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Colombie : Signer un accord ne signifie pas construire la paix

Blog - e-Mois par François Reman

août 2014

Lau­rence Mazure*, ancienne cor­res­pon­dante de presse en Colom­bie revient pour Rui­do Lati­no sur les négo­cia­tions de paix entre la gué­rilla des Farc et les gou­ver­ne­ment colom­bien. Elle s’intéresse à la place don­née aux vic­times au sein des pour­par­lers et à la prise en compte de leurs témoi­gnages pour construire une socié­té post-conflit basée sur la véri­té. Il […]

e-Mois

Lau­rence Mazure*, ancienne cor­res­pon­dante de presse en Colom­bie revient pour Rui­do Lati­no sur les négo­cia­tions de paix entre la gué­rilla des Farc et les gou­ver­ne­ment colom­bien. Elle s’intéresse à la place don­née aux vic­times au sein des pour­par­lers et à la prise en compte de leurs témoi­gnages pour construire une socié­té post-conflit basée sur la vérité.

Il y a bien­tôt deux ans, la gué­rilla des Farc et le gou­ver­ne­ment colom­bien enta­maient des négo­cia­tions pour mettre fin à un conflit qui déchire le pays depuis un demi siècle. La prise en compte des attentes des vic­times en matière de jus­tice et de répa­ra­tion consti­tue une avan­cée déci­sive des pour­par­lers de paix. Comme le rap­pelle Navi Pillay, le Haut-Com­mis­saire des Nations unies aux droits de l’homme : « Le témoi­gnage direct des vic­times, avant même l’élaboration des méca­nismes leur don­nant le pou­voir de répondre à leur souf­france, est sans pré­cé­dent. […] Je pense sin­cè­re­ment que la Colom­bie peut deve­nir un modèle à suivre pour les pays confron­tés aux ques­tions de paix, véri­té, jus­tice et récon­ci­lia­tion » 1 .

Le 15 août der­nier, l’ONU, l’Université natio­nale de Colom­bie et la confé­rence épis­co­pale ren­daient donc publics les noms des 12 per­sonnes for­mant la pre­mière des cinq délé­ga­tions de vic­times. Leur tâche est de faire connaitre aux négo­cia­teurs des deux par­ties leurs attentes concer­nant la fin du conflit, la jus­tice, la répa­ra­tion, et la garan­tie de ces­sa­tion défi­ni­tive des vio­la­tions de droits fondamentaux.

Cette avan­cée inédite pro­vient d’un accord conclu par le gou­ver­ne­ment colom­bien et la gué­rilla entre les deux tours des élec­tions pré­si­den­tielles du 25 mai et du 15 juin der­nier. Cet accord confère aux vic­times un rôle déter­mi­nant dans la mise en œuvre des mesures de jus­tice et de répa­ra­tion néces­saires à l’émergence d’une socié­té post-conflit. Cet accord a éga­le­ment per­mis à Manuel San­tos d’utiliser la carte du vote « pour la paix » et d’être réélu à la tête du pays pour un second mandat.

La voix des victimes enfin entendue

Les orga­ni­sa­tions de vic­times ont mis en évi­dence lors de leurs tra­vaux pré­pa­ra­toires 2 le fait que les sec­teurs les plus pauvres et les plus vul­né­rables du pays ont été les plus tou­chés par le conflit : petits pay­sans, com­mu­nau­tés amé­rin­diennes, afro-colom­biennes, ouvriers, syn­di­ca­listes, com­mu­nau­tés LGTB, étu­diants, lea­ders com­mu­nau­taires, sans oublier les appe­lés au ser­vice mili­taire – les nan­tis évi­tant la plus part du temps l’appel sous les dra­peaux, et dans le cas contraire, n’allant jamais dans les « zones rouges » où se déroule la guerre. Quant aux femmes, elles consti­tuent la caté­go­rie la plus meur­trie de tous les acteurs du conflit – la vio­lence sexuelle et de genre ayant été un axe essen­tiel de tous les débats.

Cette visi­bi­li­sa­tion de pans entiers de la socié­té colom­bienne jusque-là relé­gués dans l’ombre par les classes moyennes et aisées des grands centres urbains, est un vrai tour­nant et révèle ce que le jour­na­liste Her­bin Hoyos (grand oppo­sant aux enlè­ve­ments orches­trés par la gué­rilla connu inter­na­tio­na­le­ment pour son pro­gramme radio « Voces del Secues­tro ) clame depuis long­temps : la socié­té colom­bienne a fait preuve d’une com­pli­ci­té tacite dans cette guerre de longue durée, du fait de son indif­fé­rence, voire de son déni des crimes commis.

