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Delhaize et l’effet boomerang de l’austérité

Blog - Délits d’initiés - budget commerce conflit social entreprise par Olivier Derruine

juin 2014

Del­haize va sacri­fier 2.500 emplois sur les presque 15.000 du groupe en Bel­gique. 1 emploi sur 6 ! 14 des 138 maga­sins inté­grés devraient fer­mer leurs portes. Cette annonce a fait cou­ler beau­coup d’encre et a été au centre des débats domi­ni­caux. Cha­cun y va de sa petite ana­lyse poin­tant spé­ci­fi­que­ment les erre­ments stra­té­giques du groupe, le niveau des salaires […]

Délits d’initiés

Del­haize va sacri­fier 2.500 emplois sur les presque 15.000 du groupe en Bel­gique. 1 emploi sur 6 ! 14 des 138 maga­sins inté­grés devraient fer­mer leurs portes.

Cette annonce a fait cou­ler beau­coup d’encre et a été au centre des débats domi­ni­caux. Cha­cun y va de sa petite ana­lyse poin­tant spé­ci­fi­que­ment les erre­ments stra­té­giques du groupe, le niveau des salaires et plus glo­ba­le­ment, les dif­fé­rences entre les com­mis­sions pari­taires qui couvrent le sec­teur de la dis­tri­bu­tion, la concur­rence ou encore la maxi­mi­sa­tion de la valeur bour­sière du groupe…

Par­mi les argu­ments avan­cés, Domi­nique Michel, admi­nis­tra­teur-délé­gué de Comeos (fédé­ra­tion patro­nale de la dis­tri­bu­tion), évo­quait sur le pla­teau de Mise au Point de ce 15 juin que les clients fai­saient par­tie de l’équation. Ils se tournent de plus en plus vers les dis­coun­ters et, du coup, c’est un mar­ché de plus en plus grand qui échappe pro­gres­si­ve­ment à Del­haize. De fait, « les dis­coun­ters, c’est-à-dire les Col­ruyt et Inter­mar­ché (soft), Aldi et Lidl (hard) pèsent 42,6% du mar­ché contre 31,2% dix ans plus tôt. En dix ans, leur nombre de maga­sins est pas­sé de 881 à 1.132 points de vente. » 1

Loin de pré­tendre embras­ser toutes les causes de cette restruc­tu­ra­tion, ce papier se pro­pose de mettre au jour les évo­lu­tions macroé­co­no­miques qui peuvent expli­quer l’envolée de ce cré­neau de la grande dis­tri­bu­tion : aus­si bien la crise que les mesures d’austérité prises pour y répondre ont ampli­fié la trans­hu­mance des consom­ma­teurs vers les dis­coun­ters. « Ampli­fié » car, à l’instar de la crois­sance éco­no­mique annuelle (PIB), cela fait cin­quante ans que les dépenses de consom­ma­tion des ménages baissent. Mais, alors que la crois­sance du PIB s’est main­te­nue à un niveau rela­ti­ve­ment stable de 2 % depuis le début des années 1980 à la veille de crise (2007 – 2008), les dépenses de consom­ma­tion, pour­tant stables jusqu’en 2000 (alors même que le pou­voir d’achat de la popu­la­tion était mena­cé par le plan glo­bal), conti­nuaient à plon­ger dans les années pré­cé­dant la crise. Cette décon­nexion prouve que l’évolution des dépenses de consom­ma­tion n’est pas cal­quée sur celle du PIB, mais que des déci­sions poli­tiques comme une réforme fis­cale peuvent peser sur ces dépenses.

pib-et-conso.jpg

Bref, cette baisse struc­tu­relle implique que la concur­rence au sein du sec­teur de la grande dis­tri­bu­tion s’est inten­si­fiée (ralen­tis­se­ment de la crois­sance des dépenses des ménages ver­sus ouver­ture inces­sante de points de vente).

Satiété des consommateurs ?

Des études 2 montrent que, au-delà d’un cer­tain niveau de richesse, les indi­vi­dus n’ont plus besoin de consom­mer davan­tage que pré­cé­dem­ment pour accroitre leur bien-être. Le bien-être n’augmente pas indé­fi­ni­ment avec l’argent que l’on pos­sède. Cette évo­lu­tion de long terme des dépenses de consom­ma­tion pour­rait signi­fier qu’un tel degré de satis­fac­tion a été atteint. Si cela peut être vrai pour un petit groupe de de pri­vi­lé­giés 3 , cela ne se véri­fie pas pour une part crois­sante de la population.

