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Chronqiue d’Ukraine (2) — Maïdan, la suite

Blog - e-Mois - Ukraine par Andryi Portnov

août 2014

L’historien ukrai­nien Andriy Port­nov a tenu un jour­nal cir­cons­tan­cié des pre­miers mois de la crise ukrai­nienne de l’hiver 2013 – 2014. Il nous livre ses obser­va­tions, dans les­quelles il ana­lyse fine­ment le pas­sage pro­gres­sif des mobi­li­sa­tions à une crise poli­tique majeure, qui a à ce jour don­né lieu à une guerre au sens pre­mier du terme. Il nous a sem­blé per­ti­nent de […]

e-Mois

L’historien ukrai­nien Andriy Port­nov a tenu un jour­nal cir­cons­tan­cié des pre­miers mois de la crise ukrai­nienne de l’hiver 2013 – 2014. Il nous livre ses obser­va­tions, dans les­quelles il ana­lyse fine­ment le pas­sage pro­gres­sif des mobi­li­sa­tions à une crise poli­tique majeure, qui a à ce jour don­né lieu à une guerre au sens pre­mier du terme. Il nous a sem­blé per­ti­nent de publier cette chro­nique, à la fois comme maté­riau d’archive et comme remise en perspective.

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Les récents évè­ne­ments semblent avoir pris tout le monde de court. Les auto­ri­tés comme l’opposition, l’Union euro­péenne comme la Rus­sie. La situa­tion, com­plexe et dyna­mique, en a sur­pris plus d’un. Elle a mis en évi­dence le fait qu’une part impor­tante de la popu­la­tion s’intéresse à une struc­ture fon­da­men­ta­le­ment nou­velle (« euro­péenne ») de la vie poli­tique et éco­no­mique. Si, au cours du mois de décembre, les auto­ri­tés « ont pris avec une régu­la­ri­té enviable de mau­vaises déci­sions qui, les unes après les autres, ont chaque fois un peu plus entra­vé la sor­tie de la crise », comme l’exprime fine­ment Evgue­ni Kis­se­liov, les évè­ne­ments de la semaine du 23 au 29 décembre ont mis au jour une réa­li­té cer­taine : le mou­ve­ment Maï­dan est non seule­ment le pro­blème des auto­ri­tés, mais aus­si celui de l’opposition. Celle-ci tente d’apprivoiser la contes­ta­tion, mais, pour la deuxième fois déjà (d’abord le 8, ensuite le 24 décembre), fait fi des conseils de Iou­lia Timo­chen­ko qui aurait vou­lu voir la mise sur pied rapide d’un gou­ver­ne­ment pro­vi­soire et le pas­sage à une forme plus dure de confron­ta­tion avec le régime. Remar­quons que les médias étran­gers exa­gèrent par­fois le rôle de l’ex-Premier ministre dans les évè­ne­ments actuels, alors que son influence, même sur l’opposition (sans par­ler de Maï­dan dans son ensemble), est plus que limitée.

De plus, ni les auto­ri­tés ni l’opposition ne semblent avoir écou­té les conseils de la secré­taire d’État adjointe amé­ri­caine Vic­to­ria Nuland et de la haute repré­sen­tante de l’Union euro­péenne pour les Affaires étran­gères Cathe­rine Ash­ton. Elles insistent sur la néces­si­té abso­lue d’organiser une table ronde où tous les acteurs seraient repré­sen­tés. Elles appellent aus­si à la for­ma­tion d’un gou­ver­ne­ment de coa­li­tion qui se répar­ti­rait la res­pon­sa­bi­li­té des indis­pen­sables réformes éco­no­miques, qui ne se feront pas sans mal. Un grave évè­ne­ment s’est pro­duit alors que ces invi­tés de marque de l’Union euro­péenne et des États-Unis se trou­vaient à Kiev. Une « table ronde » venait de réunir les quatre pré­si­dents qu’a connus l’Ukraine et Ianou­ko­vitch avait refu­sé d’écouter le dis­cours cri­tique de ses pré­dé­ces­seurs. Dans la nuit du 10 au 11 décembre 2013, les forces anti-émeutes ont ten­té de délo­ger le mou­ve­ment Maï­dan et ont par­tiel­le­ment démo­li les bar­ri­cades éle­vées par les mani­fes­tants. La ver­sion offi­cielle parle de « déblaie­ment des voies publiques » pour per­mettre la libre cir­cu­la­tion du tra­fic. Tout a été dif­fu­sé en direct dans les médias. À l’approche des forces de l’ordre, les cloches de la cathé­drale Saint-Michel ont don­né l’alerte. En quelques heures, des mil­liers de per­sonnes se sont ras­sem­blées sur la place et, au petit matin, la police se reti­rait. La foule était en liesse et la contes­ta­tion s’est alors défi­ni­ti­ve­ment affir­mée comme un mou­ve­ment orga­ni­sé contre le régime actuel.

