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Comme un mauvais conte de fées : Theresa May et le Brexit

Blog - Chronique de l’Irrégulière - Brexit domination masculine inégalité par Laurence Rosier

avril 2019

Depuis le XIXe siècle, une contro­verse porte sur les « pan­toufles » de Cen­drillon : outre les dis­cus­sions autour de la nature même de la chaus­sure de l’héroïne (était-ce un chaus­son, une san­dale, une chaus­sure?), la dis­cus­sion dans le champ fran­co­phone por­tait sur la matière même en rai­son de l’homophonie des termes : du verre ou du vair ? Glisser […]

Chronique de l’Irrégulière

Depuis le XIXe siècle, une contro­verse porte sur les « pan­toufles » de Cen­drillon : outre les dis­cus­sions autour de la nature même de la chaus­sure de l’héroïne (était-ce un chaus­son, une san­dale, une chaus­sure?), la dis­cus­sion dans le champ fran­co­phone por­tait sur la matière même en rai­son de l’homophonie des termes : du verre ou du vair ? Glis­ser son pied dans de la four­rure ne rele­vait pas de l’exploit alors qu’enfiler sans casse un escar­pin fra­gile rele­vait davan­tage de la prouesse digne d’un conte. Com­ment ne pas bri­ser l’objet déli­cat ? Bien enten­du la féé­rie per­met tout et Cen­drillon valse et vire­volte avec des chaus­sures qui ne se bri­se­ront jamais.

La métaphore du verre et les femmes

Le « pla­fond de verre » ou glass cel­ling est une expres­sion appa­rue aux États-Unis à la fin des années 1970. Elle repren­drait une thé­ma­tique issue du film d’Elia Kazan, Le Mur invi­sible (1947) dans lequel un jour­na­liste, embau­ché par un jour­nal libé­ral new-yor­kais, doit rédi­ger une série d’articles sur l’antisémitisme. Il décide de se faire pas­ser pour juif pen­dant huit semaines, période durant laquelle il appren­dra les fron­tières invi­sibles aux­quelles se heurte le citoyen juif amé­ri­cain dans l’ensemble de ses démarches. 

Le pla­fond de verre est entré depuis une qua­ran­taine d’années dans le voca­bu­laire social, d’abord celui des entre­prises, l’expression s’est spé­cia­li­sée pour dési­gner la dis­cri­mi­na­tion des femmes en matière de pro­mo­tion de car­rière, celles-ci ayant aus­si par­fois inté­gré l’idée qu’elles ne seraient pas capables de grim­per dans l’échelle sociale, et donc ne s’autoriseraient, par exemple, pas à pos­tu­ler à une haute fonc­tion. Les asso­cia­tions fémi­nistes l’ont inté­gré dans leur reven­di­ca­tion comme un méca­nisme puis­sant de repro­duc­tion des inégalités. 

La vie des mots et des expres­sions puis­santes les rend aptes à des recon­fi­gu­ra­tions séman­tiques ou à des réem­plois à visée argu­men­ta­tive par­fois para­doxales par rap­port à leur origine. 

Le Pen à l’épreuve du pla­fond de verre (capital.fr), Le pla­fond de verre existe tou­jours parce que la peur du FN existe plus que jamais (France Info), Le pla­fond de verre du FN (revue Esprit Libre), Marine Lepen est confron­tée au pla­fond de verre (Europe 1), Front natio­nal : le pla­fond de verre existe encore (La croix), Marine Le Pen bute contre le pla­fond de verre (Le temps)

Ain­si, la manière dont Marine Le Pen a réin­ves­ti l’expression (et les médias ont emboi­té le pas) lors de la cam­pagne pré­si­den­tielle de 2017 en France : la can­di­date FN a récu­pé­ré cer­tains argu­ments pour colo­rer sa cam­pagne de « fémi­nisme ». Plus par­ti­cu­liè­re­ment, l’expression pla­fond de verre s’est dépla­cée de la ques­tion de l’élection d’une femme à la pré­si­dence de la répu­blique fran­çaise (tout en la repro­dui­sant de fac­to puisque femme, mais de façon impli­cite, le fémi­nisme étant la plu­part du temps convo­qué pour stig­ma­ti­ser l’Islam1 à la posi­tion poli­tique du FN n’arrivant jamais à fran­chir la barre du second tour. 

