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Comme un mauvais conte de fées : Theresa May et le Brexit
Depuis le XIXe siècle, une controverse porte sur les « pantoufles » de Cendrillon : outre les discussions autour de la nature même de la chaussure de l’héroïne (était-ce un chausson, une sandale, une chaussure?), la discussion dans le champ francophone portait sur la matière même en raison de l’homophonie des termes : du verre ou du vair ? Glisser […]
Depuis le XIXe siècle, une controverse porte sur les « pantoufles » de Cendrillon : outre les discussions autour de la nature même de la chaussure de l’héroïne (était-ce un chausson, une sandale, une chaussure?), la discussion dans le champ francophone portait sur la matière même en raison de l’homophonie des termes : du verre ou du vair ? Glisser son pied dans de la fourrure ne relevait pas de l’exploit alors qu’enfiler sans casse un escarpin fragile relevait davantage de la prouesse digne d’un conte. Comment ne pas briser l’objet délicat ? Bien entendu la féérie permet tout et Cendrillon valse et virevolte avec des chaussures qui ne se briseront jamais.
La métaphore du verre et les femmes
Le « plafond de verre » ou glass celling est une expression apparue aux États-Unis à la fin des années 1970. Elle reprendrait une thématique issue du film d’Elia Kazan, Le Mur invisible (1947) dans lequel un journaliste, embauché par un journal libéral new-yorkais, doit rédiger une série d’articles sur l’antisémitisme. Il décide de se faire passer pour juif pendant huit semaines, période durant laquelle il apprendra les frontières invisibles auxquelles se heurte le citoyen juif américain dans l’ensemble de ses démarches.
Le plafond de verre est entré depuis une quarantaine d’années dans le vocabulaire social, d’abord celui des entreprises, l’expression s’est spécialisée pour désigner la discrimination des femmes en matière de promotion de carrière, celles-ci ayant aussi parfois intégré l’idée qu’elles ne seraient pas capables de grimper dans l’échelle sociale, et donc ne s’autoriseraient, par exemple, pas à postuler à une haute fonction. Les associations féministes l’ont intégré dans leur revendication comme un mécanisme puissant de reproduction des inégalités.
La vie des mots et des expressions puissantes les rend aptes à des reconfigurations sémantiques ou à des réemplois à visée argumentative parfois paradoxales par rapport à leur origine.
Le Pen à l’épreuve du plafond de verre (capital.fr), Le plafond de verre existe toujours parce que la peur du FN existe plus que jamais (France Info), Le plafond de verre du FN (revue Esprit Libre), Marine Lepen est confrontée au plafond de verre (Europe 1), Front national : le plafond de verre existe encore (La croix), Marine Le Pen bute contre le plafond de verre (Le temps)
Ainsi, la manière dont Marine Le Pen a réinvesti l’expression (et les médias ont emboité le pas) lors de la campagne présidentielle de 2017 en France : la candidate FN a récupéré certains arguments pour colorer sa campagne de « féminisme ». Plus particulièrement, l’expression plafond de verre s’est déplacée de la question de l’élection d’une femme à la présidence de la république française (tout en la reproduisant de facto puisque femme, mais de façon implicite, le féminisme étant la plupart du temps convoqué pour stigmatiser l’Islam1 à la position politique du FN n’arrivant jamais à franchir la barre du second tour.
C’est en 2012, lors de la campagne pour les élections législatives, que le terme apparait pour la première fois dans la bouche de Marine Le Pen. En 2015, lors des élections régionales, l’expression s’est diffusée à l’ensemble de la presse. Marion Maréchal-Le Pen, lors de son discours à l’issue du second tour le 13 décembre 2017, retourne l’arme de communication créée par sa tante trois ans plus tôt en direction des médias. « Le plafond de verre n’existe pas », martèle-t-elle alors, avant de sous-entendre que cette analyse est le fruit d’une manipulation médiatique. De formulation imagée, le « plafond de verre » s’est donc progressivement mué en véritable argument politique pour le Front national et en paradigme majeur pour l’analyse politique (Camille Kaelblen, 2015).
Crever le plafond, tomber de la falaise ?
