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Démocratiser la gestion de la crise sanitaire

Blog - e-Mois - Belgique Covid-19 crise mesures sanitaires par John Pitseys

février 2022

L’injonction a recueilli un consen­sus crois­sant : il faut « démo­cra­ti­ser la ges­tion de la crise sani­taire ». Nom­breux sont ceux qui remettent en ques­tion le fonc­tion­ne­ment du Comi­té de concer­ta­tion (Code­co) et qui sou­haitent don­ner plus de pou­voirs au Par­le­ment ou aux citoyens. Pré­sident de Défi, Fran­çois De Smet sug­gère même de ne plus recou­rir au Comi­té de […]

e-Mois

L’injonction a recueilli un consen­sus crois­sant : il faut « démo­cra­ti­ser la ges­tion de la crise sani­taire ». Nom­breux sont ceux qui remettent en ques­tion le fonc­tion­ne­ment du Comi­té de concer­ta­tion (Code­co) et qui sou­haitent don­ner plus de pou­voirs au Par­le­ment ou aux citoyens. Pré­sident de Défi, Fran­çois De Smet sug­gère même de ne plus recou­rir au Comi­té de concer­ta­tion et d’opter pour un pilo­tage fédé­ral de la crise, sous le contrôle de la Chambre des repré­sen­tants1. Tou­te­fois, qu’en serait-il concrè­te­ment compte tenu des carac­té­ris­tiques du sys­tème poli­tique belge ?

Tout d’abord, il importe de s’entendre sur les termes : beau­coup des cri­tiques qui ont été adres­sées au Code­co ne portent pas sur ses carences démo­cra­tiques. Que reproche-t-on au juste à la ges­tion de la crise sani­taire ? Pour l’essentiel, son manque d’efficacité, de cohé­rence et de lisi­bi­li­té. Or la cohé­rence, la lisi­bi­li­té et l’efficacité de l’action publique ne sont pas intrin­sè­que­ment liées à son carac­tère démo­cra­tique. Les citoyens peuvent attendre de leurs élus que ceux-ci prennent le temps d’expliquer les com­pro­mis atten­dus, de cla­ri­fier au mieux le sens et la teneur des déci­sions prises, de se mon­trer plus à l’écoute des inquié­tudes. Mais ces exi­gences peuvent être par­fai­te­ment ren­con­trées sans pour autant démo­cra­ti­ser davan­tage la ges­tion de la crise sanitaire.

Quoi que nous réserve la Covid-19 dans les mois qui viennent, rien n’empêche tou­te­fois de s’interroger sur ces carences démo­cra­tiques et les ques­tions ne manquent pas à cet égard. Le Par­le­ment fédé­ral a‑t-il été impli­qué de manière satis­fai­sante dans l’élaboration de la loi « pan­dé­mie » ? Celle-ci garan­tit-elle de manière suf­fi­sante les pré­ro­ga­tives des ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques, et les condi­tions de sa mise en œuvre sont-elles satis­fai­santes ? Le pou­voir poli­tique a‑t-il ména­gé des espaces de concer­ta­tion satis­fai­sants de la socié­té civile, qu’il s’agisse des groupes de tra­vail char­gés de la pré­pa­ra­tion des recom­man­da­tions du GEMS, de la com­po­si­tion du GEMS lui-même ou de l’accompagnement des déci­sions prises en Code­co ? Ne serait-il pas per­ti­nent d’associer plus direc­te­ment les citoyens à cer­tains aspects de la ges­tion de la crise sani­taire, compte tenu de sa durée, de ses impacts sociaux, de la com­plexi­té des dimen­sions dont il faut tenir compte ? 

La déli­bé­ra­tion démo­cra­tique n’a pas seule­ment pour objec­tif d’assoir encore la légi­ti­mi­té de la déci­sion col­lec­tive, elle pré­sente aus­si des avan­tages ins­tru­men­taux. Par exemple, elle tend à élar­gir la diver­si­té des points de vue, elle per­met de tem­pé­rer les logiques endo­games propres aux négo­cia­tions par­ti­cra­tiques, elle tend à amé­lio­rer l’acceptation sociale des déci­sions prises.