L’enquête euro­péenne EU-SILC sur les condi­tions de vie des Euro­péens et le der­nier rap­port de l’Observatoire du cré­dit et de l’endettement témoignent, de manière plus fine qu’en uti­li­sant le taux d’emploi ou de pau­vre­té, de la pré­ca­ri­sa­tion crois­sante en Bel­gique et des consé­quences de celle-ci (cf. tableau). Ce phé­no­mène a nour­ri une dyna­mique du type « fuite vers la quan­ti­té » plu­tôt que vers la qua­li­té. Autre­ment dit, on en veut pour son argent, quitte à mettre de côté des consi­dé­ra­tions plus qua­li­ta­tives. Il s’agit là d’une expli­ca­tion « macro » qui per­met de com­prendre que cer­tains consom­ma­teurs ont déser­té Del­haize et que d’autres ne se rendent plus dans ses rayons que pour s’approvisionner en pro­duits bien spé­ci­fiques qu’ils ne trouvent pas ailleurs.

tableau-delhaize-pre_carisation.jpg

Sources : Euro­stat / EU-Silc sauf * : Obser­va­toire du cré­dit et de l’endettement

Delhaize, une responsabilité collective ?

Ain­si, « le Pre­mier ministre Elio Di Rupo a appris avec grand regret la déci­sion de restruc­tu­ra­tion de Del­haize Bel­gique [et]exprime sa pro­fonde soli­da­ri­té et tout son sou­tien aux tra­vailleurs et à leurs familles » (http://premier.fgov.be/fr/delhaize). Il n’en est pas moins vrai qu’aucune ini­tia­tive sérieuse n’a été prise par les der­niers gou­ver­ne­ments pour évi­ter que le déli­te­ment social que les chiffres du tableau tra­duisent ne se réper­cute sur l’ensemble de l’économie réelle. L’unique prio­ri­té depuis la pers­pec­tive de l’entrée dans la zone euro a consis­té à res­pec­ter, les cri­tères de Maas­tricht en matière de dette et de défi­cit publics.

En ce qu’elle désigne les com­por­te­ments d’achats, la res­pon­sa­bi­li­té des consom­ma­teurs, c’est le der­nier pré­texte à invo­quer lorsque la res­pon­sa­bi­li­té sociale des entre­prises a but­té sur l’impératif de la ren­ta­bi­li­té finan­cière court-ter­miste et sur les erreurs mana­gé­riales que les diri­geants cherchent à faire payer aux tra­vailleurs. Cette dérive est ren­due pos­sible parce que, en amont, les gou­ver­ne­ments suc­ces­sifs ont déser­té le champ de la régu­la­tion et que, de ce fait, la popu­la­tion est lais­sée dému­nie face aux forces du mar­ché et aux règles capi­ta­listes du plus fort. Avec des tra­vailleurs qui se tournent avec déses­poir vers les pou­voirs publics que l’on sent rela­ti­ve­ment impuis­sants et, acces­soi­re­ment, la hausse des dépenses publiques de chô­mage qui com­pli­que­ra un peu plus le res­pect de la tra­jec­toire bud­gé­taire, les gou­ver­ne­ments récoltent ce qu’ils ont semé.

  1. Jean-Fran­çois Sacré, Huit rai­sons de faire bais­ser les prix dans le com­merce, L’Echo, 20 mai 2014.
  2. Récem­ment : Richard Wil­kin­son et Kate Pickett, Pour­quoi l’égalité est meilleure pour tous, Ins­ti­tut Veblen / Les Petits Matins ; Tho­mas Piket­ty, Le capi­tal au XXIe siècle, Seuil
  3. « Depuis 2009, la hausse des mil­lion­naires se chif­fre­rait à près de 40 % en Bel­gique [selon le World Wealth Report de la socié­té de consul­tance Cap­ge­mi­ni et du ges­tion­naire de patri­moine RBC Wealth Mana­ge­ment]. » Selon ce rap­port, ils seraient 94.500 mais le Bos­ton Consul­ting Group les estime à 159.000 alors que des cher­cheurs anver­sois les éva­luent, eux, à pas moins de 287.000 ! (Le Soir, 19 juin 2014)

Olivier Derruine


Auteur

économiste, conseiller au Parlement européen