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Commémorations : lorsque la réalité dépasse l’affliction

Blog - Belgosphère par Nicolas Baygert

janvier 2016

Les évè­ne­ments funestes qui sur­vinrent l’année der­nière don­nèrent lieu à une défla­gra­tion média­tique dont l’é­cho se pro­lon­ge­ra, vrai­sem­bla­ble­ment, tout au long de cette nou­velle année. D’emblée, la plu­part des rédac­tions choi­sirent de débu­ter 2016 par une longue séquence com­mé­mo­ra­tive (un enchaî­ne­ment d’émissions ou d’éditions spé­ciales « anni­ver­saire »), réévo­quant les évè­ne­ments autour de l’attentat de Char­lie Heb­do du […]

Belgosphère

Les évè­ne­ments funestes qui sur­vinrent l’année der­nière don­nèrent lieu à une défla­gra­tion média­tique dont l’é­cho se pro­lon­ge­ra, vrai­sem­bla­ble­ment, tout au long de cette nou­velle année. D’emblée, la plu­part des rédac­tions choi­sirent de débu­ter 2016 par une longue séquence com­mé­mo­ra­tive (un enchaî­ne­ment d’émissions ou d’éditions spé­ciales « anni­ver­saire »), réévo­quant les évè­ne­ments autour de l’attentat de Char­lie Heb­do du 7 jan­vier 2015. 

Les médias, en véri­tables hom­ma­gi­ciens, se pré­sentent doré­na­vant comme « opé­ra­teurs de mémoire » per­ma­nents, œuvrant à la recons­ti­tu­tion des repré­sen­ta­tions col­lec­tives en pro­po­sant un « pack mémo­riel» ; une relec­ture consen­suelle, réamé­na­gée des évènements. 

Comme l’évoque la médio­logue Louise Mer­zeau : « Les médias ne se contentent pas de réper­cu­ter les com­mé­mo­ra­tions cultu­relles, spor­tives ou poli­tiques. Ils fabriquent eux-mêmes de la com­mé­mo­ra­tion, en sus­ci­tant l’organisation d’évènements conçus pour la média­ti­sa­tion, et en trai­tant toute actua­li­té comme une don­née mémo­rable. Les délais néces­saires à l’élaboration d’un temps his­to­rique s’en trouvent affec­tés, et les rap­ports entre his­toire, mémoire et médias sont de plus en plus enche­vê­trés »1.

Or, la suc­ces­sion des solen­ni­tés, liée à un calen­drier com­mé­mo­riel de plus en plus sur­boo­ké, engendre un exer­cice de recueille­ment non plus ponc­tuel, mais en conti­nu – une remé­mo­ra­tion chas­sant l’autre. Cette mar­ro­ni­sa­tion de l’agenda média­tique com­porte avan­tages et incon­vé­nients – la mar­ro­ni­sa­tion vue ici comme la suc­ces­sion de séquences émo­tion­nelles, média­ti­que­ment coor­don­nées et à obso­les­cence pro­gram­mée. Une dyna­mique d’amplification émo­tive stan­dar­di­sée, qui contient, compte tenu de son carac­tère épi­so­dique, un risque d’épuisement – « d’overdose commémorielle ».

L’histoire – com­plexe et for­cé­ment inache­vée – s’efface au pro­fit du jubi­lé, du chiffre rond, pré­texte aux conscien­ti­sa­tions cycliques et – dans la scé­na­ri­sa­tion de l’information – aux édi­tions spé­ciales (véri­table anti­phrase si l’on tient compte de leur qua­si-nor­ma­li­sa­tion actuelle). 

Le « fra­ming » (le cadrage déli­mi­tant le champ de vision de ce qui nous est mon­tré) n’est en aucun cas ano­din. En psy­cho­lo­gie sociale, la notion de cadrage (telle qu’explorée par Tvers­ky et Kah­ne­man2) sup­pose l’imposition d’un « cadre cog­ni­tif », consi­dé­ré comme appro­prié pour rai­son­ner sur un sujet. 

Citons à titre d’exemple cette infor­ma­tion sélec­tion­née par Le Soir, trai­tant d’une fresque réa­li­sée dans une gale­rie com­mer­çante bruxel­loise par un artiste belge à la demande de la mul­ti­na­tio­nale Sony pour la sor­tie de l’album Blacks­tar, ultime opus de David Bowie, décé­dé ce 11 jan­vier. Une fresque qui, depuis l’annonce de la mort de l’artiste, se trans­for­ma – nous dit l’article – en mémo­rial (un phé­no­mène qui n’est pas sans rap­pe­ler les gerbes de fleurs devant les Apple Stores – cha­pelles consu­mé­ristes impro­vi­sées – au moment du décès de Steve Jobs). 