Dans ce cadre, les négo­cia­tions opaques du Code­co peuvent lais­ser dou­ter de sa légi­ti­mi­té à régler la ges­tion de la crise sani­taire. Tou­te­fois, ce n’est pas un hasard si le Code­co s’est impo­sé comme le lieu pri­vi­lé­gié de déci­sion dans le cadre de la crise sani­taire. Mise en place par la loi spé­ciale du 8 aout 1980, le Code­co est une sorte de confé­rence diplo­ma­tique à la belge où sont repré­sen­tés le kern du gou­ver­ne­ment fédé­ral ain­si que — gros­so modo — les ministres-pré­si­dences des Com­mu­nau­tés et des Régions. Les Par­le­ments n’y sont pas repré­sen­tés. Les autres membres des gou­ver­ne­ments concer­nés, pas davan­tage, sauf sur invi­ta­tion. Et ces règles de com­po­si­tion sont tout à fait com­pré­hen­sibles compte tenu de la fonc­tion dévo­lue au Comi­té de concer­ta­tion : pré­ve­nir les conflits d’intérêts et de com­pé­tences entre les dif­fé­rentes com­po­santes de l’État belge, coor­don­ner l’action de niveaux de pou­voir plei­ne­ment auto­nomes pour ce qui concerne l’exercice de leurs compétences.

Pré­sen­tés comme une sorte de revi­val de l’esprit de com­pro­mis à la belge, les Code­co sani­taires sont en fait des moments de négo­cia­tion post-fédé­rale. Si le Code­co appa­rait néces­saire, c’est parce que l’organisation de l’État l’impose. Vou­loir « appro­fon­dir le rôle du Par­le­ment », « assu­rer davan­tage de trans­pa­rence aux négo­cia­tions » ou « asso­cier plus direc­te­ment les citoyens aux déci­sions » sont des aspi­ra­tions légi­times, mais qui doivent tenir compte du fait qu’il y a plu­sieurs Par­le­ments et plu­sieurs niveaux de pou­voirs impli­qués dans la déci­sion, plu­sieurs opi­nions publiques concernées. 

Pour le for­mu­ler encore autre­ment, il est impos­sible d’évoquer la démo­cra­ti­sa­tion de la ges­tion de la crise sans pla­cer aus­si­tôt la réflexion dans son écrin ins­ti­tu­tion­nel et com­mu­nau­taire. Nom­breux sont ceux qui estiment encore que les ques­tions ins­ti­tu­tion­nelles ne sont pas celles qui pré­oc­cupent « vrai­ment » les citoyens, et que celles-ci devraient notam­ment lais­ser la place à une réflexion plus large sur la démo­cra­ti­sa­tion de nos ins­ti­tu­tions. La crise sani­taire nous rap­pelle tous les jours qu’il est impos­sible de dis­so­cier ces dimen­sions. La répar­ti­tion des com­pé­tences entre Auto­ri­té fédé­rale, Com­mu­nau­tés et Régions condi­tionne (notam­ment) la dis­cus­sion sur le finan­ce­ment de leur exer­cice, sur les termes du débat qui seront pri­vi­lé­giés, sur leur mutua­li­sa­tion bud­gé­taire et admi­nis­tra­tive. Ceux et celles qui pré­parent déjà la sep­tième réforme de l’État à venir devraient s’en sou­ve­nir. Et ceux et celles qui estiment que le Code­co est un lieu de concer­ta­tion obso­lète gagne­raient à gar­der à l’esprit la rai­son pour laquelle le Code­co est deve­nu l’instrument pri­vi­lé­gié de la crise sani­taire : tout sim­ple­ment parce qu’il n’en exis­tait pas d’autres dis­po­nibles. Inver­se­ment, per­sonne ne pré­tend que le Code­co est un dis­po­si­tif de ges­tion idéal : pour beau­coup, il repré­sen­tait même un par­fait zom­bie ins­ti­tu­tion­nel avant le déclen­che­ment de la crise, cha­cun des désac­cords entre Com­mu­nau­tés, Régions et État fédé­ral y étant moro­se­ment enté­ri­nés depuis vingt ans.