Une fois ce plafond de verre, que Christiane Taubira appelait à casser, franchi, on trouve l’épreuve suivante… la « falaise de verre » (glass cliff): cette expression est, elle, utilisée pour désigner la pratique, encore une fois des entreprises, d’avoir recours à des femmes, en période de crise, pour occuper des postes décisionnels. Pour incarner ce phénomène de la « falaise de verre », on cite souvent l’exemple de Marissa Mayer, appelée au secours de Yahoo ! en 2012. Ce choix n’est pas, selon les études (notamment Ryan et Haslam, 2005), favorable aux femmes : la dirigeante se voit coincée entre une situation préexistante en crise et une fonction de « sauveuse » (donc susceptible de prendre des décisions antipathiques, antisociales, etc.): si elle réussit c’est parce que l’entreprise a fait le bon choix, si elle échoue c’est parce qu’elle est une femme.
Appliqué au domaine politique, on peut tisser des liens avec la notion d’homme providentiel, mais dans sa version féminine. La « femme providentielle » est une expression peu usitée et réservée historiquement à Jeanne d’Arc avec un effet perverti en faveur de la version masculine : « L’archétype de l’homme providentiel qui fixa à jamais un modèle en France fut une jeune fille : Jeanne d’Arc » (Didier Fischer). Cette femme n’est pas nécessairement appelée pour sauver une situation désastreuse, mais pour faire passer des lois ou des décisions qui divisent, touchent à des représentations et des croyances, voire bouleversent l’ordre politique.
Pointer la femme en posture de fragilité participe de cette image de la falaise de verre. Je prendrai un exemple déjà historique avec Simone Veil avant de revenir à l’actualité brulante avec le cas Thérésa May.
La posture fragile, le talon d’Achille des femmes ?
Valery Giscard d’Estaing vient d’être élu à la présidence de la République et Simone Veil est à l’automne 1974 ministre de la Santé dans le gouvernement de Jacques Chirac. C’est elle qui va devoir défendre le projet de loi sur l’«interruption volontaire de la grossesse ». En effet, en France, la loi de 1920 pénalise l’avortement, même si depuis 1955, l’avortement dit thérapeutique est autorisé. Le débat sera très tendu, houleux et injurieux. L’extrême tenue de Simone Veil, sa détermination, l’interprétation d’une posture où elle se tient les mains sur les yeux, la nuque courbée. La photo a été relayée par les médias et légendée comme la femme fragile forcément qui finit par craquer, la femme qui pleure, alors qu’elle était juste dans un état de fatigue, compréhensible avec la durée et la tonalité des débats. Ce que Simone Veil atteste : cette photo « accréditait l’idée de la femme fragile… Eh bien non, je n’ai pas du tout le souvenir d’avoir pleuré. Il devait être trois heures du matin, mon geste indique que j’étais fatiguée. Mais je ne pleure pas 2.
À la mort de la femme politique, Closer replonge dans l’histoire avec une tension dramatique centrée sur les émotions : « la ministre de la Santé n’a pas toujours su réfréner son émotion », en particulier lorsqu’un député compare l’avortement aux crimes nazis et de poursuivre : « Simone Veil ne fera pas l’honneur au député d’une quelconque protestation. Mais sur ses notes, d’ordinaire transcrites d’une main ferme, on voit nettement l’écriture de Simone Veil s’affaisser et se courber (voir diaporama) alors qu’elle consigne l’immonde apostrophe ».
De l’écriture « tremblée » à la voix cassée : la fragilité naturalisée ?
C’est le premier ministre David Cameron qui a organisé le référendum du Brexit… c’est Theresa May qui se coltinera les conséquences.
Après le référendum sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union européenne — lors duquel elle ne prend pas position — et la démission du Premier ministre David Cameron, elle est désignée cheffe du Parti conservateur et devient la seconde femme Première ministre du pays après Margaret Thatcher. On peut parler de falaise de verre pour ce chantier du Brexit.
À l’issue du vote négatif en mars, la presse anglaise s’en est donnée à cœur joie dans les dénominations catastrophistes : complete humiliation titre le Daily Telegraph, historical defeat pour le Times et le Gardian. « L’accord de Theresa May désormais mort comme un dodo », s’inspirant d’une formule du brexiter Jakob Rees-Mogg avec un photomontage de la ministre en oiseau : de quelle espèce disparue de politique le dodo est-il le nom ?