La ten­ta­tive ratée de délo­ger le Maï­dan a sus­ci­té beau­coup de réac­tions. Le dépar­te­ment d’État amé­ri­cain a expri­mé son « dégout » face à ces évè­ne­ments noc­turnes. Le Par­le­ment euro­péen a voté une réso­lu­tion sou­te­nant l’introduction d’un régime d’exemption de visa pour l’Ukraine (le docu­ment a un carac­tère sym­bo­lique et, contrai­re­ment à la Mol­da­vie, l’Ukraine ne peut comp­ter sur une pro­chaine sup­pres­sion des visas). Tout autour de la place de l’Indépendance, on a éri­gé de nou­velles bar­ri­cades. Enfin, le 13 décembre, une table ronde a ras­sem­blé le pré­sident Ianou­ko­vitch et les trois lea­ders des par­tis d’opposition Arse­ni Iat­se­niouk (Bat­kiv­chi­na), Vita­li Klit­ch­ko (Oudar) et Oleg Tia­gni­bok (Svo­bo­da). Aucune chaine de télé­vi­sion natio­nale n’a retrans­mis l’évènement et, même sur inter­net, les inter­ven­tions des repré­sen­tants de l’opposition ont été cou­pées. Il n’y a pas du tout eu de dia­logue construc­tif. Autre­ment dit, il s’agissait d’une mise en scène qui a mon­tré que le pou­voir n’était pas encore prêt à recon­naitre l’existence d’une pro­fonde crise poli­tique et économique.

Le len­de­main, le same­di 14 décembre, à deux-cents mètres de la place de l’Indépendance, un grand concert-mee­ting en sou­tien au pré­sident a ras­sem­blé des Ukrai­niens dont l’arrivée à Kiev avait été orga­ni­sée par les auto­ri­tés. Au cours du mee­ting, le Pre­mier ministre Myko­la Aza­rov a décla­ré que l’Ukraine se pas­se­rait bien d’un régime d’exemption de visa, si cela impli­quait la léga­li­sa­tion du mariage homo­sexuel. (L’Union euro­péenne n’exige rien de tel, il s’agit plu­tôt de la loi inter­di­sant tout type de dis­cri­mi­na­tion, entre autres liée à l’orientation sexuelle.) Alors que le mes­sage offi­ciel de l’anti-Maïdan res­sem­blait à quelque chose du style « Pour l’Europe, mais dans de meilleures condi­tions », un dépu­té du Par­ti des régions a encou­ra­gé les par­ti­ci­pants à scan­der : « Pou­tine ! Pou­tine ! » Paral­lè­le­ment à ces évè­ne­ments, le bureau du pro­cu­reur géné­ral a indi­qué que trois hauts fonc­tion­naires étaient sus­pec­tés d’abus de pou­voir (plus pré­ci­sé­ment pour la dis­per­sion vio­lente du ras­sem­ble­ment du 30 novembre au cours duquel des étu­diants ont subi des vio­lences exer­cées par les Berkut).