Compte tenu de ces élé­ments, com­ment amé­lio­rer mal­gré tout la déli­bé­ra­tion poli­tique de la crise sanitaire ?

Première option : il faut associer davantage les parlements concernés

C’est l’évidence, du moins pour une large part de l’opinion publique. Mais une fois celle-ci énon­cée, que pour­rait-elle impli­quer concrè­te­ment ? Deux options se dégagent à prio­ri. La pre­mière consiste à dire que les dif­fé­rents par­le­ments concer­nés devraient avoir le pou­voir de déter­mi­ner les lignes de négo­cia­tion défen­dues par cha­cun des membres du Code­co. Plus modeste, la seconde consiste à dire que les Par­le­ments devraient être asso­ciés plus étroi­te­ment à la pré­pa­ra­tion et à l’évaluation poli­tique des déci­sions prises, via un contrôle par­le­men­taire vigou­reux de l’action gou­ver­ne­men­tale ou via un bali­sage géné­ral de la dis­cus­sion avant que ne se tienne le Codeco.

La pre­mière option pré­sente tou­te­fois des dif­fi­cul­tés. Si un man­dat est don­né au Ministre-pré­sident, cela signi­fie que ce man­dat peut être révo­qué ex post si les déci­sions prises par le Code­co ne cor­res­pondent pas à celui-ci. Cela réduit inévi­ta­ble­ment la marge de dis­cus­sion dont dis­pose le man­da­taire. Dans ce cadre, on reproche sou­vent au Code­co de prendre des déci­sions gui­dées par des inté­rêts sec­to­riels ou par des sen­si­bi­li­tés régio­nales et ce, au détri­ment de l’intérêt géné­ral. Mais l’octroi d’un man­dat consiste pré­ci­sé­ment à deman­der au Ministre-pré­sident de défendre des pers­pec­tives et sec­teurs par­ti­cu­liers — défendre la culture, sou­te­nir l’horeca, etc. — ain­si que les sen­si­bi­li­tés spé­ci­fiques de la com­mu­nau­té poli­tique concer­née. En d’autres termes, il est tout sauf cer­tain que la prise de déci­sion au sein du Code­co sera faci­li­tée si ses membres sont tenus d’emblée par un man­dat semi-impé­ra­tif. Et il n’est pas plus cer­tain que les déli­bé­ra­tions du Code­co seront plus enclines à déga­ger une vue géné­rale de la crise et à dépas­ser les inté­rêts sec­to­riels en cause.

Envi­sa­geons dès lors l’autre option : une consul­ta­tion préa­lable puis un contrôle ex post vigou­reux de la part des par­le­ments concer­nés. L’objet de ce texte n’est pas d’explorer en détail des moda­li­tés de cette pré­pa­ra­tion et de ce contrôle. Conve­nons mal­gré tout que les par­le­ments dis­posent a prio­ri de toutes les res­sources néces­saires pour pro­po­ser des dis­po­si­tifs effi­caces en la matière.

Dans ce cas, des obs­tacles sub­stan­tiels demeurent tou­te­fois. En effet, un sain exer­cice du contrôle par­le­men­taire néces­site en prin­cipe une dia­lec­tique solide entre l’action de l’exécutif et l’activité par­le­men­taire. Or cette rela­tion est aujourd’hui très asy­mé­trique en Bel­gique, quel que soit le gou­ver­ne­ment concer­né ou le type de majo­ri­té poli­tique visé. Comme sou­vent sou­li­gné dans la lit­té­ra­ture2, le jeu par­le­men­taire belge ne confronte pas le par­le­ment au gou­ver­ne­ment mais la majo­ri­té à l’opposition. À l’opposition par­le­men­taire le sou­la­ge­ment de gar­der sa parole libre mais la cer­ti­tude de ne pas pou­voir peser sur l’agenda légis­la­tif. À la majo­ri­té par­le­men­taire le pou­voir de voter les lois sans le moindre doute qu’elles soient adop­tées, mais aus­si la frus­tra­tion de s’aligner sur la majo­ri­té gou­ver­ne­men­tale. Dans ce cadre, l’existence poli­tique des par­le­men­taires – dont l’auteur de ces lignes – dépend moins de leur rela­tion per­son­nelle à l’opinion publique (et donc à l’électorat) que de la déci­sion des organes internes de son par­ti de l’inscrire à une place direc­te­ment éligible.

