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Crimée : un pont d’Avignon pour la Russie ?

Blog - e-Mois - Étienne Davignon guerre Russie Ukraine par Bernard De Backer

mars 2014

Lors d’un entre­tien avec Yves Cava­lier, publié dans La Libre Bel­gique datée des 22 – 23 mars 2014, Etienne Davi­gnon, pré­sen­té comme un « obser­va­teur avi­sé des affaires éco­no­miques et inter­na­tio­nales », nous a livré son ana­lyse de la situa­tion en Ukraine « . Si les com­pé­tences de M. Davi­gnon en matières finan­cières ne sont plus à démon­trer aux épar­gnants belges, […]

e-Mois

Lors d’un entre­tien avec Yves Cava­lier, publié dans La Libre Bel­gique datée des 22 – 23 mars 2014, Etienne Davi­gnon, pré­sen­té comme un « obser­va­teur avi­sé des affaires éco­no­miques et inter­na­tio­nales », nous a livré son ana­lyse de la situa­tion en Ukraine « 1. Si les com­pé­tences de M. Davi­gnon en matières finan­cières ne sont plus à démon­trer aux épar­gnants belges, force est de consta­ter que sa connais­sance du dos­sier ukrai­nien nous semble plus pro­blé­ma­tique. Certes, il est loin d’être le seul dans ce cas. Le Secré­taire per­pé­tuel de l’Académie royale de Bel­gique, Her­vé Has­quin, se plai­gnait amè­re­ment lors d’un col­loque récent 2, de la très faible connais­sance de ses com­pa­triotes en matière d’histoire de l’Europe cen­trale et orien­tale. Et si le col­loque en ques­tion était consa­cré au qua­trième par­tage de la Pologne, consé­cu­tif au pacte ger­ma­no-sovié­tique de 1939, la situa­tion actuelle de l’Ukraine était dans tous les esprits. Elle fut évo­quée par la plu­part des ora­teurs, notam­ment Her­vé Has­quin lui-même et Adam Mich­nik, l’un des fon­da­teurs de Soli­dar­nosc, dans des termes peu favo­rables au Krem­lin. Un des inter­ve­nants, Ber­nard Joliot de l’Université de Lille, nous fit dans ce contexte la lec­ture de la décla­ra­tion sovié­tique jus­ti­fiant l’invasion de la Pologne orien­tale en sep­tembre 1939. Il signa­la, avec une iro­nie amère, que le mot « Pologne » pou­vait être rem­pla­cé par le nom d’un pays dont il est beau­coup ques­tion pour le moment. L’effet était saisissant.

Mais reve­nons aux pro­pos de M. Davi­gnon. Celui-ci com­mence son ana­lyse de la situa­tion en Ukraine en nous signa­lant qu’il « faut d’abord regar­der la réa­li­té his­to­rique » et que celle-ci nous enseigne que « la Cri­mée est russe et qu’elle l’a tou­jours été ». La Grande Cathe­rine elle-même, Impé­ra­trice de toutes les Rus­sies, aurait été sur­prise par cette affir­ma­tion ! C’est en effet elle qui prit la déci­sion d’envahir le sud de l’Ukraine actuelle et de s’emparer de la Cri­mée en 1783, de débap­ti­ser la plu­part des villes aux noms tatars et de leur don­ner un nom grec (comme Sim­fe­ro­pol qui se nom­mait Aqmes­cit). La Cri­mée devint donc par­tie de l’Empire russe 3 à la suite d’une inva­sion mili­taire, sui­vie de l’exil for­cé d’une par­tie de sa popu­la­tion et de son peu­ple­ment pro­gres­sif par des colons. Rap­pe­lons par ailleurs que la qua­si tota­li­té des Tatars de Cri­mée vivant encore sur leur terre natale fut dépor­tée par Sta­line en mai 1944 pour « fas­cisme » (un argu­ment uti­li­sé en d’autres cir­cons­tances). Lorsque Khroucht­chev fit don de la Cri­mée à la Répu­blique socia­liste sovié­tique d’Ukraine en 1954, la Cri­mée était donc « russe » depuis 171 ans et non pas depuis « tou­jours ». Et elle était net­toyée de ses Tatars fas­cistes (c’est-à-dire de tous). Ajou­tons que l’année 1954 n’avait pas été choi­sie au hasard. Elle cor­res­pon­dait au trois-cen­tième anni­ver­saire du trai­té de Per­eïa­slav par lequel les Cosaques ukrai­niens avaient fait allé­geance au Tsar. C’était donc un cadeau au retour, qui, comme une sorte de lap­sus cala­mi his­to­rique, mani­fes­tait la conti­nui­té entre l’empire tsa­riste et l’URSS…

