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Catalogne : d’un référendum l’autre

Blog - e-Mois - Catalogne Espagne Nationalisme par Cristal Huerdo Moreno

octobre 2017

« Je demande for­mel­le­ment la tenue d’un réfé­ren­dum. Je compte sur le gou­ver­ne­ment pour qu’il se montre à la hau­teur de ses res­pon­sa­bi­li­tés. […] Lorsque les citoyens demandent un réfé­ren­dum parce qu’ils veulent s’exprimer, la réponse ne peut se résu­mer à un : “Ne vous inquié­tez pas, il n’y a rien de grave, ayez confiance en moi.” De qui se moque-t-on ? Je ne peux croire que nous soyons face à un régime à ce point popu­liste. […] Devant une demande aus­si légi­time, en comp­tant sur un appui aus­si vigou­reux, je ne peux ima­gi­ner qu’un gou­ver­ne­ment démo­cra­tique puisse la balayer du revers de la main. […] Cela revien­drait à fou­ler au pied toutes les pro­cla­ma­tions sur le dia­logue. (…) Ceci est la voix des citoyens, elle est facile à écou­ter et il convient de le faire. » 

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C’est ain­si que Maria­no Rajoy, actuel pré­sident du gou­ver­ne­ment espa­gnol, s’exprimait en mai 2006, lorsqu’il était pré­sident du Par­ti popu­laire. Il est vrai que c’était une autre époque, le PP était alors dans l’opposition et tout fai­sait farine au mou­lin pour s’opposer aux socia­listes y com­pris le nou­vel Esta­tut, (la norme consti­tu­tion­nelle de la Gene­ra­li­tat, les ins­ti­tu­tions de la Com­mu­nau­té auto­nome) que la Cata­logne venait de se don­ner après de longues négo­cia­tions avec las Cortes Gene­rales (les chambres légis­la­tives espa­gnoles). L’Esta­tut avait fina­le­ment été approu­vé par Madrid, rati­fié par le Par­le­ment de Cata­logne et sou­mis à un réfé­ren­dum. L’ambition du gou­ver­ne­ment régio­nal était d’élargir l’autonomie cata­lane et de réaf­fir­mer la sin­gu­la­ri­té de la Cata­logne. Ce texte, dont la ver­sion anté­rieure datait de 1979, était par­ti­cu­liè­re­ment impor­tant puisqu’il réglait les com­pé­tences, le régime lin­guis­tique, les rela­tions ins­ti­tu­tion­nelles et le finan­ce­ment de la Gene­ra­li­tat1.

À l’époque donc, le PP pré­sen­ta une pro­po­si­tion de réso­lu­tion exi­geant du gou­ver­ne­ment socia­liste de Zapa­te­ro un réfé­ren­dum dans toute l’Espagne. Il appuya sa demande d’une péti­tion de 4 mil­lions de signa­tures, récol­tées sous le slo­gan « Nous avons tous le droit de nous expri­mer ». Cette exi­gence fut reje­tée du fait de l’inconstitutionnalité d’un tel réfé­ren­dum. Mais l’opposition ne s’arrêta pas là ; le PP intro­dui­sit contre l’Esta­tut, un recours en annu­la­tion devant le Tri­bu­nal consti­tu­tion­nel. Cinq autres Com­mu­nau­tés auto­nomes espa­gnoles – toutes gou­ver­nées par le PP – intro­dui­sirent dans la fou­lée des recours pour des motifs différents. 

Quatre années s’écoulèrent sans qu’aucune pro­tes­ta­tion ne soit sou­le­vée, qu’aucune nou­velle exi­gence ne soit intro­duite par les Cata­lans. Le nou­vel Esta­tut aurait très cer­tai­ne­ment conten­té les demandes des indé­pen­dan­tistes pen­dant les quinze à vingt-cinq pro­chaines années. Or, le 28 juin 2006, le Tri­bu­nal consti­tu­tion­nel pro­non­ça l’arrêt sur le recours du PP. Le Tri­bu­nal, ins­tance hau­te­ment poli­ti­sée et conser­va­trice, annu­la les élé­ments les plus sym­bo­liques de l’Esta­tut le concept de nation uti­li­sé dans le pré­am­bule, la « pré­fé­rence » pour la langue cata­lane, l’autonomie du pou­voir judi­ciaire et les avan­cées en termes d’autonomie fis­cale. Le Tri­bu­nal consti­tu­tion­nel mar­te­lait dans son arrêt « l’indissoluble uni­té de l’État ».