Une fois ces élé­ments rap­pe­lés, de quelle lati­tude et de quelles capa­ci­tés les Par­le­ments dis­posent-ils pour contrô­ler les gou­ver­ne­ments en charge de la crise ? D’une part, presque tous les par­tis sont impli­qués dans la ges­tion de la crise. Par­mi les par­tis fran­co­phones, seuls le PTB et le CDH ne sont pas asso­ciés aux prises de déci­sion gou­ver­ne­men­tales. Par ailleurs, il convient d’éclairer l’éléphant dans la pièce : les cabi­nets et les Par­le­ments dis­posent de res­sources très inégales. Il est connu qu’une part des res­sources par­le­men­taires est trans­fé­rée aux par­tis poli­tiques, celles-ci leur ser­vant de source de finan­ce­ment com­plé­men­taire. Même si ce n’était pas le cas, les par­le­men­taires ne dis­posent ni de l’expertise juri­dique, ni de l’information scien­ti­fique, ni des moyens de l’administration publique. Pour écrire les choses encore plus clai­re­ment, les par­le­ments ne dis­posent pas des moyens pour rédi­ger d’eux-mêmes des textes de loi dépas­sant un cer­tain niveau de complexité.

Dire qu’il faut ren­for­cer le Par­le­ment, c’est bien. Mais il faut donc expli­quer qu’un tel ren­for­ce­ment ne favo­ri­se­ra pas for­cé­ment la conver­gence des déli­bé­ra­tions au sein du Code­co. Que les rela­tions entre majo­ri­té et oppo­si­tion ne favo­risent ni un débat ouvert ni un contrôle ser­ré de l’exécutif. Que les par­le­ments ne dis­posent pas des res­sources pour peser, tout sim­ple­ment. Les bonnes idées pour réfor­mer les par­le­ments ne manquent pas et on peut les men­tion­ner rapi­de­ment ici : réforme du scru­tin, ren­for­ce­ment du sta­tut des élus indé­pen­dants, réforme des règles de com­po­si­tion du gou­ver­ne­ment, cla­ri­fi­ca­tion du sta­tut et des règles de finan­ce­ment des par­tis poli­tiques, etc.

Mais à très court terme, « ren­for­cer les pou­voirs du par­le­ment » signi­fie pro­saï­que­ment trois choses. Pri­mo, les déci­sions du Code­co doivent être bali­sées en amont et en aval par une consul­ta­tion par­le­men­taire. Secun­do, les res­sources et exper­tises néces­saires doivent être mises à sa dis­po­si­tion. Ter­tio, le par­le­ment ne pour­ra plei­ne­ment jouer son rôle que si les par­le­men­taires osent y prendre la parole. Ces trois ini­tia­tives auront des effets sans doute réels mais pro­ba­ble­ment limi­tés sur la négo­cia­tion elle-même. Dans ce cadre, le para­doxe reste qu’une pré­pa­ra­tion plus démo­cra­tique du Code­co n’aboutira pas for­cé­ment à des dis­cus­sions plus tour­nées vers l’intérêt général.

