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De la croissance, en veux-tu, en voilà !

Blog - Délits d’initiés par Olivier Derruine

février 2016

Depuis que l’indicateur abs­trait du PIB a été conçu en 1934 par Simon Kuz­nets à la demande du Congrès amé­ri­cain sou­cieux d’évaluer l’impact de la Grande Dépres­sion sur l’économie, il est deve­nu le nou­vel opium du peuple, l’idole des éco­no­mistes et le fétiche des déci­deurs poli­tiques. Au cours des décen­nies s’est for­gée dans la conscience col­lec­tive l’idée […]

Délits d’initiés

Depuis que l’indicateur abs­trait du PIB a été conçu en 1934 par Simon Kuz­nets à la demande du Congrès amé­ri­cain sou­cieux d’évaluer l’impact de la Grande Dépres­sion sur l’économie, il est deve­nu le nou­vel opium du peuple, l’idole des éco­no­mistes et le fétiche des déci­deurs poli­tiques. Au cours des décen­nies s’est for­gée dans la conscience col­lec­tive l’idée qu’une crois­sance éco­no­mique ren­dait accep­table les inéga­li­tés, car elle offrait une pers­pec­tive de mieux être pour tous même s’il fal­lait attendre que les entre­prises et indi­vi­dus les mieux pla­cés sur les mar­chés (du tra­vail, des biens et ser­vices, des capi­taux) se servent d’abord. C’est ce que les éco­no­mistes appellent le « tri­ckle down » (« ruis­sel­le­ment » en fran­çais). Le théo­rème de l’ancien chan­ce­lier ouest-alle­mand Hel­mut Schmidt qu’il for­mu­la en 1974 rend éga­le­ment compte du fait que les béné­fices reti­rés par cha­cun de la crois­sance sont éta­gés et pas simul­ta­né­ment acces­sibles : « Les pro­fits d’au­jourd’­hui sont les inves­tis­se­ments de demain et les emplois d’après-demain. » 

En réa­li­té, même le Fonds moné­taire inter­na­tio­nal (FMI) s’est mis à contes­ter la théo­rie du tri­ckle down. On peut par exemple lire dans un récent papier (je tra­duis): « Si la part des reve­nus des 20% les plus riches aug­mente de 1 point de pour­cen­tage, la crois­sance du PIB qui en résul­te­ra sera en fait 0,08 point de pour­cen­tage plus basse au cours des cinq années qui sui­vront, ce qui sug­gère donc que les gains ne ruis­sellent pas des plus riches vers les autres. En revanche, une aug­men­ta­tion iden­tique de la part des reve­nus des 20% les plus pauvres don­ne­ra lieu à une crois­sance supé­rieure de 0,38 point de pour­cen­tage. Un résul­tat simi­laire est éga­le­ment obser­vable pour la classe moyenne. »

De sur­croit, le théo­rème de Schmidt ne vaut plus depuis que l’économie s’est finan­cia­ri­sée (les pro­fits ne sont pas néces­sai­re­ment inves­tis, mais sont cap­tés par les action­naires) et glo­ba­li­sée (les pro­fits réa­li­sés par une entre­prise ne sont pas néces­sai­re­ment inves­tis dans le pays où ces pro­fits sont comp­ta­bi­li­sés) et que l’offre est excé­den­taire par rap­port à la demande (puisque les inves­tis­se­ments auront pour effet d’augmenter encore l’offre et, donc, d’accroitre l’écart avec la demande ; cette ques­tion ayant fait l’objet du papier inau­gu­ral du blog). Même si la rela­tion s’est dis­ten­due entre la crois­sance du PIB et les autres variables (emploi, chô­mage, inves­tis­se­ment, inéga­li­tés, per­for­mances envi­ron­ne­men­tales), le mythe per­siste. Pour­tant, ce n’est pas faute de voir émer­ger un cou­rant de pen­sée cri­tique qui convainc et tra­verse un nombre crois­sant d’organisations (comme la Banque mon­diale ou le Fonds moné­taire inter­na­tio­nal par­fois), d’ONG, d’académiques (comme Tim Jack­son ou Gior­gos Kal­lis, Isa­belle Cas­siers ou Géral­dine Thi­ry), voire de poli­tiques (mani­feste d’Écolo). Mais, les forces (déci­deurs et fai­seurs d’opinion) qui portent le PIB sont tou­jours majo­ri­taires et pro­fitent d’un anal­pha­bé­tisme rela­tif de la popu­la­tion en matière éco­no­mique, ce qui leur per­met d’entretenir cet anachronisme. 

Le PIB, l’alpha de la politique

Dans le monde poli­tique, en par­ti­cu­lier dans des cir­cons­tances d’anémie de l’économie et de chô­mage de masse, toute mesure doit mon­trer en quoi elle dope­ra l’activité pour ne fût-ce que béné­fi­cier d’un mini­mum de cré­dit, et donc de sou­tien. Le PIB, c’est l’alpha de la poli­tique. L’accord de gou­ver­ne­ment por­té par Charles Michel le recon­nait d’ailleurs expli­ci­te­ment : « La crois­sance éco­no­mique et des finances publiques saines consti­tuent la base par excel­lence pour le bien-être et le pro­grès social. » Il ne déroge en cela en rien aux accords pré­cé­dents ou à ceux qui cimentent les majo­ri­tés à d’autres niveaux de pou­voir, en Bel­gique ou ailleurs.

Cette jus­ti­fi­ca­tion sys­té­ma­tique de chaque mesure par la hausse du PIB qu’elle est cen­sée ame­ner a été ren­for­cée au niveau euro­péen et de là, au niveau natio­nal, par l’agenda euro­péen dit du « mieux légi­fé­rer ». Celui-ci était pous­sé de longue date par les Néer­lan­dais (qui exercent actuel­le­ment la pré­si­dence tour­nante de l’UE). S’est géné­ra­li­sée alors la pra­tique consis­tant à réa­li­ser des ana­lyses d’impact des pro­po­si­tions légis­la­tives euro­péennes et autres plans d’actions.

Com­plé­men­tai­re­ment, en mars 2007, le som­met des chefs d’État et de gou­ver­ne­ment alla plus loin en se don­nant pour objec­tif de réduire « les charges admi­nis­tra­tives décou­lant de la légis­la­tion de l’UE de 25% d’i­ci 2012. Compte tenu de la diver­si­té des situa­tions de départ et des tra­di­tions, le Conseil euro­péen invite les États membres à fixer pour 2008 leurs propres objec­tifs natio­naux, d’une ambi­tion com­pa­rable, dans leurs domaines de com­pé­tence ». « D’après la Com­mis­sion, atteindre l’objectif du pro­gramme d’action pour­rait favo­ri­ser la crois­sance éco­no­mique et faire mon­ter le PIB de l’Union d’environ 1,4%, soit 150 mil­liards d’euros, par an à moyen terme. » 

Du coup, la lutte contre les tra­cas­se­ries admi­nis­tra­tives afin de sti­mu­ler la crois­sance for­ma­lise une nou­velle attaque contre l’intervention de l’État dans la sphère éco­no­mique. Après le retrait des grandes entre­prises, il s’agit désor­mais non plus de limi­ter les régle­men­ta­tions, mais sur­tout de réduire le cor­pus de lois, décrets, ordon­nances, cir­cu­laires, etc.

Comme l’écrivait déjà Oscar Wilde, « Le cynisme, c’est connaitre le prix de tout et la valeur de rien ». À cet égard, les ana­lyses d’impact sont le fait de cyniques qui, en se bra­quant sur le PIB, seul para­mètre qu’ils par­viennent un tant soit peu à modé­li­ser, passent à côté du reste. Et de temps à autre, elles s’enrichissent de pro­jec­tions quant à l’évolution de l’emploi, ce qui rend plus concret encore les bien­faits de la pro­po­si­tion en ques­tion. Consi­dé­rons les quelques pro­jets phare suivants.