L’appel contre le Maï­dan s’est fait dans un but clair : les auto­ri­tés ont vou­lu démon­trer que ce n’est pas le peuple qui s’oppose au gou­ver­ne­ment, mais une par­tie de l’Ukraine à une autre. La méfiance vis-à-vis des auto­ri­tés ne se res­sent presque pas dans les pré­fé­rences élec­to­rales au sud et à l’est du pays, ce qui leur per­met d’user de cette thèse. Dans ces régions, les mou­ve­ments « natio­naux-démo­crates » d’opposition sont consi­dé­rés avec méfiance, et le Par­ti des régions, aux com­mandes, peut exploi­ter l’idée qu’un vote en sa faveur per­met d’éviter la « mon­tée des natio­na­listes ». En Ukraine, il n’existe aucune force d’opposition démo­cra­tique qui s’appuierait sur un élec­to­rat majo­ri­tai­re­ment rus­so­phone dans le sud et l’est du pays, ce qui ne signi­fie tou­te­fois pas que, d’un point de vue socio­cul­tu­rel et poli­tique, il existe « deux Ukraine »géo­gra­phi­que­ment dis­tinctes, l’une ne rêvant que de « réuni­fi­ca­tion » avec la Rus­sie, l’autre confon­dant aspi­ra­tions pro-euro­péennes et culte de Ste­pan Ban­de­ra (lea­deur de l’opposition natio­na­liste dans les années 1930 – 1940). Dans les publi­ca­tions anglo­phones et rus­so­phones, la thèse de l’inexistence de l’Ukraine comme uni­té cultu­relle et celle de la volon­té d’une « sépa­ra­tion paci­fique » de ses deux par­ties reviennent régu­liè­re­ment. À tort, ces thèses font de l’Ukraine d’aujourd’hui une nou­velle Tché­co­slo­va­quie dont la par­tie slo­vaque serait sépa­rable de la par­tie tchèque dans une révo­lu­tion de velours.

À la veille de la mobi­li­sa­tion qui a ras­sem­blé un mil­lion de per­sonnes pour pro­tes­ter contre la pos­sible entrée de l’Ukraine dans l’Union doua­nière, le 15 décembre, beau­coup crai­gnaient des ten­ta­tives visant à pro­vo­quer un « choc entre les deux Ukraine ». Mais le mee­ting annon­cé du Par­ti des régions a été annu­lé. L’action de sou­tien aux auto­ri­tés a été décla­rée « per­ma­nente », bien qu’au bout de quelques jours, le vil­lage de tentes près du Par­le­ment ait com­men­cé à vider.Selon l’opinion domi­nante, les auto­ri­tés avaient choi­si d’ignorer le Maï­dan dans l’espoir que le mou­ve­ment se mar­gi­na­lise de lui-même.

Mais le 17 décembre, le pré­sident Ianou­ko­vitch s’envolait pour une visite de tra­vail à Mos­cou. Bilan : l’Ukraine s’est vu pro­mettre un prêt de 15 mil­liards de dol­lars et la baisse des prix du gaz d’environ 400 à 268,5 dol­lars les 1000 mètres cubes. Vla­di­mir Pou­tine, mani­fes­te­ment satis­fait de son rôle de bon sama­ri­tain, a décla­ré que cette aide à un pays « frère » n’était liée à « aucune condition ».

Le len­de­main, les deux chefs d’État don­naient cha­cun une confé­rence de presse. Dans une immense salle, Pou­tine a répon­du avec engoue­ment à des ques­tions par­fois embar­ras­santes posées entre autres par des jour­na­listes étran­gers. Autour d’une table dégar­nie, Ianou­ko­vitch s’est entre­te­nu avec des jour­na­listes ukrai­niens triés sur le volet.

