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Derrière le déclin du livre, la surproduction et la concentration

Blog - e-Mois - culture édition livre Médias par Scohier

janvier 2017

Régu­liè­re­ment, des pro­phètes annoncent le début de la fin du livre. Le choc du numé­rique et la popu­la­ri­sa­tion fou­droyante d’Internet auraient son­né le déman­tè­le­ment du modèle édi­to­rial du XXe siècle et le livre serait chaque année plus mori­bond ; la lec­ture et l’esprit cri­tique eux-mêmes seraient mena­cés d’extinction ! Au-delà du fan­tasme décli­niste de la dis­pa­ri­tion de […]

e-Mois

Régu­liè­re­ment, des pro­phètes annoncent le début de la fin du livre. Le choc du numé­rique et la popu­la­ri­sa­tion fou­droyante d’Internet auraient son­né le déman­tè­le­ment du modèle édi­to­rial du XXe siècle et le livre serait chaque année plus mori­bond ; la lec­ture et l’esprit cri­tique eux-mêmes seraient mena­cés d’extinction1 ! Au-delà du fan­tasme décli­niste de la dis­pa­ri­tion de « notre civi­li­sa­tion let­trée », ces cris d’orfraie révèlent la grande incom­pré­hen­sion qui entoure la trans­for­ma­tion du monde et du sta­tut du livre ; ils dis­si­mulent aus­si les rap­ports de force au sein du champ éditorial.

Le mot même de « livre » n’est pas aus­si clair qu’il semble l’être. Dans l’imaginaire social, il a ten­dance à se super­po­ser à l’image du livre papier, voir du genre lit­té­raire, alors qu’il recouvre une varié­té mul­tiple de récep­tacles et de genres : papier et numé­rique, bande des­si­née et livre sco­laire, essai et roman… Si on le consi­dère comme un bien de consom­ma­tion, le livre est effec­ti­ve­ment en déclin. Les der­niers chiffres, dans l’espace belge fran­co­phone, montrent une décrois­sance du mar­ché édi­to­rial entre 2010 et 2015, en par­ti­cu­lier en 2013 – 2014, avec une légère embel­lie en 20152. Ils confirment une ten­dance déjà forte dans les années 2000. Bien sûr, cette baisse s’inscrit dans un contexte de ten­sion éco­no­mique géné­rale et ne peut pas être consi­dé­rée comme la consé­quence de la seule évo­lu­tion des modes de consom­ma­tion cultu­rels ou de la dyna­mique interne du champ éditorial.

Mais si on prend le livre comme un objet et un sup­port, on peut se rendre compte qu’on n’a jamais publié autant de livres. En France, d’où pro­viennent 75% des livres lus en Bel­gique fran­co­phone3, le nombre de titres publiés chaque année ne cesse d’augmenter — il est pas­sé de 64.300 en 2010 à 80.255 en 20154. Un nou­veau pro­blème appa­raît alors, celui de la sur­pro­duc­tion. Si on met de côté les livres tech­niques et sco­laires, pro­duits pour un public et usage bien pré­cis, la somme d’ouvrages publiés en lit­té­ra­ture et dans le domaine des idées et des sciences est deve­nu tel qu’il est impos­sible de suivre le rythme et d’avoir même un aper­çu géné­ral des évo­lu­tions artis­tiques et scien­ti­fiques de notre temps.

Cette viva­ci­té édi­to­riale pour­rait être une force de notre époque, une oppor­tu­ni­té de dif­fu­ser tou­jours plus lar­ge­ment le savoir et les his­toires. Cepen­dant, le recul de la caté­go­rie des « grands lec­teurs », c’est-à-dire ceux qui lisent plus de vingt livres par an, rend la chose encore plus pré­gnante5 : l’éventail de titres publiés ne cesse de croître, et le lec­teur moyen en lit de moins en moins. Ou plu­tôt, il lit autre­ment : les réseaux sociaux sont deve­nus l’une des prin­ci­pales sources de lec­tures quo­ti­diennes de lettres et d’images — le mode de lec­ture se modi­fiant avec le sup­port, les jeunes géné­ra­tions socia­lisent leur rap­port à la lec­ture avec un rythme tota­le­ment dif­fé­rent de leurs aînés, mémo­ri­sa­tion et com­pré­hen­sion se struc­turent différemment.

Dans le cas de la lit­té­ra­ture, le lec­teur confron­té à la sur­pro­duc­tion est deve­nu avant tout un trieur. Les grandes mai­sons d’édition misent sur le prin­cipe de conti­nui­té, basant leur stra­té­gie édi­to­riale sur l’idée que le lec­teur fidèle s’attend à lire tou­jours le même pro­duit, à consom­mer un même bien encore et encore. La sur­pro­duc­tion ne s’accompagne donc pas for­cé­ment d’une plus grande dif­fu­sion de la créa­ti­vi­té, c’est plu­tôt l’inverse. L’uniformisation du livre est inhé­rente à l’accroissement de la socié­té de consom­ma­tion et de com­mu­ni­ca­tion. Publier pour vendre, c’est publier sans risque, et consé­quem­ment favo­ri­ser une repro­duc­tion à l’infini des mêmes schémas.