Deuxième option : il faut associer plus directement le citoyen aux décisions prises

Outre l’activité par­le­men­taire, com­ment démo­cra­ti­ser davan­tage la ges­tion poli­tique de la crise sani­taire ? Lais­sons ici de côté nos vieilles faveurs sur la démo­cra­tie directe3 et pen­chons-nous sur une pro­po­si­tion res­sor­tant des com­mis­sions déli­bé­ra­tives que le Par­le­ment bruxel­lois fran­co­phone a orga­ni­sées en octobre pas­sé sur les condi­tions démo­cra­tiques de ges­tion de crise : la mise en place d’une assem­blée plus ou moins per­ma­nente de citoyens tirés au sort, laquelle serait consul­tée sur cer­tains aspects géné­raux de la ges­tion de la crise sanitaire.

Si cette hypo­thèse peut sem­bler far­fe­lue à cer­tains, de nom­breuses études por­tant sur la tenue de mini-publics tirés au sort4 per­mettent d’écarter rapi­de­ment une série d’objections qui lui sont faites.

Ain­si, il est bien sûr tout à fait pos­sible de doter les par­ti­ci­pants du panel d’une exper­tise de base suf­fi­sante pour déli­bé­rer des axes géné­raux de la ges­tion de crise. Il n’y a pas de rai­son de pen­ser que leur degré de connais­sance scien­ti­fique en matière épi­dé­mio­lo­gique soit sub­stan­tiel­le­ment plus faible que celles des membres de cabi­net ou des membres du gou­ver­ne­ment. Enfin, une lit­té­ra­ture de plus en plus ample per­met aujourd’hui d’aménager avec une cer­taine pré­ci­sion les condi­tions qui ren­dront la déli­bé­ra­tion col­lec­tive non seule­ment utile mais rela­ti­ve­ment équi­table, compte tenu de la diver­si­té des pro­fils socioé­co­no­miques concernés.

Tou­te­fois, cette hypo­thèse sus­cite elle aus­si une série de ques­tions. Tout d’abord, com­ment orga­ni­ser le dia­logue entre cette assem­blée citoyenne et les ins­ti­tu­tions poli­tiques élec­tives ? Quels seraient l’influence et/ou le pou­voir de celle-ci vis-à-vis du par­le­ment, des gou­ver­ne­ments concer­nés et du Code­co lui-même ? Les com­mis­sions déli­bé­ra­tives du Par­le­ment régio­nal bruxel­lois sont des com­mis­sions mixtes, ras­sem­blant à la fois des citoyens tirés au sort et des par­le­men­taires. En irait-il de même pour cette assem­blée citoyenne ? Outre sa com­po­si­tion, quelle serait exac­te­ment sa fonction ?

Plus fon­da­men­ta­le­ment, quelle serait la légi­ti­mi­té de cette assem­blée citoyenne ? Je l’évoquais plus haut, le Code­co n’existe pas par hasard : la Bel­gique doit trou­ver des lieux de négo­cia­tion poli­tique entre les com­po­santes de l’État belge lors même que leurs inté­rêts et leurs pers­pec­tives ne sont pas les mêmes. Or l’influence dont dis­po­se­rait l’assemblée citoyenne sus­men­tion­née dépend de son degré d’acceptation poli­tique. Deux cas de figure sont envi­sa­geables. Soit la créa­tion de cette assem­blée répond à une demande sociale impor­tante, liée par exemple à une crise ouverte des ins­ti­tu­tions et à une volon­té expli­cite et lar­ge­ment par­ta­gée dans la popu­la­tion de renou­ve­ler les ins­ti­tu­tions. À la suite du krach de l’économie islan­daise consé­cu­tif à la crise des sub­primes. ce sont ces cir­cons­tances qui ont mené en Islande à la « révo­lu­tion des cas­se­roles » puis à la mise en place d’un Comi­té consti­tu­tion­nel tiré au sort char­gé de dépo­ser une pro­po­si­tion de réforme de la Consti­tu­tion, Soit cette assem­blée est vigou­reu­se­ment endos­sée par le per­son­nel poli­tique, lequel accepte de neu­tra­li­ser en par­tie ses pro­ces­sus de négo­cia­tions par­ti­cra­tiques afin de lais­ser place aux déli­bé­ra­tions de l’assemblée citoyenne nou­vel­le­ment créée. Ain­si, les com­mis­sions déli­bé­ra­tives du Par­le­ment bruxel­lois ont fonc­tion­né grâce au sou­tien des groupes poli­tiques. Un sou­tien réser­vé, par­fois scep­tique, vigi­lant. Mais un sou­tien mal­gré tout ; un sou­tien crois­sant même, vu le rela­tif suc­cès des pre­mières expé­riences et le sen­ti­ment posi­tif expri­mé par les par­ti­ci­pants. Tou­te­fois, au niveau fédé­ral comme à celui des autres enti­tés concer­nées, un sou­tien de cet ordre n’est pas évident à ce stade – pour dire le moins. À défaut d’être puis­sam­ment por­tée par des forces sociales ou poli­tiques, la créa­tion de cette assem­blée serait juste du flag­ship politique.