C’est sans doute ici que tout se cris­pa. L’équarrissage de l’Esta­tut révol­ta au plus haut point les Cata­lans qui cla­mèrent que le texte rési­duel n’était pas celui qu’ils avaient voté et des­cen­dirent mani­fes­ter leur colère dans les rues au slo­gan de « Som una nació. Nosaltres deci­dim »2. La CiU3 sut habi­le­ment jouer de cette colère lors de la cam­pagne en vue des élec­tions auto­nomes de 2010. Le centre-droit cata­lan n’hésita pas à mener une cam­pagne extrê­me­ment agres­sive, exi­geant de l’État cen­tral un pacte fis­cal et allant jusqu’à tour­ner un spot met­tant en scène l’Espagne déro­bant le por­te­feuille d’un Cata­lan.

La CiU rem­por­ta les élec­tions, mais sans obte­nir la majo­ri­té abso­lue. Lorsqu’il fal­lut voter le bud­get d’austérité 2011 – 2012, elle n’eut aucun scru­pule à consi­dé­rer le PP comme « un par­te­naire de choix » (selon les termes d’Artur Mas lui-même) et à se féli­ci­ter de son abs­ten­tion. Il faut dire que celle-ci était néces­saire à l’adoption du bud­get mal­gré l’absence de majo­ri­té abso­lue de la CiU. Alors même qu’elle se com­pro­met­tait avec « l’ennemi », elle fut écla­bous­sée par plu­sieurs scan­dales de cor­rup­tion de grande ampleur. Dans ce contexte, elle réus­sit à faire diver­sion en mar­te­lant sa volon­té d’obtenir de Madrid un pacte fis­cal. Il faut rap­pe­ler qu’à cette époque l’Espagne était éco­no­mi­que­ment dévas­tée par une crise éco­no­mique qui avait aus­si dure­ment tou­ché la Catalogne. 

Par ailleurs, la situa­tion poli­tique à Madrid avait consi­dé­ra­ble­ment évo­lué puisque de nou­velles élec­tions géné­rales avaient don­né au PP une majo­ri­té abso­lue dans les assem­blées natio­nales et que Maria­no Rajoy était deve­nu le chef du gou­ver­ne­ment. Très vite, ce der­nier avait réorien­té la poli­tique du gou­ver­ne­ment natio­nal vers un refus de toute conces­sion aux natio­na­listes catalans. 

Le 11 sep­tembre 2012, jour de la fête natio­nale cata­lane, aus­si appe­lé Dia­da, vit les rues de Bar­ce­lone se noir­cir de monde. Entre un mil­lion et demi et deux mil­lions de Cata­lans mani­fes­tèrent aux cris de « Cata­lu­nya, nou Estat d’Europa » (Cata­logne, nou­vel État d’Europe). À par­tir de cette date, il devint évident pour beau­coup qu’il fal­lait pous­ser plus loin le pro­jet d’indépendance et orga­ni­ser une consul­ta­tion popu­laire. La Consti­tu­tion espa­gnole auto­rise les auto­no­mies à tenir un réfé­ren­dum consul­ta­tif à condi­tion qu’il soit approu­vé par l’État espa­gnol. Or, autant en 2006 le Maria­no Rajoy de l’opposition appe­lait ardem­ment à la tenue d’un réfé­ren­dum, autant, une fois à la tête de l’Exécutif, un tel pro­ces­sus, au niveau natio­nal ou régio­nal, lui sem­blait inacceptable. 

La CiU voyant qu’elle n’obtiendrait rien de Madrid et pre­nant conscience de l’utilité de s’appuyer cyni­que­ment sur le mécon­ten­te­ment popu­laire, chan­gea son fusil d’épaule en convo­quant des élec­tions anti­ci­pées et en insé­rant dans son pro­gramme élec­to­ral une consul­ta­tion d’autodétermination. Le 25 novembre 2012, elle rem­por­ta les élec­tions, mal­gré un résul­tat fort déce­vant au vu de ses ambi­tions. Un accord de gou­ver­ne­ment, qui incluait une « consul­ta­tion sur l’avenir poli­tique de la Cata­logne », fut signé et les par­tis de la coa­li­tion s’engagèrent à l’organiser le 9 novembre 2014. Rapi­de­ment, le Tri­bu­nal consti­tu­tion­nel condam­na le pro­ces­sus. Artur Mas, pré­sident de la Gene­ra­li­tat, devant ce nou­veau blo­cage, opta pour une pirouette juri­dique et déci­da que, le 9 novembre 20144 se tien­drait une consul­ta­tion non contrai­gnante sur l’autonomie catalane.

Dans l’intervalle, le Par­le­ment cata­lan avait approu­vé à une large majo­ri­té une « décla­ra­tion du droit à déci­der du peuple de Cata­logne » qui fut éga­le­ment décla­rée incons­ti­tu­tion­nelle par le Tri­bu­nal consti­tu­tion­nel qui la taxa de « défi ouvert à la Constitution ». 