La Cri­mée fut donc ukrai­nienne entre 1954 et 2014, soit un tiers de la période russe (elle même infé­rieure à la période tatare, qui dura cinq siècles). Les Tatars sur­vi­vants eurent la pos­si­bi­li­té de reve­nir sur leurs terres natales à par­tir de 1988 et ils forment aujourd’hui 12 % de la popu­la­tion. Ajou­tons que, en 1991, lors du réfé­ren­dum sur l’indépendance de l’Ukraine – orga­ni­sé dans un contexte net­te­ment plus démo­cra­tique que le plé­bis­cite sta­li­nien auquel nous venons d’assister – la majo­ri­té des Cri­méens se pro­non­ça pour l’Ukraine indé­pen­dante. Après bien des péri­pé­ties, la Cri­mée obtint un sta­tut de répu­blique auto­nome 4. Un des pre­miers gestes des nou­velles auto­ri­tés russes actuelles fut de rem­pla­cer l’inscription tri­lingue (en langues ukrai­nienne, russe et tatare) au fron­ton du Par­le­ment de Sim­fe­ro­pol par une ins­crip­tion mono­lingue russe. Selon des jour­na­listes sur place, des mai­sons tatares ont été mar­quées d’une croix, comme en 1944, et le vice-Pre­mier ministre de Cri­mée a invi­té les Tatars à renon­cer à leurs terres spo­liées 5.

Allons au-delà de la pénin­sule, du carac­tère légal du « réfé­ren­dum », du contexte mus­clé de sa mise en œuvre et de la ques­tion à choix peu mul­tiple qui fut posée après une « cam­pagne » uni­la­té­rale. Et accor­dons à M. Davi­gnon le juge­ment sévère qu’il porte sur les auto­ri­tés russes au sujet de la Cri­mée : « il est clair que ce n’est pas bien de faire ce que Pou­tine a fait ». La suite de son rai­son­ne­ment concerne l’oblativité dés­in­té­res­sée des auto­ri­tés russes envers Kiev.
M. Davi­gnon affirme en effet que M. Pou­tine « avait don­né des mil­liards à l’Ukraine » et ne deman­dait « rien en échange », alors que l’Europe met­tait une série de condi­tions « démo­cra­ti­que­ment légi­times » à son rap­pro­che­ment, par l’accord d’association qui aurait dû être signé à Vil­nius (selon les enga­ge­ments pris par le pré­sident ukrai­nien, M. Ianou­ko­vitch). Il nous fau­drait par consé­quent « se mettre à la place de Pou­tine » pour com­prendre son cour­roux face à l’ingratitude des Ukrai­niens, mani­fes­tant à Maï­dan pour se rap­pro­cher de l’Union euro­péenne, mal­gré les condi­tions « démo­cra­ti­que­ment légi­times » que cette der­nière leur pose ! Et bien pire encore, pour­rait-on ajou­ter. Les mêmes Ukrai­niens affirment en effet que, si M. Pou­tine a fait preuve de géné­ro­si­té avec Kiev, c’est pour « ache­ter » M. Ianou­ko­vitch (dont on connait pour­tant la pro­bi­té légen­daire) et l’empêcher de signer l’accord d’association, afin de rejoindre l’Union eur­asia­tique. Impu­ter une pen­sée aus­si retorse au pré­sident russe relève d’un pro­cès d’intention qui expli­que­rait sa froide colère, débou­chant sur l’annexion de la Cri­mée, rede­ve­nue russe comme elle l’avait tou­jours été. Signa­lons quand même que le « don » du Krem­lin était un achat d’obligations d’État ukrai­niennes, soit un prêt, et que la somme pro­mise était payée par tranches révi­sables tous les trois mois, dépen­dant tota­le­ment de la bonne volon­té du Krem­lin. On n’est jamais assez prudent.