Quand la fan­fare s’est tue et que la brume des feux d’artifices s’est dis­si­pée, on a com­pris que le cadeau russe était tout sauf dés­in­té­res­sé, et était en outre assor­ti de délais (par exemple, le rabais sur les prix du gaz pou­vait être révi­sé tous les tri­mestres) et dépen­dait sans conteste du « bon » com­por­te­ment du petit frère. Il n’a pas été ques­tion d’une entrée for­melle de l’Ukraine dans l’Union doua­nière. En consé­quence, les obser­va­teurs visant le court terme n’ont pas pu com­prendre l’investissement du Krem­lin. Celui-ci table sur un nou­veau modèle d’intégration qui consiste à mai­tri­ser et diri­ger les sec­teurs clés de l’économie ukrai­nienne. De là à la « conci­lia­tion » de la poli­tique exté­rieure, par exemple, il n’y a qu’un pas. L’argent russe a don­né un peu de répit à Ianou­ko­vitch, lui a per­mis de com­bler les trous les plus visibles dans le bud­get. Il n’a par contre pas du tout per­mis de résoudre les pro­blèmes struc­tu­rels de l’économie ukrai­nienne qui sont le reflet des nom­breuses erreurs des gou­ver­ne­ments actuel et anté­rieurs. N’oublions pas que, si l’Ukraine se retrouve au bord de la faillite, ce n’est pas dû à la menace d’un accord avec l’UE, mais bien à une inter­ven­tion exces­sive de l’État dans l’économie, à un cli­mat défa­vo­rable dans le milieu des affaires, à une cor­rup­tion à tous les niveaux et au dis­cours popu­liste irres­pon­sable de l’élite dirigeante.

Le gou­ver­ne­ment d’Azarov a ten­té de faire pas­ser pour un grand suc­cès éco­no­mique cette capi­tu­la­tion qui lui per­met de main­te­nir pro­vi­soi­re­ment le sta­tu­quo. L’aspect le plus cri­tique de cette capi­tu­la­tion pour l’avenir proche est la perte du contrôle sur le sys­tème natio­nal de trans­port du gaz. Dans le contexte de ces accords signés à Mos­cou, Pou­tine s’est mon­tré beau­coup plus convain­quant dans le rôle du gagnant (ce qui était son troi­sième tro­phée, après Snow­den et la Syrie). En ce qui le concerne, je pense que sa plus grande illu­sion est de croire avec convic­tion que, dans les grandes lignes, « Russes et Ukrai­niens, c’est le même peuple ». La poli­tique huma­ni­taire russe vis-à-vis de l’Ukraine (ou plu­tôt son inexis­tence) se fonde sur cette idée depuis la fin de l’époque sovié­tique, ce qui l’empêche sys­té­ma­ti­que­ment d’appréhender cor­rec­te­ment les évè­ne­ments du Maï­dan et l’état de l’opinion publique.

En paral­lèle, la diplo­ma­tie de la majo­ri­té des pays de l’UE (concer­nant la poli­tique exté­rieure com­mune et concer­tée de l’Union, on peut dire que « le patient est plus mort que vif ») soit ne com­prend vrai­ment pas, soit ne veut pas com­prendre la logique du Krem­lin sur la ques­tion ukrai­nienne. Les négo­cia­teurs euro­péens n’ont pas com­pris la posi­tion de Ianou­ko­vitch et lui ont cas­sé les oreilles avec la libé­ra­tion de Iou­lia Timo­chen­ko quand ce der­nier vou­lait entendre par­ler d’aide finan­cière et de garan­ties pour les élec­tions de 2015. Ils n’ont pas non plus com­pris à quel point l’échec des négo­cia­tions pour l’accord d’association ser­vait les inté­rêts de la Rus­sie. Alors que, pour Bruxelles, l’accord d’association est une alter­na­tive à l’entrée dans l’UE, il est per­çu par Mos­cou comme un moyen alter­na­tif d’élargissement de l’UE. Tou­te­fois, au som­met euro­péen du 20 décembre 2013, l’Allemagne et la France n’ont pas sou­te­nu la pro­po­si­tion de la Litua­nie de men­tion­ner la pers­pec­tive d’une entrée défi­ni­tive de l’Ukraine dans l’UE (l’une des prin­ci­pales causes du refus ukrai­nien de signer l’accord d’association est le refus d’une telle men­tion sous la pré­si­dence de Vik­tor Ioucht­chen­ko). En outre, l’Union a annon­cé la sus­pen­sion des négo­cia­tions avec le gou­ver­ne­ment ukrai­nien sur le thème de l’accord d’association, elle a indi­qué qu’elle serait prête à les reprendre à l’avenir et a indi­qué qu’elle ne voyait rien de grave dans les accords de Mos­cou. Pen­dant ce temps, à Kiev, une nou­velle « table ronde » se tenait (sans le pré­sident et sans les lea­deurs de l’opposition, mais avec des repré­sen­tants de l’opposition) au moment même où des poli­ciers ayant pris part à la dis­per­sion vio­lente de l’Euromaïdan se voyaient décorés.