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De même, le « fra­ming » de l’information sur la page Face­book du Soir est en tout point symp­to­ma­tique. « L’œuvre d’un Belge ! » sur-titre le quo­ti­dien, lui per­met­tant ain­si de fixer – topo­gra­phi­que­ment (dans la Gale­rie Toi­son d’Or) – et de bel­gi­ci­ser quelque peu l’émoi mon­dial le temps que dure­ra ce deuil média­ti­que­ment scé­na­ri­sé avant la pro­chaine vedette tirant sa révé­rence, alors éga­le­ment livrée aux foules sen­ti­men­tales numé­riques s’adonnant à la « RIPite aiguë ». Cette syn­to­ni­sa­tion3 média­tique de l’émotion misant sur l’unanimité du cha­grin, aura comme effet per­vers d’asphyxier le deuil véri­table, le trans­for­mant illi­co en « old news ».

En ce qui concerne les évè­ne­ments tra­giques sur­ve­nus à Paris, l’incantation pério­dique du pas­sé cou­plée à une scé­na­ri­sa­tion léchée per­met avant tout un désa­mor­çage de l’horreur vécue, en l’intégrant dans un récit maîtrisé. 

Une maî­trise post hoc qui contras­te­ra tout par­ti­cu­liè­re­ment avec la média­ti­sa­tion décriée des agres­sions sur­ve­nues à Cologne durant la nuit de la Saint-Syl­vestre. Dans leurs hési­ta­tions et de par leur mutisme, les médias publics alle­mands vali­dèrent invo­lon­tai­re­ment les inter­pré­ta­tions com­plo­tistes autour de la « Lügen­presse » (la presse men­son­gère) avant tout véhi­cu­lée par l’AFD (Alter­na­tive Für Deut­schland), for­ma­tion de droite popu­liste radi­ca­le­ment oppo­sée à la poli­tique d’accueil des réfu­giés prô­née par la Chan­ce­lière Ange­la Mer­kel. Une rup­ture de confiance occa­sion­née par une approche fri­leuse, voire une auto­cen­sure pré­ven­tive. La chaine ZDF, où le malaise fut par­ti­cu­liè­re­ment per­cep­tible (y com­pris sur le visage des pré­sen­ta­teurs) parle désor­mais de « més­es­ti­ma­tion », en s’excusant de sur­croît. Reste que la mise en qua­ran­taine pré­cau­tion­neuse de l’information ren­voya au citoyen lamb­da le reflet d’un mili­tant Pegi­da4 en puis­sance, inca­pable d’appréhender rai­son­na­ble­ment les faits sans recours auto­ma­tique aux amal­games : « cachez ce réfu­gié que je ne sau­rais voir ». Consé­quence : un « effet strei­sand »5 qui ravi­ra les puristes (pour rap­pel : le terme désigne l’ef­fet per­vers selon lequel une ten­ta­tive de cen­sure ou de camou­flage au contraire la pro­pa­ga­tion du conte­nu que l’on sou­haite cacher). Des ater­moie­ments qui contri­bue­ront in fine à la mon­tée d’une incré­du­li­té gran­dis­sante face au récit officiel. 

Ain­si, la séquence de crise, par essence chao­tique, bou­le­verse poli­tiques et médias, tous deux décon­te­nan­cés lorsqu’il s’agit d’ap­pli­quer une grille de lec­ture (un cadre cog­ni­tif) aux évè­ne­ments se dérou­lant « en temps réel », voire en léger dif­fé­ré – évè­ne­ments qu’ils subissent à l’image de l’ensemble de la popu­la­tion. « Le poli­tique est aujourd’hui un consom­ma­teur de ter­reur comme tous les autres, et le fait qu’il soit cen­sé être res­pon­sable de la lutte contre la ter­reur ne change rien au fait qu’il demeure exac­te­ment aus­si pas­sif et hors d’atteinte que la “socié­té”», note Peter Slo­ter­dijk6.