La suite de l’histoire, selon M. Davi­gnon, pour­rait être lais­sée à la nature : « les choses vont évo­luer natu­rel­le­ment et le temps fera son œuvre pour enté­ri­ner cette nou­velle situa­tion ». Le temps, « ce grand sculp­teur », écri­vait déjà Mar­gue­rite Your­ce­nar… La Rus­sie envi­sage de construire un pont reliant la Cri­mée à la pénin­sule de Taman, pour enjam­ber le détroit de Kertch qui la sépare de sa conquête. Cet ouvrage d’art, éva­lué à plu­sieurs mil­liards de dol­lars, devra sans doute être dou­blé de gaines tech­niques consé­quentes. Ceci non seule­ment pour ali­men­ter la Cri­mée, désor­mais cou­pée de l’Ukraine, mais aus­si pour pom­per le gaz pui­sé dans les réserves impor­tantes que l’on aurait décou­vertes, dans la pénin­sule et dans ses eaux ter­ri­to­riales. On ne sait cepen­dant si l’on va dan­ser le kazat­chok sur le pont pour célé­brer la réuni­fi­ca­tion tant atten­due. Une inva­sion russe de l’Ukraine méri­dio­nale n’est en effet pas à exclure, et elle dis­pen­se­rait de la construc­tion de l’ouvrage d’art. Car cette par­tie de l’Ukraine a éga­le­ment « tou­jours été russe », depuis sa conquête par Cathe­rine II, contem­po­raine de celle de la Cri­mée. Des mino­ri­tés oppri­mées par la ter­reur fas­ciste y appellent déjà à l’aide et cela per­met­trait de faire une jonc­tion avec la Trans­nis­trie. M. Davi­gnon, plus cir­cons­pect dans la chute de son entre­tien, n’écarte pas cette hypo­thèse : « Quand on lit aujourd’hui toute la lit­té­ra­ture qui revient sur le déclen­che­ment de la guerre de 1914, on doit bien admettre qu’il peut y avoir des erreurs d’évaluation… » On ne peut que lui don­ner rai­son sur ce point.

  1. Etienne Davi­gnon : « Pou­tine a besoin de l’Europe » », La Libre Bel­gique, 22 – 23 mars 2014.
  2. « Le qua­trième par­tage de la Pologne. 75e anni­ver­saire d’une tra­gé­die », col­loque orga­ni­sé par le Col­lège Bel­gique les 21 et 22 mars 2014 à Bruxelles.
  3. Pré­ci­sion impor­tante. Affir­mer que la Cri­mée a tou­jours été russe équi­vaut à dire que le Congo a tou­jours été belge. La conti­nui­té ter­ri­to­riale masque le fait impérial.
  4. Le rat­ta­che­ment de la Cri­mée à l’Ukraine est offi­ciel­le­ment recon­nu par la Rus­sie en 1997. La nou­velle Consti­tu­tion cri­méenne sera rati­fiée par les deux Par­le­ments, russe et ukrai­nien, les 21 octobre et 23 décembre 1998. Pré­ci­sons que Sébas­to­pol a un sta­tut particulier.
  5. Dans une inter­view accor­dée à l’agence russe Ria Novos­ti, le nou­veau vice-Pre­mier ministre de Cri­mée Rous­tam Temir­ga­liev a annon­cé que les Tatars devront renon­cer à des terres sur les­quelles ils sont ins­tal­lés. « Nous avons deman­dé aux Tatars de Cri­mée de quit­ter une par­tie de leurs terres, c’est néces­saire pour répondre aux besoins sociaux », a‑t-il affirmé.

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur