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De l’art de choisir son précipice

Blog - Anathème - climat Écologie politique par Anathème

septembre 2019

Aujourd’hui, sur tous les tons, on entend qu’il nous faut chan­ger notre mode de vie. Quoi de plus banal ? Nos grands-parents en ont chan­gé, pas­sant de la voi­ture à l’avion, du ven­ti­la­teur au cli­ma­ti­seur, de la bonne au ser­vice trai­teur et de Blan­ken­berge à la Poly­né­sie. Quoi de plus natu­rel, au fond, que le chan­ge­ment ? De changement, […]

Anathème

Aujourd’hui, sur tous les tons, on entend qu’il nous faut chan­ger notre mode de vie. Quoi de plus banal ? Nos grands-parents en ont chan­gé, pas­sant de la voi­ture à l’avion, du ven­ti­la­teur au cli­ma­ti­seur, de la bonne au ser­vice trai­teur et de Blan­ken­berge à la Poly­né­sie. Quoi de plus natu­rel, au fond, que le changement ?

De chan­ge­ment, notre agen­da poli­tique en est plein ! Déman­te­ler ces vieux ser­vices publics qui coutent tant aux riches pour engrais­ser les pauvres, bais­ser les impôts, abattre les fron­tières pour les puis­sants, les for­ti­fier pour les faibles, flexi­bi­li­ser le tra­vail, rigi­di­fier la trans­mis­sion des richesses, recou­rir à la tech­no­lo­gie pour pré­ve­nir les remises en cause de notre sys­tème pro­duc­tif… Nous n’avons rien contre l’amélioration de notre monde, bien au contraire !

Que l’on ne me fasse pas pour autant écrire ce que je n’ai pas écrit : toute évo­lu­tion n’est pas bonne à prendre. C’est ain­si que s’élève, dans le concert des voix récla­mant des chan­ge­ments, celle des pro­phètes de l’apocalypse. Non, pas celles qui nous aver­tissent du péril de l’islamisation et du Grand Rem­pla­ce­ment, de l’effondrement de notre sécu­ri­té sociale face aux assauts des métèques, de la perte des valeurs et des zones de non-droit. Ceux-là sont de clair­voyants lan­ceurs d’alerte. Je pense bien enten­du aux cris des Khmers verts, des éco­lo­gistes col­lap­so­logues, des pani­quards envi­ron­ne­men­taux. Des catas­trophes s’annonceraient, notre civi­li­sa­tion serait en péril, notre modèle de pro­duc­tion et de consom­ma­tion serait inte­nable, nous fon­ce­rions à pleine vitesse vers un mur, d’infinies dou­leurs et une mort certaine.

Tout cela est bien enten­du pré­texte à nous faire reve­nir à l’âge de la pierre, du train de nuit, du chauf­fage réglé sur 19°, de la consom­ma­tion modé­rée et du sou­ci des équi­libres de l’environnement qui nous nour­rit et nous abrite. Certes, nous ne pou­vons nier que quelques sou­cis éco­lo­giques se pré­sentent à nous. Ni même qu’il se pour­rait qu’ils s’aggravent dans les années à venir. Mais il ne faut pas pani­quer. Baser une poli­tique sur la peur est indigne, sauf bien enten­du s’il s’agit de la crainte de l’immigré, du chô­meur pro­fi­teur et de la rage taxatoire.

Plu­tôt que de s’affoler, il faut se mettre en ordre de bataille, ras­sem­bler les sol­dats de la crois­sance pour encou­ra­ger une évo­lu­tion ver­tueuse de notre monde. Il faut chan­ger ? Eh bien chan­geons, mais pas de méthode ! Creu­sons donc un trou pour en bou­cher un autre, comme nous l’avons fait chaque fois que nous étions confron­tés aux limites de notre système.
La pay­san­ne­rie souf­frait au XVIIIe siècle pour pro­duire quelques misé­rables moyens de sub­sis­tance ? Des armées de pro­lé­taires, au XIXe siècle l’ont rem­pla­cée au bas de l’échelle sociale, pour créer d’infinies richesses. Le pro­lé­ta­riat mou­rait sous la charge de l’industrialisation ? La colo­ni­sa­tion, puis la délo­ca­li­sa­tion ont mis bon ordre dans nos socié­tés. Le colo­nia­lisme était inte­nable et injuste ? D’autres modèles d’exploitation et de des­truc­tion des socié­tés loin­taines furent inven­tés. Uti­li­sé mas­si­ve­ment pour sou­te­nir la pro­duc­tion agri­cole, le DDT s’est avé­ré un poi­son ? Il fut rem­pla­cé par d’autres pro­duits, ayant d’autres effets délé­tères, puis ceux-là par d’autres encore. La voi­ture à essence consom­mait et pol­luait ? Celle au dié­sel nous a offert une consom­ma­tion moindre et des pol­lu­tions innovantes. 

Demain, nous ban­ni­rons les insec­ti­cides néo­ni­co­ti­noïdes pour sau­ver les abeilles, pour les rem­pla­cer par un pro­duit qui tue­ra les vers de terre ou les oiseaux. Nous met­trons un terme à l’empoisonnement par les micro­par­ti­cules émises par la com­bus­tion du dié­sel en sub­mer­geant la pla­nète de bat­te­ries usa­gées. Nous met­trons un frein à la consom­ma­tion de col­tan pour nos télé­phones en nous ren­dant dépen­dants d’autres miné­raux qui nous amè­ne­ront à faire la guerre dans de nou­velles régions. Nous déman­tè­le­rons les cen­trales qui font bouillir la pla­nète à grand ren­fort de gaz à effet de serre pour cou­vrir les conti­nents de futs de déchets radio­ac­tifs. Pour sau­ver nos océans qui étouffent sous les ava­lanches de plas­tique, nous met­trons sur le mar­ché des sub­sti­tuts qui se décom­posent spon­ta­né­ment en de sub­tils poisons. 

Vous me direz peut-être qu’il fau­drait alors, à chaque pas en avant, anti­ci­per les dif­fi­cul­tés qui en décou­le­ront et déjà se consa­crer à les sur­mon­ter, voire renon­cer à un pro­grès par trop périlleux. Nous devrions, en un mou­ve­ment infi­ni de pré­cau­tions et de vision à long terme, vivre pré­oc­cu­pés des consé­quences de nos actions, angois­sés, incer­tains de ce que nous offre la tech­no­lo­gie et du carac­tère viable du monde qui s’ouvre à nous… Com­ment, dans ces condi­tions, jouir plei­ne­ment de son SUV, de son télé­phone por­table et de ses vacances en Inde ? Quelle injustice !

Nos parents ont rou­lé en amé­ri­caine, volé en Concorde et jeté leurs huiles usa­gées dans un égout se déver­sant direc­te­ment dans une rivière, nous en payons les consé­quences aujourd’hui. Il n’y a aucune rai­son que nous ne lais­sions pas une ardoise à nos enfants et les char­gions de trou­ver des solu­tions dans l’urgence, à leur tour. Du reste, pour­quoi cette stra­té­gie que nous sui­vons depuis long­temps, avec un évident suc­cès, échoue­rait-elle sou­dain ? Ne cédons pas à la panique ! Nous cou­rons vers un pré­ci­pice ? Il suf­fit de chan­ger de cap et de nous hâter vers un autre abime, un peu plus loin­tain. La géné­ra­tion sui­vante en choi­si­ra un troi­sième juste avant qu’il ne soit trop tard. Espé­rons-le pour eux.

Anathème


Auteur

Autrefois roi des rats, puis citoyen ordinaire du Bosquet Joyeux, Anathème s'est vite lassé de la campagne. Revenu à la ville, il pose aujourd'hui le regard lucide d'un monarque sans royaume sur un Royaume sans… enfin, sur le monde des hommes. Son expérience du pouvoir l'incite à la sympathie pour les dirigeants et les puissants, lesquels ont bien de la peine à maintenir un semblant d'ordre dans ce monde qui va à vau-l'eau.