobilisations sociales du futur et le projet de société qu’elles porteront. Le point de départ est donc de rendre à ces voix « d’en bas » leur juste place, l’écho nécessaire, pour briser le trompe l’œil du « tous dans le même bateau », qui voudrait effacer d’un coup les fautes politiques du passé, la violence du présent et les menaces sur notre avenir.
Un nouveau projet
Ce lundi 6 avril 2020, nous avons donc démarré un projet entièrement consacré aux récits écrits et sonores des personnes touchées par les réalités et inégalités sociales structurelles exacerbées sous confinement, des récits récoltés par nos différentes organisations et groupes constitutifs, tels que le Comité des travailleur.se.s migrant.e.s avec et sans-papiers de la CSC ou la Ligue des travailleuses domestiques. Témoignages, lectures de lettres, dialogues sont ainsi réunis dans des carnets de bord du confinement, pour donner corps et voix à ces histoires de tous les jours, révélatrices des nécessités criantes sur le terrain et des résistances quotidiennes des classes populaires. Nous avons intitulé ce projet « Les Confins, résistance au quotidien » et l’avons rendu disponible sur Instagram, Twitter et Facebook . À travers cette initiative, nous voulons d’abord maintenir du lien social, apporter du soutien moral, recueillir les demandes pratiques, permettre aux « invisibilisé.e.s » de se raconter eux et elles-mêmes. De là, nous donnons corps à un autre discours sur cette crise multiforme ainsi que des revendications (des papiers, un toit, un revenu décent pour tou.te.s, une économie qui met au centre les besoins vitaux, etc.) pour les luttes qui vivent déjà là sous la surface et qui vont inévitablement émerger avec le déconfinement et la récession.
Nous avons été convaincu.e.s, après débat, de lancer un appel aux dons (voir ci-dessous) pour soutenir les plus précaires de nos publics : les travailleur.se.s sans-papiers qui se sont retrouvé.e.s sans revenu face à leur propriétaire. En cette période de perte sèche de revenus pour de larges parties de la population, plus en plus d’appels aux dons circulent, notamment pour des sans-papiers, mais aussi bien d’autres sur toutes les thématiques possibles. Tout comme la solidarité concrète et spontanée, auto-organisée, qui s’est manifestée ces dernières semaines dans de nombreux quartiers, ou les applaudissements et slogans chaque soir, ces appels aux dons constituent à la fois une source d’espoir et de malaise.
D’espoir, parce que la générosité de nombre de travailleur.se.s et citoyen.ne.s ordinaires apporte une nouvelle preuve que nous pouvons être bien plus que les calculateurs individualistes dépeints par la pensée néolibérale. Que les travailleur.se.s, même confiné.e.s sont nombreux.ses à vouloir « faire quelque chose », à ne pas rester passif.ve.s.
De malaise, parce qu’il n’est pas question pour nous que la charité ou l’initiative privée dédouane les gouvernements en place qui nous ont mis dans cette situation. Quarante ans d’austérité, de globalisation néolibérale, de démantèlement de la Sécurité sociale et des services publics, de destruction des écosystèmes notamment dûe à l’agro-industrie, de règne du « flux tendu » et du « zéro stock », de prétendue loi du marché et de calculs égoïstes… Nous en récoltons à présent les fruits amers.
Demain, nous, monde du travail, ferons les comptes et nous ne devrons pas oublier. L’ombre du dérèglement climatique plane déjà sur l’humanité. Le choc du Covid-19 doit nous donner la force pour répondre collectivement, par en bas, aux pouvoirs économiques et politiques qui ne nous offrent comme perspective que la peste de la crise sociale ou le choléra des pandémies et des crises écologiques. Le mouvement ouvrier aura un rôle important à jouer pour éviter le naufrage. Il ne pourra gagner qu’en s’alliant à d’autres mouvements sociaux : le mouvement féministe, qui a montré ces dernières années le rôle majeur des femmes dans le travail du soin, sous toutes ses formes. Les mouvements écologistes et climatiques également, portés par la jeunesse et bien souvent par des femmes, qui tirent la sonnette d’alarme sur la nécessité de prendre en compte l’ensemble du vivant et des limites de la biosphère. Les mouvements antiracistes et de solidarité internationale enfin, qui restent nos meilleurs remèdes face aux logiques prédatrices, néofascistes, guerrières et autoritaires… Des confins au cœur des secteurs vitaux, qui sont enfin vus comme tels, de nouvelles alliances sont appelées à naître.
- Comme Gael Magazine, Soir Mag, Ciné Télé Revue.
- Comme dans ce Carrefour.
- L’enquête ouvrière, popularisée par Marx, part du principe que ce sont les travailleur.se.s qui construisent l’analyse de leurs conditions de travail par et pour eux-mêmes.