Les vic­times ont poin­té la res­pon­sa­bi­li­té dans les nom­breuses exac­tions de cer­tains alliés éco­no­miques des acteurs du conflit, comme les nar­co­tra­fi­quants dans le cas de la gué­rilla des FARC. Les vic­times ont aus­si clai­re­ment rap­pe­lé la res­pon­sa­bi­li­té morale des sec­teurs éco­no­miques du pays les plus impor­tants, comme les grands pro­prié­taires ter­riens, les indus­tries agro-ali­men­taires, les trans­na­tio­nales des sec­teurs miniers et éner­gé­tiques, et cer­taines entre­prises d’État comme le groupe pétro­lier Eco­pe­trol dans cette guerre de longue durée : en effet, des pans entiers de l’économie colom­bienne ont uti­li­sé l’aide des para­mi­li­taires et de leurs connec­tions avec les forces armées pour dépla­cer des mil­lions de petits pay­sans. Ces sec­teurs ont éga­le­ment fait assas­si­ner des syn­di­ca­listes, des lea­ders com­mu­nau­taires, des mili­tants poli­tiques et acti­vistes de droits humains et envi­ron­ne­men­taux au nom de la lutte contre la sub­ver­sion. De plus ces pra­tiques de guerre conti­nuent plus que jamais : une tren­taine de défen­seurs des droits humains ont été assas­si­nés au pre­mier semestre 2014, et plus d’une cin­quan­taine de lea­ders agraires ont été éli­mi­nés au cours des 3 der­nières années.

Un cessez-le-feu immédiat

Au terme des tra­vaux menés par les quatre forums, les vic­times ont énon­cé la liste de leurs attentes. Elles demandent à la gué­rilla de mettre fin à l’usage de mines anti­per­son­nel et d’engins explo­sifs arti­sa­naux, aux enlè­ve­ments, aux extor­sions et aux recru­te­ments for­cés. Leurs reven­di­ca­tions adres­sées au gou­ver­ne­ment sont mul­tiples : épu­ra­tion des forces de sécu­ri­té des élé­ments qui main­tiennent des liens étroits avec les para­mi­li­taires, modi­fi­ca­tion du concept de « sécu­ri­té natio­nale » en lui reti­rant une approche stric­te­ment anti-ter­ro­riste, mise en place d’une poli­tique de répa­ra­tion inté­grale basée sur l’amélioration des condi­tions de vie éco­no­miques de Colom­biens. Enfin, elles demandent à l’État la res­ti­tu­tion des terres spo­liées, le réta­blis­se­ment de la répu­ta­tion des per­sonnes injus­te­ment stig­ma­ti­sées, et le déman­tè­le­ment des struc­tures de finan­ce­ment des groupes para­mi­li­taires rebap­ti­sés « BACRIM », ou bandes cri­mi­nelles émer­gentes – un nom nou­veau der­rière lequel se trouvent en fait tous les para­mi­li­taires qui ne se sont jamais démo­bi­li­sés. Aux deux par­ties, les vic­times demandent que soit connue la véri­té au sujet de leurs exactions.

Leur péti­tion concerne évi­dem­ment les para­mi­li­taires dont les struc­tures de finan­ce­ment n’ont jamais été déman­te­lées alors qu’ils font encore régner la ter­reur, notam­ment dans la région bana­nière du nord-ouest du pays ain­si que sur la côte paci­fique. Elles ont aus­si rap­pe­lé les graves dif­fi­cul­tés d’application de la Loi des vic­times de 2011 impul­sée par le pré­sident San­tos, visant la res­ti­tu­tion de plus de 5 mil­lions d’hectares spo­liés par le conflit à la plus grande par­tie des 6,5 mil­lions de déplacés.

Mais l’urgence pour la socié­té civile, c’est l’instauration d’un ces­sez-le-feu bila­té­ral – la gué­rilla ayant été la seule, depuis le début des négo­cia­tions, à pro­non­cer ponc­tuel­le­ment des ces­sez-le-feu unilatéraux.

Une nécessaire volonté politique

Le face à face direct et confi­den­tiel entre les délé­ga­tions de vic­times et les négo­cia­teurs de La Havane concré­tise une situa­tion sans pré­cé­dent par laquelle les vic­times inves­tissent un rôle de pro­ta­go­nistes actifs très dif­fé­rent du sta­tut pas­sif qui leur avait été jusque-là réser­vé dans des négo­cia­tions de paix.