Pour la classe poli­tique, mieux vau­dra-t-il miser sur la séquence post-trau­ma­tique, avec l’espoir de res­sou­der l’ensemble du corps social, à grands ren­forts de sym­boles, et d’enclencher le pro­ces­sus de rési­lience. D’après Michel Schnei­der, « le dis­cours poli­tique est deve­nu un psy­cho­trope, et est appa­ru dans les années 1980 un État psy­cha­na­lyste à l’écoute d’une socié­té malade et se pro­po­sant de la libé­rer. Comme lui, les groupes et les ins­ti­tu­tions empruntent de plus en plus la pos­ture qu’ils croient être celle du psy­cha­na­lyste : écou­ter la souf­france »7.

De manière plus géné­rale, on observe que le poli­tique cher­che­ra volon­tiers à capi­ta­li­ser sur tout type d’émoi col­lec­tif (on peut cer­tai­ne­ment par­ler ici de récu­pé­ra­tion), se gref­fant qua­si-mimé­ti­que­ment sur le calen­drier com­mé­mo­riel média­tique pré­ci­té ; une poli­tique du pathos pri­vi­lé­giant l’affect. Citons l’exemple – éga­le­ment symp­to­ma­tique – de l’hommage offi­ciel à David Bowie, décré­té en urgence par l’é­che­vin bruxel­lois du Tou­risme Phi­lippe Close, grand « ama­teur de rock », pré­cise La Libre Bel­gique :

« Un best-of des titres de l’ar­tiste sera dif­fu­sé sur la Grand-Place, a expli­qué la porte-parole de l’é­che­vin. Phi­lippe Close et son équipe ont consta­té que les réac­tions étaient très nom­breuses sur les réseaux sociaux […] Le cabi­net de Phi­lippe Close n’é­tait pas encore en mesure de déter­mi­ner le nombre de par­ti­ci­pants. Nous espé­rons le plus grand nombre. »

Aus­si, que reste-t-il d’autre au poli­tique que d’intervenir dans cette « diges­tion com­mé­mo­rielle » glo­bale, en cher­chant à fixer l’émoi, notam­ment par l’entremise de plaques du sou­ve­nir ? Que dire encore du man­dat pré­si­den­tiel de Fran­çois Hol­lande, s’achevant en 2017, duquel on retien­dra avant tout un pré­sident à côté de la plaque com­mé­mo­ra­tive ? Comme l’é­cri­vait Phi­lippe Muray : « Les célé­bra­tions et com­mé­mo­ra­tions […] ont aus­si pour but d’as­su­rer les tran­si­tions les plus douces pos­sible entre ce qu’on peut encore savoir du monde d’hier et les désastres actuels »8. Ain­si, en paran­gon de la mémoire, le poli­tique écha­fau­de­ra volon­tiers une litur­gie du vivre-ensemble (que cer­tains qua­li­fie­ront de grande gui­mauve com­pas­sion­nelle) où rien ne sera lais­sé au hasard (res­pect des com­mu­nau­tés reli­gieuses, célé­bra­tion de la diver­si­té, etc.), per­met­tant de réin­té­grer la tra­gé­die dans un script cor­ri­gé et enfin sous contrôle.

  1. Louise Mer­zeau & Tho­mas Weber (dir.), Mémoire et médias, Paris, Edi­tions Avi­nus, 2001.
  2. Amos Tvers­ky et Daniel Kah­ne­man, « The Fra­ming of Deci­sions and the Psy­cho­lo­gy of Choice », Science, 211, 1981, p. 453 – 458.
  3. Ajus­te­ment de mul­tiples cir­cuits sur une même fréquence.
  4. En alle­mand : « Patrio­tische Europäer gegen die Isla­mi­sie­rung des Abend­landes », (Les Euro­péens patriotes contre l’islamisation de l’Occident).
  5. Sur Cur­ry Jan­sen & Brian Mar­tin, « The Strei­sand Effect and Cen­sor­ship Back­fire », Inter­na­tio­nal Jour­nal of Com­mu­ni­ca­tion, 9, 2015, p. 656 – 671.
  6. Peter Slo­ter­dijk, Le Palais de cris­tal, À l’intérieur du capi­ta­lisme pla­né­taire, Paris, Hachette, 2006.
  7. Michel Schnei­der, Big Mother. Psy­cho­pa­tho­lo­gie de la vie poli­tique, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 72.
  8. Phi­lippe Muray, Après l’His­toire I, Paris, Les Belles Lettres, 2001.

Nicolas Baygert


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