Il est utile de sou­li­gner que dès 2006, la voie juri­dique fut cen­trale dans les ten­ta­tives de réso­lu­tion des dif­fé­rends autour de la ques­tion cata­lane ; le débat et les négo­cia­tions poli­tiques ne furent jamais la prio­ri­té du PP. Dès lors, en l’absence de tout dia­logue, il fut déci­dé, d’une part, de convo­quer de nou­velles élec­tions, qua­li­fiées de « plé­bis­ci­taires », et, d’autre part, de négo­cier une « feuille de route uni­taire pour le pro­ces­sus sou­ve­rai­niste cata­lan ». Cette der­nière pré­voyait, entre autres, une décla­ra­tion uni­la­té­rale d’indépendance dans un délai de dix-huit mois en cas de vic­toire indé­pen­dan­tiste. Rajoy s’empressa de rap­pe­ler qu’«aucun gou­ver­ne­ment en Espagne n’autoriserait la rup­ture de la sou­ve­rai­ne­té natio­nale ». Des désac­cords internes à la CiU mar­quèrent la fin de ce car­tel et une nou­velle coa­li­tion indé­pen­dan­tiste vit le jour sous le nom de Junts pel Sí (JxSí, Ensemble pour le oui). Elle se com­po­sait prin­ci­pa­le­ment de la CDC, le par­ti d’Artur Mas, de l’ERC5 et d’autres asso­cia­tions indé­pen­dan­tistes. Seule la CUP6 refu­sa de rejoindre la liste unique et se pré­sen­ta seule. Les deux forces indé­pen­dan­tistes obtinrent une majo­ri­té abso­lue des sièges au Par­le­ment (62 JxSÍ et 10 CUP, sur 135 au total), mais pas des voix (47,8%).

Le délai de dix-huit mois s’écoula sans décla­ra­tion d’in­dé­pen­dance, mais la pro­po­si­tion d’un pro­ces­sus réfé­ren­daire refit sur­face. Il fut annon­cé le 9 juin de cette année par l’actuel pré­sident de la Gene­ra­li­tat, Carles Puig­de­mont, et pré­sen­té comme un acte de déso­béis­sance à l’autorité de Madrid, mal­gré l’anticipation d’un recours au Tri­bu­nal consti­tu­tion­nel et d’une nou­velle oppo­si­tion de celui-ci. Sa tenue était pré­vue pour ce dimanche 1er octobre et les Cata­lans se voyaient poser la ques­tion : « Vou­lez-vous que la Cata­logne soit un Etat indé­pen­dant sous la forme d’une république ? ».

S’il faut donc abor­der la ques­tion cata­lane avec nuance, il faut aus­si com­prendre que la consul­ta­tion de ce dimanche est l’aboutissement d’un pro­ces­sus de rai­dis­se­ment et d’escalade dans lequel le droit des peuples à dis­po­ser d’eux-mêmes, pour être dans toutes les bouches, est loin d’avoir été réel­le­ment ser­vi. Face-à-face, les acteurs prin­ci­paux se sont enfer­més dans une logique dont on peine à com­prendre com­ment ils pour­raient sor­tir… si tant est qu’ils puissent un jour le vouloir. 

Ain­si, on ne peut com­prendre que l’État cen­tral se soit à ce point replié der­rière le droit et ait lais­sé les négo­cia­tions poli­tiques au pla­card. La démo­cra­tie, mot dont les deux camps se gar­ga­risent, ne se résume pas à la tenue d’élections, mais implique aus­si une capa­ci­té à négo­cier et à trou­ver des ter­rains d’entente. Or, nous assis­tons ces der­nières semaines au spec­tacle effrayant de deux camps fai­sant assaut de dis­cours défi­ni­tifs, exclu­si­ve­ment adres­sés à leurs fidèles. D’un côté, Rajoy, et son « non » constant au dia­logue, rend impos­sible toute sor­tie d’une impasse qu’il a lar­ge­ment contri­bué à mettre en place. Si, en onze ans, la repré­sen­ta­tion poli­tique des indé­pen­dan­tistes est pas­sée de 15% à 47,8% c’est notam­ment « grâce » à la crise éco­no­mique et au suc­cès du slo­gan popu­liste « L’Es­pa­nya ens roba » (L’Espagne nous vole), mais il ne fait aucun doute que les natio­na­listes cata­lans doivent une fière chan­delle au PP qui a pous­sé la popu­la­tion dans leur bras. 