La concen­tra­tion du monde édi­to­rial n’est pas pour rien dans ce constat. Elle s’est mise en place quand l’ancien modèle des édi­teurs « fami­liaux » a lais­sé place à celui des trusts natio­naux et inter­na­tio­naux ; ceux-ci sont construits sur le prin­cipe de la diver­si­fi­ca­tion, plon­geant leurs racines aus­si bien dans le sec­teur des médias que celui de la dif­fu­sion ou de la vente. En France quatre groupes contrôle la grande majo­ri­té du mar­ché (Hachette, Édi­tis, Gal­li­mard-Flam­ma­rion et Médias Par­ti­ci­pa­tions)6. Dans l’idéal mar­chand, la pro­duc­tion, la publi­ci­té, la dif­fu­sion et la vente seraient contrô­lées d’un bout à l’autre par une poi­gnée d’oligopoles.

À la marge, une myriade de petits édi­teurs pré­servent une autre culture de l’édition, basée autant sur le besoin de vivre de son métier que d’apporter au lec­to­rat des œuvres exi­geantes, quels qu’en soient la dis­ci­pline ou le genre ; ses édi­teurs conçoivent leur tra­vail comme un pan néces­saire et actif de la socié­té, les livres ayant pour but de par­ti­ci­per à l’élévation intel­lec­tuelle, poli­tique, esthé­tique, phi­lo­so­phique ou spi­ri­tuelle col­lec­tive — d’aider en somme les êtres humains à faire l’histoire7.

Dans ce contexte — sur­pro­duc­tion, concen­tra­tion capi­ta­lis­tique, uni­for­mi­sa­tion mar­chande — dis­tin­guer ce qui, au-delà des goûts et des appré­cia­tions diverses, mérite d’être lu est deve­nu com­plexe. En effet, si la numé­ri­sa­tion n’a pas tué le livre, elle a en revanche bou­le­ver­sé l’encadrement de la sphère lit­té­raire : la place des revues, des cri­tiques, des écoles et des cou­rants n’est plus la même qu’au siècle der­nier. La source de la légi­ti­mi­té des enca­drants a écla­té avec l’accès de tous les lec­teurs à des plates-formes de dif­fu­sion où ils peuvent eux-mêmes jouer le rôle de cri­tiques, don­ner leurs avis, construire ou détruire la répu­ta­tion d’une œuvre ; le bouche-à-oreille s’est ins­ti­tu­tion­na­li­sé, d’abord sur les forums, main­te­nant sur les blogs et les réseaux sociaux.

Il est par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­cile de jau­ger cette trans­for­ma­tion tou­jours en cours. Inter­net est jeune et son rap­port au livre n’est pas encore sta­bi­li­sé — mais se sta­bi­li­se­ra-t-il ? Ne sommes nous pas entrés dans une ère d’auto-modification per­ma­nente des média­tions lit­té­raires et scien­ti­fiques ? Et com­ment le livre, papier comme numé­rique, pour­ra-t-il s’inscrire avec cette flui­di­té du temps et des formes ?

Ce qui est cer­tain c’est que l’espace fran­co­phone n’est pas exempt d’originalité et de créa­ti­vi­té. Le livre est tout autant un objet d’art, orfè­vre­rie des relieurs ; il est tou­jours l’un des prin­ci­paux sup­ports édu­ca­tifs, cen­tral et si sou­vent pho­to­co­pié, à l’école ; il fait tou­jours rêver les enfants avec des his­toires et des des­sins ; il conti­nue de recueillir les tra­vaux des cher­cheurs de toutes les sciences et de tous les domaines ; il marie textes et images dans les bandes des­si­nées… En lit­té­ra­ture, des dizaines de petites mai­sons d’éditions en France, et dans une moindre mesure en Bel­gique, creusent leurs propres sillons, explorent, découvrent et par­tagent de nou­veaux talents, ou alors de vieilles gloires que les lec­teurs fran­co­phones auraient manquées.

Le livre ne dis­pa­raît pas, il change et comme le reste de la socié­té il est confron­té à la géné­ra­li­sa­tion de l’utilitarisme mar­chand et la domi­na­tion de vastes oli­go­poles. À l’inverse des tenants du dis­cours ambiant sur la dis­pa­ri­tion de la culture, il nous faut consta­ter que le livre souffre de pro­blèmes très concrets, éco­no­miques et poli­tiques, contre les­quels on peut agir tout aus­si concrètement.

  1. Comme l’annonçait le prix de Nobel de Lit­té­ra­ture Var­gas Llo­sa en 2013, en par­lant de la dis­pa­ri­tion du livre papier.
  2. Mar­ché du livre de langue fran­çaise en Bel­gique, rap­port pro­duit en 2016 pour le Ser­vice géné­ral des Lettres et des Livres de la Fédé­ra­tion Wallonie-Bruxelles.
  3. Idem.
  4. Lire les dif­fé­rents rap­ports du minis­tère de la Culture de la Répu­blique fran­çaise sur les chiffres clés du sec­teur du livre, ici en 2010, ici en 2016.
  5. Le nombre de grands lec­teurs est pas­sé de 26% des Fran­çais en 1973 à 16% en 2008, lire « Le lec­teur, une espèce mena­cée » sur le site de Télé­ra­ma. (À ma connais­sance ces chiffres n’existent pas pour la seule Bel­gique francophone.).
  6. On peut lire cette évo­lu­tion le livre de Jean-Yves Mol­lier, Une autre his­toire de l’édition fran­çaise, La fabrique, 2015.
  7. Sur le sujet, on peut lire, par exemple, les livres d’André Schif­frin parus à La fabrique et qui décrivent l’évolution du métier d’éditeur aux États-Unis et en Europe à par­tir du témoi­gnage de l’un d’eux : L’édition sans édi­teurs, La fabrique, 1999 et Le contrôle de la parole, La fabrique, 2005

Scohier


Auteur

Thibault Scohier est politologue et chercheur indépendant