C’est en 2012, lors de la cam­pagne pour les élec­tions légis­la­tives, que le terme appa­rait pour la pre­mière fois dans la bouche de Marine Le Pen. En 2015, lors des élec­tions régio­nales, l’expression s’est dif­fu­sée à l’ensemble de la presse. Marion Maré­chal-Le Pen, lors de son dis­cours à l’issue du second tour le 13 décembre 2017, retourne l’arme de com­mu­ni­ca­tion créée par sa tante trois ans plus tôt en direc­tion des médias. « Le pla­fond de verre n’existe pas », mar­tèle-t-elle alors, avant de sous-entendre que cette ana­lyse est le fruit d’une mani­pu­la­tion média­tique. De for­mu­la­tion ima­gée, le « pla­fond de verre » s’est donc pro­gres­si­ve­ment mué en véri­table argu­ment poli­tique pour le Front natio­nal et en para­digme majeur pour l’analyse poli­tique (Camille Kael­blen, 2015).

Crever le plafond, tomber de la falaise ?

Une fois ce pla­fond de verre, que Chris­tiane Tau­bi­ra appe­lait à cas­ser, fran­chi, on trouve l’épreuve sui­vante… la « falaise de verre » (glass cliff): cette expres­sion est, elle, uti­li­sée pour dési­gner la pra­tique, encore une fois des entre­prises, d’avoir recours à des femmes, en période de crise, pour occu­per des postes déci­sion­nels. Pour incar­ner ce phé­no­mène de la « falaise de verre », on cite sou­vent l’exemple de Maris­sa Mayer, appe­lée au secours de Yahoo ! en 2012. Ce choix n’est pas, selon les études (notam­ment Ryan et Has­lam, 2005), favo­rable aux femmes : la diri­geante se voit coin­cée entre une situa­tion pré­exis­tante en crise et une fonc­tion de « sau­veuse » (donc sus­cep­tible de prendre des déci­sions anti­pa­thiques, anti­so­ciales, etc.): si elle réus­sit c’est parce que l’entreprise a fait le bon choix, si elle échoue c’est parce qu’elle est une femme. 

Appli­qué au domaine poli­tique, on peut tis­ser des liens avec la notion d’homme pro­vi­den­tiel, mais dans sa ver­sion fémi­nine. La « femme pro­vi­den­tielle » est une expres­sion peu usi­tée et réser­vée his­to­ri­que­ment à Jeanne d’Arc avec un effet per­ver­ti en faveur de la ver­sion mas­cu­line : « L’archétype de l’homme pro­vi­den­tiel qui fixa à jamais un modèle en France fut une jeune fille : Jeanne d’Arc » (Didier Fischer). Cette femme n’est pas néces­sai­re­ment appe­lée pour sau­ver une situa­tion désas­treuse, mais pour faire pas­ser des lois ou des déci­sions qui divisent, touchent à des repré­sen­ta­tions et des croyances, voire bou­le­versent l’ordre politique. 

Poin­ter la femme en pos­ture de fra­gi­li­té par­ti­cipe de cette image de la falaise de verre. Je pren­drai un exemple déjà his­to­rique avec Simone Veil avant de reve­nir à l’actualité bru­lante avec le cas Thé­ré­sa May. 

La posture fragile, le talon d’Achille des femmes ? 

Vale­ry Gis­card d’Estaing vient d’être élu à la pré­si­dence de la Répu­blique et Simone Veil est à l’automne 1974 ministre de la San­té dans le gou­ver­ne­ment de Jacques Chi­rac. C’est elle qui va devoir défendre le pro­jet de loi sur l’«interruption volon­taire de la gros­sesse ». En effet, en France, la loi de 1920 péna­lise l’avortement, même si depuis 1955, l’avortement dit thé­ra­peu­tique est auto­ri­sé. Le débat sera très ten­du, hou­leux et inju­rieux. L’extrême tenue de Simone Veil, sa déter­mi­na­tion, l’interprétation d’une pos­ture où elle se tient les mains sur les yeux, la nuque cour­bée. La pho­to a été relayée par les médias et légen­dée comme la femme fra­gile for­cé­ment qui finit par cra­quer, la femme qui pleure, alors qu’elle était juste dans un état de fatigue, com­pré­hen­sible avec la durée et la tona­li­té des débats. Ce que Simone Veil atteste : cette pho­to « accré­di­tait l’idée de la femme fra­gile… Eh bien non, je n’ai pas du tout le sou­ve­nir d’avoir pleu­ré. Il devait être trois heures du matin, mon geste indique que j’étais fati­guée. Mais je ne pleure pas 2.