Surnommée un temps la nouvelle Margareth Tatcher, Theresa May apparait aujourd’hui comme la femme sacrifiée (ce qu’elle assume en proposant sa démission), parfois se rebelle en traitant les membres de l’assemblée de personnes stupides. La « kamikaze du désespoir » prononce le 13 mars une allocution la voix fatiguée qui est reprise en boucle par les médias : voix rauque, voix cassée, voix brisée, en perdre la voix…La ministre fait d’ailleurs preuve d’humour sur l’état de ses cordes vocales en disant : « Vous devriez entendre la voix de Juncker à la suite de notre conversation ».
La voix, signum social et genré ? Le timbre aigu de la voix est-il défavorable en politique alors que la voix grave serait un atout ? Un extrait d’entretiens menés par la politologue Mariette Sineau explicite le refus de se conformer à un modèle masculin dans l’exercice de la parole et de revendiquer sa voix propre, qu’elle qu’en soit le timbre :
« J’ai pas du tout envie de ressembler à un homme… Je me suis engueulée avec Yvette Roudy au premier stage du parti où j’ai été, portant sur la communication politique […]. Elle m’expliquait qu’il fallait que je baisse ma voix, parce qu’il fallait qu’on se modèle sur le modèle de la voix des hommes. Moi, ça m’avait révoltée ! J’ai dit si la société n’accepte pas d’entendre quelqu’un de différent, qui parle autrement. On accepte bien un mec qui a l’accent du midi, pourquoi on accepterait pas quelqu’un qui a une voix aiguë ? Alors là pour moi c’est profondément important le droit à la différence »3.
On peut certes critiquer les conséquences de cette acceptation d’une sorte de naturalité féminine et d’une parole féminine « plus pragmatique » : refus de la langue de bois, sens du concret, non polémicité, etc.4. Il n’en reste pas moins que la voix rauque, habituellement aussi associée à du désir sexuel est ici devenue le symbole d’un Brexit… enroué, éraillé, grippé.
Retour à la chaussure de verre…
Dernièrement un article de la RTBF en ligne a titré : Theresa May back stop ou le caillou dans la chaussure…, petit pain béni pour filer ma métaphore en guise de fin de chronique… La Première ministre cultive en effet l’amour des chaussures excentriques. Dans Le vestiaire des politiques (2016), Gaëtane Morin et Elizabeth Pineau montrent que le vêtement est « une arme politique à double tranchant ». Les chaussures des femmes sont un réservoir à stéréotypes : l’ancienne ministre de la Justice du gouvernement Sarkozy Rachida Datti, par exemple, en a fait les frais. « Fétichiste », mais aussi classiste : « Alors que le thème est le travail, pour séduire l’électorat populaire, on ne voit que vos bottes rouges Louboutin, bling-bling… », attaque la journaliste de LCI au sujet des chaussures rouges très luxueuses aux pieds de Rachida Dati en 2012. La compagne de François Hollande, Valérie Trierweiller en a aussi fait les frais : ses chaussures à talons « vertigineux » ont eu droit à de l’acharnement médiatique face aux ballerines de Carla Bruni-Sarkozy, les chaussures censées refléter le caractère « carnassier » de la première dame. Qu’en est-il des chaussures de la Première ministre anglaise ? Elles ressortissent davantage au stéréotype de l’anglais.e excentrique : sous le flegme le feu, sous le costume revêche les chaussures délirantes…Les chaussures métaphores d’une solution innovante pour le Brexit?….Mais pour escalader une falaise de verre, où sont les crampons ? À suivre…
- Voir l’étude de C. Alduyn, « Marine Le Pen prise aux mots. Décryptage du nouveau discours frontiste », Paris, Seuil, 2015.
- Veil, 2004, p. 77, citée par Claudine Oger, 2006, « Dialectique de la parole et du silence : émergence et fonction de l’injure sexiste en politique », Communication 25/1, 11 – 4.5
- Lienneman, Sineau, 1988, p. 174 dans Oger op. cit
- Bonnafous Simone, «“Femme politique”: une question de genre ? », Réseaux, 2003/4 (n° 120), p. 119 – 145. DOI : 10.3917/res.120.0119.