Sou­te­nue par les médias régio­naux et les élites éco­no­miques, la Gene­ra­li­tat a opté pour la fuite en avant en se foca­li­sant uni­que­ment sur les ques­tions d’indépendantisme. L’intransigeance de Madrid a fait de la cause natio­nale le cli­vage struc­tu­rant du pay­sage poli­tique cata­lan, per­met­tant des alliances a prio­ri impen­sables comme celle de la CUP, extrême gauche indé­pen­dan­tiste cata­lane, ou celle de citoyens modé­rés avec des par­tis de centre-droit indé­pen­dan­tistes. Quant aux Cata­lans qui demeurent oppo­sés à l’indépendance, ils sont inaudibles. 

Par ailleurs, il faut sou­li­gner que ni le PP ni les indé­pen­dan­tistes n’ont de réels pro­jets pour faire face aux pro­blèmes de la Cata­logne et de ses habi­tants (chô­mage, pré­ca­ri­té de l’emploi, soins de san­té, édu­ca­tion, etc.). Com­ment faire confiance à un par­ti comme le PP qui scande que les lois doivent être res­pec­tées alors qu’il compte dans ses rangs plus de 700 membres mis en cause dans d’innombrables dos­siers de cor­rup­tion et de tra­fic d’influence ? Dans une situa­tion aus­si déli­cate, il est com­mode de dis­po­ser d’un enne­mi, que ce soit le Vene­zue­la auquel Pode­mos serait inféo­dée ou l’indépendantisme cata­lan mena­çant de tailler l’Espagne en pièces. 

Dans le camp d’en face, si 47,8% de voix suf­fisent pour gou­ver­ner ou pour reven­di­quer un réfé­ren­dum, ils ne per­mettent pas de réfor­mer l’Esta­tut ou la loi élec­to­rale et encore moins de décla­rer uni­la­té­ra­le­ment l’indépendance d’une région. Une stra­té­gie de la ten­sion peut donc être fort utile pour inci­ter les indif­fé­rents et les indé­cis à gros­sir les rangs indé­pen­dan­tistes, face à une Espagne dia­bo­li­sée et menaçante.

Hélas, le rem­pla­ce­ment des élites poli­tiques actuelles, tant au niveau cen­tral qu’à celui de la Com­mu­nau­té auto­nome, n’est pas à l’ordre du jour, bien que cela appa­raisse comme le seul espoir pour enta­mer une déses­ca­lade. Il y a donc fort à craindre que le réfé­ren­dum de ce dimanche ne soit qu’une étape de plus dans une inten­si­fi­ca­tion des ten­sions appe­lées à se pour­suivre long­temps encore. Déjà, l’État espa­gnol use de vio­lence vis-à-vis des par­ti­sans de l’indépendance, les­quels jurent qu’ils iront jusqu’au bout. Mais quel pour­rait être ce « bout », dans un pays aus­si divi­sé et mar­qué par une his­toire d’une extrême violence ?

  1. On appelle Gene­ra­li­tat le sys­tème ins­ti­tu­tion­nel qui orga­nise poli­ti­que­ment la région cata­lane. Elle est prin­ci­pa­le­ment com­po­sée d’un par­le­ment, d’un gou­ver­ne­ment et d’une présidence.
  2. « Nous sommes une nation. Nous décidons. »
  3. Conver­gèn­cia i Unió réunit deux par­tis de centre-droit. D’une part, Conver­gence démo­cra­tique de Cata­logne (libé­raux indé­pen­dan­tistes) et, d’autre part, Union démo­cra­tique de Cata­logne (démo­crates chré­tiens régionalistes).
  4. Deux ques­tions furent posées aux Cata­lans. La pre­mière : « Vou­lez-vous que la Cata­logne soit un État ? » La seconde : « Si oui, vou­lez-vous que cet Etat soit indépendant ? »
  5. Esquer­ra Repu­bli­ca­na de Cata­lu­nya, par­ti indé­pen­dan­tiste qui était par­ve­nu à dou­bler ses sièges aux pré­cé­dentes élections.
  6. Can­di­da­tu­ra d’Unitat Popu­lar est une coa­li­tion de petits par­tis indé­pen­dan­tistes cata­lans issus de la gauche radicale.

Cristal Huerdo Moreno


Auteur

Cristal Huerdo Moreno est maitre de langue principal à l’Université Saint-Louis—Bruxelles, maitre de langue à l’UMONS et traductrice. Elle travaille sur l’écriture féminine engagée (Espagne 1920-1975), sur la fictionnalisation de la guerre civile dans la littérature du XXIe siècle et sur l’hétérolinguisme. Elle encadre la rubrique Italique de La Revue nouvelle.