À la mort de la femme poli­tique, Clo­ser replonge dans l’histoire avec une ten­sion dra­ma­tique cen­trée sur les émo­tions : « la ministre de la San­té n’a pas tou­jours su réfré­ner son émo­tion », en par­ti­cu­lier lorsqu’un dépu­té com­pare l’avortement aux crimes nazis et de pour­suivre : « Simone Veil ne fera pas l’honneur au dépu­té d’une quel­conque pro­tes­ta­tion. Mais sur ses notes, d’ordinaire trans­crites d’une main ferme, on voit net­te­ment l’écriture de Simone Veil s’affaisser et se cour­ber (voir dia­po­ra­ma) alors qu’elle consigne l’immonde apos­trophe ».

De l’écriture « tremblée » à la voix cassée : la fragilité naturalisée ? 

C’est le pre­mier ministre David Came­ron qui a orga­ni­sé le réfé­ren­dum du Brexit… c’est The­re­sa May qui se col­ti­ne­ra les conséquences. 

Après le réfé­ren­dum sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union euro­péenne — lors duquel elle ne prend pas posi­tion — et la démis­sion du Pre­mier ministre David Came­ron, elle est dési­gnée cheffe du Par­ti conser­va­teur et devient la seconde femme Pre­mière ministre du pays après Mar­ga­ret That­cher. On peut par­ler de falaise de verre pour ce chan­tier du Brexit. 

À l’issue du vote néga­tif en mars, la presse anglaise s’en est don­née à cœur joie dans les déno­mi­na­tions catas­tro­phistes : com­plete humi­lia­tion titre le Dai­ly Tele­graph, his­to­ri­cal defeat pour le Times et le Gar­dian. « L’accord de The­re­sa May désor­mais mort comme un dodo », s’inspirant d’une for­mule du brexi­ter Jakob Rees-Mogg avec un pho­to­mon­tage de la ministre en oiseau : de quelle espèce dis­pa­rue de poli­tique le dodo est-il le nom ?

Sur­nom­mée un temps la nou­velle Mar­ga­reth Tat­cher, The­re­sa May appa­rait aujourd’hui comme la femme sacri­fiée (ce qu’elle assume en pro­po­sant sa démis­sion), par­fois se rebelle en trai­tant les membres de l’assemblée de per­sonnes stu­pides. La « kami­kaze du déses­poir » pro­nonce le 13 mars une allo­cu­tion la voix fati­guée qui est reprise en boucle par les médias : voix rauque, voix cas­sée, voix bri­sée, en perdre la voix…La ministre fait d’ailleurs preuve d’humour sur l’état de ses cordes vocales en disant : « Vous devriez entendre la voix de Jun­cker à la suite de notre conversation ». 

La voix, signum social et gen­ré ? Le timbre aigu de la voix est-il défa­vo­rable en poli­tique alors que la voix grave serait un atout ? Un extrait d’entretiens menés par la poli­to­logue Mariette Sineau expli­cite le refus de se confor­mer à un modèle mas­cu­lin dans l’exercice de la parole et de reven­di­quer sa voix propre, qu’elle qu’en soit le timbre : 

« J’ai pas du tout envie de res­sem­bler à un homme… Je me suis engueu­lée avec Yvette Rou­dy au pre­mier stage du par­ti où j’ai été, por­tant sur la com­mu­ni­ca­tion poli­tique […]. Elle m’expliquait qu’il fal­lait que je baisse ma voix, parce qu’il fal­lait qu’on se modèle sur le modèle de la voix des hommes. Moi, ça m’avait révol­tée ! J’ai dit si la socié­té n’accepte pas d’entendre quelqu’un de dif­fé­rent, qui parle autre­ment. On accepte bien un mec qui a l’accent du midi, pour­quoi on accep­te­rait pas quelqu’un qui a une voix aiguë ? Alors là pour moi c’est pro­fon­dé­ment impor­tant le droit à la dif­fé­rence »3.

On peut certes cri­ti­quer les consé­quences de cette accep­ta­tion d’une sorte de natu­ra­li­té fémi­nine et d’une parole fémi­nine « plus prag­ma­tique » : refus de la langue de bois, sens du concret, non polé­mi­ci­té, etc.4. Il n’en reste pas moins que la voix rauque, habi­tuel­le­ment aus­si asso­ciée à du désir sexuel est ici deve­nue le sym­bole d’un Brexit… enroué, éraillé, grippé. 