Troisième option : descendre sur le terrain

Mis à part une pro­duc­tion impor­tante consa­crée aux pou­voirs (for­cé­ment délé­tères) des réseaux sociaux et à l’émergence (for­cé­ment déca­dente) de l’ère de la post-véri­té, la théo­rie poli­tique contem­po­raine porte une écra­sante res­pon­sa­bi­li­té quant à l’oubli d’une dimen­sion déter­mi­nante de la vie poli­tique : la déli­bé­ra­tion au sein de l’espace public. 

Pour­quoi les citoyens ne font-ils plus confiance aux ins­ti­tu­tions publiques ? Je crois que le désar­roi de beau­coup de citoyens tient à ce qu’ils pensent n’avoir le choix qu’entre deux moda­li­tés de cir­cu­la­tion de l’information poli­tique. Un flux constant, conti­nu, abon­dant et hori­zon­tal d’informations les plus diverses por­tant sur la pan­dé­mie : tweets d’experts, études diverses, contri­bu­tions d’amateurs éclai­rés, témoi­gnages, etc., d’une part, et les opé­ra­tions plus ou moins habiles de « péda­go­gie » menées par les gou­ver­ne­ments com­pé­tents, d’autre part.

Ces deux moda­li­tés ne sont pas for­cé­ment toxiques. Il me semble légi­time que les auto­ri­tés publiques expliquent et jus­ti­fient publi­que­ment leur stra­té­gie de ges­tion de la crise sani­taire et assument la dimen­sion de pro­pa­gande qui accom­pagne celle-ci : il n’en irait pas autre­ment en matière de sécu­ri­té rou­tière ou de lutte contre les addic­tions par exemple. Par ailleurs, il me semble sain que nos débats de tous les jours à pro­pos de la crise sani­taire ne passent pas par un tri a prio­ri de ce que serait une opi­nion cor­recte ou incor­recte, morale ou immo­rale, infor­mée ou non infor­mée. Cela ne signi­fie pas que les exper­tises se valent ou que la déli­bé­ra­tion publique gagne au bruit indis­tinct, mais qu’il est assez nor­mal au fond que le débat public res­semble par­fois à une auberge espagnole. 

Par contre, je pense qu’il faut plus étroi­te­ment arti­cu­ler ces deux dimen­sions. D’une part, il faut que les flux d’informations issus de l’espace public puissent faire l’objet d’un débat pro­pre­ment poli­tique. D’autre part, il faut que les res­pon­sables poli­tiques des­cendent davan­tage dans l’arène publique. En ce sens, il est grand temps d’organiser des débats publics longs, nour­ris, appro­fon­dis et loca­li­sables sur la ges­tion de la pan­dé­mie. On vou­drait voir des Town Hall Mee­tings orga­ni­sés de manière décen­tra­li­sée dans les villes et vil­lages du pays, lors des­quels des res­pon­sables poli­tiques aient l’occasion de répondre in vivo aux ques­tions des citoyens. On vou­drait voir 1h30 de débat télé­vi­sé heb­do­ma­daire ouvert aux ques­tions du public. On vou­drait voir des séances de ques­tions-réponses à la radio. Les res­pon­sables poli­tiques acceptent bien volon­tiers d’expliquer les poli­tiques qu’ils mènent. Il faut éga­le­ment qu’ils soient prêts à en dis­cu­ter5. Il va de soi que ces sug­ges­tions me semblent à la fois sou­hai­tables, très pra­ti­cables et peu pro­bables compte tenu du pro­fond état d’épuisement des cabi­nets concer­nés et de l’état géné­ral du débat public en Belgique.