Au désor­mais tra­di­tion­nel dimanche de mobi­li­sa­tion, le 22 décembre, les lea­deurs de l’opposition ont annon­cé (ou plu­tôt crié), depuis la scène, la créa­tion d’une orga­ni­sa­tion popu­laire : le Mou­ve­ment popu­laire Maï­dan. Créée sans débat ouvert préa­lable, cha­peau­tée par un conseil ras­sem­blant des dépu­tés, des jour­na­listes, des musi­ciens et le rec­teur de l’Académie Mohy­la de Kiev et réel­le­ment diri­gée par l’opposition, cette struc­ture a immé­dia­te­ment fait l’objet de nom­breuses ques­tions et sus­pi­cions. L’opposition est sur­tout accu­sée de feindre d’être active alors qu’elle manque de fer­me­té et n’a pas de stra­té­gie claire. De plus, elle dirige quelque chose qu’elle n’a pas créé et qui la dépasse intellectuellement.Le Maï­dan cherche la réponse à un pro­blème qui ne peut être réso­lu par la vic­toire d’un can­di­dat de l’opposition aux élec­tions présidentielles.En d’autres termes, le Maï­dan essaye de for­mu­ler son besoin d’un pro­gramme de réformes et d’une nou­velle force poli­tique citoyenne, qui n’existent pas pour le moment.

Ici, il devient impor­tant de répondre à la ques­tion : qu’est-ce que le Maï­dan ? Com­ment expli­quer son auto-orga­ni­sa­tion ? Quelles méta­phores his­to­riques per­mettent d’appréhender sa nature ? La plus répan­due, quoique loin d’être irré­pro­chable, est celle de la sitch, c’est-à-dire le sys­tème poli­tique d’auto-organisation interne qui exis­tait chez les cosaques et qui fut sup­pri­mé par l’absolutisme russe à la fin du XVIIIe siècle.Si les tentes ins­tal­lées dans le centre de Kiev abritent majo­ri­tai­re­ment des per­sonnes venues d’autres régions, l’envergure des mobi­li­sa­tions domi­ni­cales est assu­rée par des indi­vi­dus d’âge moyen, ins­truits, à l’esprit d’initiative et ayant un bon niveau de vie. Ils placent leurs espoirs de voir évo­luer le pays vers une euro­péa­ni­sa­tion au sens large. On peut défi­nir le Maï­dan comme un espace tem­po­raire où des gens issus de groupes sociaux très dif­fé­rents col­la­borent et coha­bitent paci­fi­que­ment. Je pense que ce qui unit les gens, outre la désap­pro­ba­tion face aux auto­ri­tés actuelles, c’est la désap­pro­ba­tion face au sys­tème poli­tique et éco­no­mique qui s’est mis en place dans l’Ukraine postsoviétique.

Concer­nant le natio­na­lisme, le Maï­dan l’a déjà légi­ti­mé en scan­dant ses slo­gans (« Gloire à l’Ukraine ! Gloire aux héros ») et en bran­dis­sant son éten­dard (le dra­peau noir et rouge de la résis­tance natio­na­liste pen­dant la Seconde Guerre mon­diale) comme des sym­boles de la pro­tes­ta­tion pro-euro­péenne. Le dra­peau noir et rouge plan­té à l’emplacement de la sta­tue de Lénine débou­lon­née le soir du 8 décembre près du mar­ché de Bes­sa­ra­bie en dit long.Le par­ti de droite radi­cale Svo­bo­da a fiè­re­ment reven­di­qué ce débou­lon­nage. Il modère en cette période son dis­cours anti-migrants et homo­phobe. Il me semble oppor­tun de par­ler de la légi­ti­ma­tion du slo­gan « Gloire à l’Ukraine », mais aus­si des glis­se­ments de sens dont il fait l’objet dans le cadre du Maï­dan. Une bonne illus­tra­tion de ces der­niers est la polé­mique qui sévit actuel­le­ment dans les pério­diques conser­va­teurs polo­nais sur l’intervention du lea­deur du par­ti de droite Pra­woi Spra­wied­li­wość (Droit et jus­tice) Jarosław Kac­zyńs­ki sur la scène du Maï­dan, ter­mi­nant son dis­cours par un « Gloire à l’Ukraine ! ». Si, aux yeux d’un jour­na­liste, l’homme poli­tique polo­nais de droite a mon­tré son sou­tien à « la résur­gence du fas­cisme de Gali­cie »,pour l’historien et essayiste Andrej Novak, actuel­le­ment, « Gloire à l’Ukraine ! » est deve­nu ana­logue au slo­gan qui trans­cende tous les par­tis « Niech żyje Pols­ka ! » (Vive la Pologne!).