Deux études réa­li­sées pour le compte de la Com­mis­sion ont four­ni l’argument mas­sue pour faire pas­ser la direc­tive Bol­ke­stein, celle-là même qui mobi­li­sa comme jamais aupa­ra­vant la socié­té civile sur un texte euro­péen qui n’en était encore qu’à l’état d’ébauche. Cette pro­po­si­tion par­tait du constat que le mar­ché des ser­vices était encore frag­men­té en Europe alors que le mar­ché des biens était bien inté­gré entre les États membres. La Com­mis­sion vou­lut y remé­dier en sou­met­tant aux légis­la­teurs euro­péens un texte qui libé­ra­li­sait les ser­vices, sans faire dans le détail. Comme l’indique une ana­lyse de la Banque natio­nale et du Bureau fédé­ral du Plan, « l’effet sur le PIB de la Bel­gique se situe­rait quant à lui entre 0,5% et 1,5%, ce qui cor­res­pond à la moyenne pour l’UE. L’ef­fet sur l’emploi serait, selon les deux études, de 0,3%. Cela équi­vaut à envi­ron 600.000 nou­veaux postes de tra­vail dans l’en­semble del’UE, dont envi­ron 12.500 en Belgique. »

L’argument éco­no­mique sur lequel la Com­mis­sion notam­ment a joué pour « vendre » le Trai­té trans­at­lan­tique tient dans la hausse de 0,5% du PIB après une décen­nie durant laquelle le Trai­té aura sor­ti tous ses effets. 

blogrn31_ecb_structural_reforms-2.png Quant aux réformes struc­tu­relles (que per­sonne ne prend géné­ra­le­ment le soin de pré­ci­ser afin d’éviter les levées de bou­cliers que déclen­che­raient inévi­ta­ble­ment les termes « report de l’âge de la retraite », « flexi­bi­li­té du mar­ché du tra­vail », « dur­cis­se­ment des condi­tions d’éligibilité aux pro­grammes sociaux », « scis­sion des entre­prises publiques entre un ges­tion­naire d’infrastructure et un exploi­tant opé­ra­tion­nel », « libé­ra­li­sa­tion du mar­ché éner­gé­tique », « ouver­ture domi­ni­cale des maga­sins»…), la Banque cen­trale euro­péenne en a pré­ci­sé l’impact chif­fré sur le PIB. Les résul­tats issus d’une modé­li­sa­tion à mil­liers d’équations ont de quoi faire baver d’envie tout gau­chiste pour le moins pro­duc­ti­viste. En moins de cinq années (lisez : en un laps de temps suf­fi­sant pour les nou­veaux gou­ver­ne­ments pour en reti­rer les mar­rons du feu), le PIB pour­rait être éle­vé de 3,5%. (Certes, les réformes envi­sa­gées ici ont un carac­tère paneu­ro­péen, mais l’idée est la même lorsqu’il s’agit de les mettre en œuvre au niveau national.) 

En Bel­gique éga­le­ment, l’analyse d’impact vient au secours de déci­sions gou­ver­ne­men­tales. Il en va ain­si pour le saut d’index jus­ti­fié a pos­te­rio­ri par une étude de la Banque natio­nale pour qui cette mesure dope­rait d’ici à 2019 le PIB de 0,5 % et l’emploi de 33.300 uni­tés… et, chose pas­sée sous silence à l’époque, alour­di­rait la dette publique (en % du PIB) de 2%. 

Ce type d’analyses ou plu­tôt de pré­vi­sions témé­raires tant elles reposent sur un nombre impor­tant de fac­teurs incon­trô­lables (et donc dif­fi­ci­le­ment modé­li­sables) ne date pas d’hier. (Sur la ques­tion de l’impact sur l’emploi, nous ren­voyons à ce pré­cé­dent billet.) Le mar­ché unique euro­péen et l’ouverture des fron­tières pour per­mettre la libre cir­cu­la­tion des mar­chan­dises entre les Douze de l’époque devaient débou­cher sur un gain de crois­sance cumu­lé sur six années de l’ordre de 4,5%. Lorsqu’elle entre­prit l’exa­men des vingt années de mar­ché unique, la Com­mis­sion qui ne men­tion­na pas ce chiffre se féli­ci­ta de ce que le PIB des Vingt-Huit était supé­rieur de… 2,13% grâce au mar­ché inté­rieur. Ce n’est pas vrai­ment la même chose : la marge d’erreur est de plus de 50%! Heu­reu­se­ment que ce n’est pas aux éco­no­mistes que l’on confie le ravi­taille­ment des cos­mo­nautes dans la sta­tion spa­tiale inter­na­tio­nale sinon ceux-ci ne pour­raient qu’apercevoir de loin les vivres qui pas­se­raient à des mil­liers de kilo­mètres d’eux.