Quatrième option : il faut associer davantage les gouvernements

De nom­breux obser­va­teurs s’accordent à pen­ser que la crise sani­taire ne donne pas assez de place aux citoyens et aux par­le­ments. C’est sans doute vrai. Mais en réa­li­té, elle ne donne pas de place satis­fai­sante aux gou­ver­ne­ments concer­nés eux-mêmes.

Le Code­co réunit le kern et les ministres-pré­si­dents. Par consé­quent, il laisse une série de ministres très direc­te­ment com­pé­tents (san­té, éco­no­mie, ensei­gne­ment obli­ga­toire…) hors de la salle de négo­cia­tion. Il serait sans doute mal­ai­sé de réunir dans la même pièce les trente ou qua­rante ministres poten­tiel­le­ment concer­nés par la ges­tion de la crise. Mais le fait est que toutes les com­pé­tences idoines ne sont pas autour de la table — même si les tra­vaux du Code­co sont bien bali­sés par le tra­vail du com­mis­saire « coro­na » et des dif­fé­rentes com­mis­sions inter­mi­nis­té­rielles char­gées de pilo­ter la ges­tion de la crise. Par ailleurs, les ministres-pré­si­dents parlent en leur nom, sans man­dat for­mel de la part du gou­ver­ne­ment dont ils portent la parole. Les Code­co ne font pas tou­jours l’objet d’un tra­vail de pré­pa­ra­tion exten­sif au sein des dif­fé­rents gou­ver­ne­ments concernés.

Dans ce cadre, la mise en place d’un calen­drier pré­vi­sible per­met d’anticiper les ordres du jour du Code­co. Les gou­ver­ne­ments gagne­raient à s’appuyer sur les consul­ta­tions par­le­men­taires évo­quées plus haut afin de bali­ser davan­tage — et au consen­sus — les points qui seront pro­po­sés à la dis­cus­sion lors du Code­co. Ils gagne­raient éga­le­ment à s’entendre en leur sein sur le man­dat accor­dé aux Ministre-Pré­sident compétent. 

Six suggestions pour conclure

Pour conclure : de quoi doit-on par­ler, quand on dit vou­loir démo­cra­ti­ser la ges­tion de la crise sani­taire ? Tout d’abord, démo­cra­ti­ser notre sys­tème poli­tique dans son ensemble, et se sou­ve­nir de ces décla­ra­tions d’intentions dans deux ans, quand il s’agira de rédi­ger des pro­grammes pour les uns et de choi­sir en faveur de qui voter pour les autres. Ce n’est pas l’incompétence ou l’arrogance des repré­sen­tants qui perdent le citoyen — l’œuvre com­plète de Mag­gie De Block mise à part. Ce sont des fac­teurs struc­tu­rels. Et la com­plexi­té de la chose, c’est que nos ins­ti­tu­tions sont à la fois des poi­sons et des remèdes. Le scru­tin pro­por­tion­nel et le rôle don­né aux par­tis contri­buent à figer consi­dé­ra­ble­ment le jeu poli­tique. Mais pour dire les choses sim­ple­ment, ils cimentent le pays bien davan­tage que l’équipe natio­nale de foot ou la famille royale. C’est à cette aune qu’il fau­dra pour­tant bien un jour se pen­cher sur le sta­tut des par­tis, sur les règles de com­po­si­tion des gou­ver­ne­ments, sur l’introduction d’une dose de démo­cra­tie directe dans notre système.