Quant à la Com­mis­sion his­to­rique 3 qui sera char­gée de rendre d’ici la fin de l’année un rap­port sur les causes du conflit, elle s’inscrit dans une tra­di­tion de réflexion assez mécon­nue 4 . L’origine du conflit qui per­dure encore aujourd’hui trouve racine dans la guerre civile déclen­chée suite à l’assassinat deJorge Elié­cer Gaitán 5 le 9 avril 1948 et les 300 mille morts qui en résul­tèrent jusque 1953. En 1958, le gou­ver­ne­ment colom­bien a man­da­té une com­mis­sion pour enquê­ter sur les causes de « la vio­len­cia » à tra­vers tout le pays. Les archives de cette Com­mis­sion docu­men­taient si bien les pro­blèmes sociaux et éco­no­miques qu’elles ont ser­vi de bases aux tra­vaux du socio­logue Orlan­do Fals Bor­da – lequel fon­de­ra un an plus tard la toute pre­mière école de socio­lo­gie d’Amérique latine sous les aus­pices de l’Université natio­nale de Colom­bie. En 1987, une seconde Com­mis­sion d’enquête se pen­che­ra sur les trans­for­ma­tions socio-éco­no­mi­ques­né­ces­saires par­ti­cu­liè­re­ment en ce qui concerne une réforme agraire.

En 1991, lors des démo­bi­li­sa­tions des gué­rillas de l’EPL, du M‑19 et du mou­ve­ment amé­rin­dien Quin­tin Lame, une 3ème Com­mis­sion déve­lop­pe­ra une réflexion sur les causes his­to­riques du conflit. Néan­moins, à l’heure de prendre des mesures socio-éco­no­miques, la volon­té poli­tique fera chaque fois défaut, recon­dui­sant le conflit et per­pé­tuant ses causes.

Tan­dis que les plus opti­mistes pré­disent qu’un accord de paix sera signé d’ici la fin de l’année, le pré­sident San­tos est coin­cé entre l’urgence du vote de légis­la­tions des­ti­nées à enca­drer le post-conflit, et les inquié­tudes mani­fes­tées par l’armée, grande per­dante de l’avènement poten­tiel de la paix.

Plus que jamais, comme l’ont dit les vic­times durant les forums : « signer un accord, ce n’est pas la même chose que construire la paix ».

*Jour­na­liste, elle fut cor­res­pon­dante en Colom­bie de La Libre Bel­gique et du Courrier

  1. http://www.semana.com/opinion/articulo/colombia-puede-convertirse-en-un-ejemplo-global-al-escuchar-las-victimas/399178 – 3
  2. Les réunions se sont tenues à Vil­la­vi­cen­cio, aux bords des plaines de l’Orénoque, dans le centre pétro­lier de Bar­ran­ca­ber­me­ja, dans le port cari­béen de Bar­ran­quilla, et à Cali, dans le sud. Toutes ces villes sont autant d’épicentres d’une guerre entre forces armées, para­mi­li­taires et gué­rilla des FARC.
  3. Cette com­mis­sion his­to­rique ne se sub­sti­tue pas à une future com­mis­sion véri­té dans la période post-conflit.
  4. http://www.redalyc.org/pdf/996/99625425004.pdf Memo­ria y Vio­len­cia. A Los Cin­cuen­ta Años de « La Vio­len­cia en Colom­bia » de mon­señor Guz­man et al, Red de Revis­tas Cientí­fi­cas de Amé­ri­ca Lati­na, el Caribe, España y Por­tu­gal. Sis­te­ma de Infor­ma­ción Cientí­fi­ca. Valen­cia Gutiér­rez, Alber­to, p 65 – 68
  5. Jorge Elié­cer Gaitán était le lea­der du Par­ti libé­ral et le can­di­dat le plus popu­laire aux élec­tions pré­si­den­tielles de 1950. Il s’était posi­tion­né beau­coup plus à gauche qu’aucune autre per­son­na­li­té poli­tique avant lui. A tra­vers lui, des mil­lions de colom­biens des classes sociales les plus défa­vo­ri­sées se sen­taient pour la pre­mière fois repré­sen­tées. Son assas­si­nat a été per­çu comme la preuve que l’oligarchie du pays ne lais­se­ra jamais l’espace pour la mise en oeuvre des réformes sociales fortes.

François Reman


Auteur

François Reman est licencié en journalisme et diplômé en relations internationales. Il entame sa carrière professionnelle en 2003 en tant que chargé de communication à la FUCID, l’ONG de coopération au développement de l’Université de Namur. Il y assumera rapidement le rôle de responsable des activités d’éducation au développement. En 2010, il s’envole pour le Chili où il travaillera comme journaliste correspondant pour La Libre Belgique et le Courrier. De retour en Belgique en 2013, il est engagé au MOC comme attaché de presse et journaliste pour la revue Démocratie. En 2014, il devient attaché de presse de la CSC. En dehors de ses articles pour la presse syndicale, la plupart de ses publications abordent la situation politique en Amérique latine.