La rhé­to­rique pro-euro­péenne du Maï­dan res­semble au mythe de l’Europe comme espace de sou­ve­rai­ne­té du droit, de la jus­tice sociale, des liber­tés de mou­ve­ment et d’expression, image lar­ge­ment répan­due dans les ex-pays membres du Pacte de Var­so­vie et dans les répu­bliques baltes à la veille de leur entrée dans l’UE. Ce mythe euro­péen dépasse non seule­ment le conte­nu de l’accord d’association que l’Ukraine a refu­sé de signer, mais aus­si l’état réel de l’UE. On peut par­ler d’une dis­so­nance avec l’Europe « réelle » d’aujourd’hui.Mais il me parait tout aus­si impor­tant de par­ler de la réa­li­té de ces repré­sen­ta­tions et de leur capa­ci­té à mobi­li­ser la par­tie la plus active de la popu­la­tion. Si l’on tient compte de l’incapacité actuelle de l’UE à s’élargir, appa­rait alors le pro­blème de l’«Europe hors de l’Europe », nou­veau défi pour la poli­tique inter­na­tio­nale. Dans ce contexte, la capa­ci­té de l’Ukraine à évi­ter les vio­lences dans la réso­lu­tion de conflits poli­tiques est de la plus haute impor­tance. L’Ukraine post-sovié­tique n’a à ce jour1 connu ni fusillade du Par­le­ment, ni uti­li­sa­tion d’armes à feu contre des mani­fes­tants, ni pogroms. La socié­té comme l’élite poli­tique ont jusqu’à pré­sent fait preuve de volon­té pour ne pas tom­ber dans des scé­na­rios vio­lents et pour ten­ter de trou­ver une issue paci­fique aux situa­tions de crise.

La nuit de Noël, près de Kiev, Tetia­na Tchor­no­vol, célèbre pour ses publi­ca­tions sur les pro­prié­tés fon­cières des auto­ri­tés actuelles, a été sau­va­ge­ment bat­tue. Une fois de plus, l’Ukraine était pous­sée vers une esca­lade du conflit, vers des scé­na­rios de vio­lence et l’isolement des auto­ri­tés actuelles par l’Occident.Les organes char­gés de l’application de la loi (dans l’Ukraine d’aujourd’hui, ce mot mérite des guille­mets) ont indi­qué sans équi­voque qu’ils ten­te­raient de mettre cette affaire sur le dos d’hommes poli­tiques d’opposition iso­lés. La mosaïque com­po­sée d’un pou­voir peut-être un peu per­du, mais tou­jours aus­si suf­fi­sant, d’une oppo­si­tion faible, d’un Krem­lin ten­tant de réa­li­ser ses plans à dis­tance, d’une socié­té civile nais­sante sans repré­sen­ta­tion par­le­men­taire adé­quate et d’une Union euro­péenne éter­nel­le­ment confuse et en retard, peut don­ner lieu aux scé­na­rios et tableaux les plus (in)attendus. Une seule chose est sûre : l’Ukraine n’a pas encore sur­mon­té la crise éco­no­mique et poli­tique. Et ce n’est pas fini…

Andriy Port­nov
(tra­duit du russe par Sophie Voisin)

  1. En décembre 2013.

Andryi Portnov


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