Et pour­tant, ces pro­jec­tions et pré­vi­sions conti­nuent à faire flo­rès, avec assez peu de remises en ques­tion (sauf, faut-il le recon­naitre, lorsque le Bureau du Plan com­pa­ra ses pré­vi­sions en matière d’évolution du coût sala­rial en Bel­gique et dans les pays fron­ta­liers, et donc de « han­di­cap sala­rial » et les réa­li­sa­tions ex post).

Les couts d’une Belgique non durable

Si elles sont sur­tout connues pour les réformes struc­tu­relles qu’elles recom­mandent à nos gou­ver­ne­ments de mettre en œuvre dans le but d’augmenter le PIB, il arrive que les ins­ti­tu­tions men­tion­nées ci-des­sus pointent la néces­si­té de prendre d’autres mesures dans les domaines social ou envi­ron­ne­men­tal et de les jus­ti­fier par la même métho­do­lo­gie que celle qui sous-tend les réformes struc­tu­relles. Les gains éco­no­miques qui en résul­te­raient seraient colos­saux et plus pro­met­teurs que les réformes à courte vue, visant à détri­co­ter des pans entiers de notre modèle social. 

En repre­nant les chiffres pro­duits par cer­taines de ces ins­ti­tu­tions qui éva­luent le cout éco­no­mique de cer­tains pro­blèmes ou de dys­fonc­tion­ne­ments ren­con­trés en Bel­gique et/ou en uti­li­sant leur métho­do­lo­gie, on peut déga­ger un ensemble de mesures per­met­tant de sti­mu­ler à terme le PIB de 13%!

L’objectif n’est pas ici d’affirmer que le PIB serait pré­ci­sé­ment plus éle­vé d’autant car les effets de cer­taines mesures peuvent se ren­for­cer mutuel­le­ment et l’on n’est pas non plus à l’abri de « doubles comp­tages ». De plus, cet exer­cice omet de prendre en compte les éven­tuels effets « rebonds » et autres effets indé­si­rables sur l’environnement.

Le but de ce papier est en réa­li­té de mon­trer qu’en uti­li­sant les mêmes « armes » que celles uti­li­sées pour faire pas­ser des réformes struc­tu­relles, il est tout à fait pos­sible de pro­po­ser des mesures qui simul­ta­né­ment ren­draient la Bel­gique plus durable et agréable à vivre et rap­por­te­raient en termes de PIB. Et un rapide coup d’œil aux chiffres suf­fit pour mon­trer que le ren­de­ment de la dura­bi­li­té dépasse de loin celui d’un ren­for­ce­ment du mar­ché inté­rieur (cf. direc­tive Bol­ke­stein et réformes du mar­ché du tra­vail) ou exté­rieur (cf. TTIP). Des rai­son­ne­ments ana­logues peuvent donc conduire à d’autres pro­jets de socié­té. S’il suf­fit presque de se bais­ser pour sai­sir ces oppor­tu­ni­tés, force est de consta­ter que, para­doxa­le­ment, assez peu d’efforts sont déployés à cette fin et cela témoigne d’une forme de pen­sée unique dans les choix éco­no­miques qui est par­ti­cu­liè­re­ment pré­oc­cu­pante et que nous avons déjà abor­dée à l’occasion d’un pré­cé­dent papier.

Olivier Derruine


Auteur

économiste, conseiller au Parlement européen