Retour à la chaussure de verre…

Der­niè­re­ment un article de la RTBF en ligne a titré : The­re­sa May back stop ou le caillou dans la chaus­sure…, petit pain béni pour filer ma méta­phore en guise de fin de chro­nique… La Pre­mière ministre cultive en effet l’amour des chaus­sures excen­triques. Dans Le ves­tiaire des poli­tiques (2016), Gaë­tane Morin et Eli­za­beth Pineau montrent que le vête­ment est « une arme poli­tique à double tran­chant ». Les chaus­sures des femmes sont un réser­voir à sté­réo­types : l’ancienne ministre de la Jus­tice du gou­ver­ne­ment Sar­ko­zy Rachi­da Dat­ti, par exemple, en a fait les frais. « Féti­chiste », mais aus­si clas­siste : « Alors que le thème est le tra­vail, pour séduire l’électorat popu­laire, on ne voit que vos bottes rouges Lou­bou­tin, bling-bling… », attaque la jour­na­liste de LCI au sujet des chaus­sures rouges très luxueuses aux pieds de Rachi­da Dati en 2012. La com­pagne de Fran­çois Hol­lande, Valé­rie Trier­weiller en a aus­si fait les frais : ses chaus­sures à talons « ver­ti­gi­neux » ont eu droit à de l’acharnement média­tique face aux bal­le­rines de Car­la Bru­ni-Sar­ko­zy, les chaus­sures cen­sées reflé­ter le carac­tère « car­nas­sier » de la pre­mière dame. Qu’en est-il des chaus­sures de la Pre­mière ministre anglaise ? Elles res­sor­tissent davan­tage au sté­réo­type de l’anglais.e excen­trique : sous le flegme le feu, sous le cos­tume revêche les chaus­sures délirantes…Les chaus­sures méta­phores d’une solu­tion inno­vante pour le Brexit?….Mais pour esca­la­der une falaise de verre, où sont les cram­pons ? À suivre…

  1. Voir l’étude de C. Alduyn, « Marine Le Pen prise aux mots. Décryp­tage du nou­veau dis­cours fron­tiste », Paris, Seuil, 2015.
  2. Veil, 2004, p. 77, citée par Clau­dine Oger, 2006, « Dia­lec­tique de la parole et du silence : émer­gence et fonc­tion de l’injure sexiste en poli­tique », Com­mu­ni­ca­tion 25/1, 11 – 4.5
  3. Lien­ne­man, Sineau, 1988, p. 174 dans Oger op. cit
  4. Bon­na­fous Simone, «“Femme poli­tique”: une ques­tion de genre ? », Réseaux, 2003/4 (n° 120), p. 119 – 145. DOI : 10.3917/res.120.0119.

Laurence Rosier


Auteur

Née en 1967, Laurence Rosier est licenciée et docteure en philosophie et lettres. Elle est professeure de linguistique, d’analyse du discours et de didactique du français à l’ULB. Auteure de nombreux ouvrages, elle a publié plus de soixante articles dans des revues internationales, a organisé et participé à plus de cinquante colloques internationaux, codirigé de nombreux ouvrages sur des thèmes aussi divers que la ponctuation, le discours comique ou la citation ou encore la langue française sur laquelle elle a coécrit M.A. Paveau, "La langue française passions et polémiques" en 2008. Elle a collaboré au Dictionnaire Colette (Pléiade). Spécialiste de la citation, sa thèse publiée sous le titre "Le discours rapporté : histoire, théories, pratiques" a reçu le prix de l’essai Léopold Rosy de l’Académie belge des langues et lettres. Son "petit traité de l’insulte" (rééd en 2009) a connu un vif succès donnant lieu à un reportage : Espèce de…l’insulte est pas inculte. Elle dirige une revue internationale de linguistique qu’elle a créée avec sa collègue Laura Calabrese : Le discours et la langue. Avec son compagnon Christophe Holemans, elle a organisé deux expositions consacrées aux décrottoirs de Bruxelles : "Décrottoirs !" en 2012. En 2015, elle est commissaire de l’exposition "Salope et autres noms d’oiselles". En novembre 2017 parait son dernier ouvrage intitulé L’insulte … aux femmes (180°), couronné par le prix de l’enseignement et de la formation continue du parlement de la communauté WBI (2019). Elle a été la co-commissaire de l’expo Porno avec Valérie Piette (2018). Laurence Rosier est régulièrement consultée par les médias pour son expertise langagière et féministe. Elle est chroniqueuse du média Les Grenades RTBF et à La Revue nouvelle (Blogue de l’irrégulière). Elle a été élue au comité de gestion de la SCAM en juin 2019.
 Avec le groupe de recherche Ladisco et Striges (études de genres), elle développe des projets autour d’une linguistique « utile » et dans la cité.