Avant cela, nous pou­vons mettre en place une série d’inflexions concrètes, qu’on énu­mè­re­ra en ter­mi­nant par celles qui ont le moins de chance de recueillir un consen­sus politique.

  • La pre­mière consis­te­ra à orga­ni­ser un calen­drier régu­lier et pré­vi­sible des Codeco.
  • La deuxième consis­te­ra à mettre sur pied des débats par­le­men­taires préa­lables aux réunions des Code­co. Ces débats ne don­ne­ront pas lieu à un man­dat for­mel mais ils per­met­tront de bali­ser les termes de la discussion.
  • La troi­sième consis­te­ra, dans la fou­lée de la dis­cus­sion par­le­men­taire, à pré­pa­rer au sein des gou­ver­ne­ments concer­nés les lignes de dis­cus­sion qui seront pré­sen­tées en Code­co. Ces lignes doivent a prio­ri faire l’objet d’un consen­sus gouvernemental.
  • La qua­trième tien­dra à l’organisation volon­ta­riste de débats poli­tiques dans l’espace public, à tra­vers des for­mats simples, acces­sibles et rela­ti­ve­ment longs.
  • La cin­quième consis­te­ra dans l’idéal à accroitre les res­sources finan­cières et humaines dont dis­posent les par­le­ments afin de mener leurs mis­sions, soit en limi­tant les trans­ferts de ces res­sources vers les par­tis poli­tiques, soit en aug­men­tant le volume total de ces ressources.
  • Enfin, la sixième tien­dra à la mise en place d’une assem­blée de citoyens consul­table, le suc­cès repo­sant sur un enga­ge­ment à la fois mas­sif et vigi­lant des par­tis impliqués.

Aucune de ces mesures n’est suf­fi­sante en soi. Aucune de ces mesures ne repré­sente une solu­tion miracle. Le suc­cès de toutes ces mesures repose sur la bonne volon­té poli­tique des acteurs politiques.

  1. Le Soir, 13 jan­vier 2022.
  2. K. Des­chou­wer, The Poli­tics of Bel­gium. Gover­ning a Divi­ded Socie­ty, deuxième édi­tion, New York/Basingstoke, Pal­grave Mac­Mil­lan, 2012 ; A. Tim­mer­mans, « Stan­ding Apart and Sit­ting Toge­ther : Enfor­cing Coa­li­tion Agree­ments in Mul­ti­par­ty Sys­tems », Euro­pean Jour­nal of Poli­ti­cal Research, volume 45, n°2, 2006, p. 263 – 283 ; P. Dumont, L. De Win­ter, « La for­ma­tion et le main­tien des gou­ver­ne­ments (1946 – 1999) », Cour­rier heb­do­ma­daire, Crisp, n° 1664, 1999. De manière plus géné­rale, cf. A. Lij­phart, The Poli­tics of Accom­mo­da­tion. Plu­ra­lism and Demo­cra­cy in the Nether­lands, deuxième édi­tion, Berkeley/Los Angeles/Londres, Uni­ver­si­ty of Cali­for­nia Press, 1975
  3. J. Pit­seys, « Une réforme de l’État ne se joue pas sur un coin de table », Le Soir, 22 aout 2020.
  4. Voy. notam­ment J. Gas­til, E.O. Wright, Legis­la­ture by Lot. Trans­for­ma­tive Desi­gns for Deli­be­ra­tive Gover­nance, Ver­son, London/ New York, 2019.
  5. « Et toi, que fais-tu, young pada­wan ? », pasl­mo­die le choeur antique. Eh bien, je n’en fais pas assez. Mais j’écris ce texte et j’essaie de répondre le plus poli­ment pos­sible aux ques­tions qu’on me pose dans la rue et sur mon mur Face­book de post-boomer.

John Pitseys


Auteur

John Pitseys est licencié en droit et en philosophie, docteur en philosophie à l’UCLouvain (Chaire Hoover d’éthique économique et sociale), député au Parlement bruxellois et sénateur, chef du groupe Ecolo au Parlement régional bruxellois