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Chronique d’Ukraine (3) — La Guerre et la paix

Blog - e-Mois - Ukraine par Andryi Portnov

août 2014

L’historien ukrai­nien Andriy Port­nov a tenu un jour­nal cir­cons­tan­cié des pre­miers mois de la crise ukrai­nienne de l’hiver 2013 – 2014. Il nous livre ses obser­va­tions, dans les­quelles il ana­lyse fine­ment le pas­sage pro­gres­sif des mobi­li­sa­tions à une crise poli­tique majeure, qui a à ce jour don­né lieu à une guerre au sens pre­mier du terme. Il nous a sem­blé per­ti­nent de publier cette chro­nique, à la fois comme maté­riau d’archive et comme remise en perspective.

e-Mois

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Le 16 jan­vier 2014, après une longue période de fêtes et mal­gré les ten­ta­tives de l’opposition de blo­quer l’accès à la tri­bune, le Par­le­ment a voté le bud­get éta­bli sur la base des accords conclus par V. Pou­tine et V. Ianou­ko­vitch à Mos­cou. En à peine quelques minutes, sans débat préa­lable, la majo­ri­té favo­rable au pou­voir a voté à main levée toute une série de lois ouver­te­ment répres­sives. Elles pré­voient des sanc­tions sévères pour la par­ti­ci­pa­tion à des actions de pro­tes­ta­tion non auto­ri­sées par les auto­ri­tés. Elles intro­duisent la notion d’«agent étran­ger », per­mettent aux tri­bu­naux de pro­non­cer des juge­ments par contu­mace et réin­tro­duisent dans le code pénal un article punis­sant la dif­fa­ma­tion. Le pré­sident Ianou­ko­vitch a rapi­de­ment signé ces lois, mais, fidèle à son habi­tude de faire durer les choses, ne s’est pas pres­sé de les faire publier.

Le dimanche 19 jan­vier, sur la place de l’Indépendance à Kiev, on a assis­té à une nou­velle assem­blée popu­laire. Les dizaines de mil­liers de par­ti­ci­pants atten­daient que les chefs de file de l’opposition pro­posent un plan d’action et dési­gnent un lea­deur unique qui mène­rait l’opposition. Au lieu de cela, ils ont eu droit à de grands dis­cours vides de conte­nu et le lea­deur du par­ti Bat­kiv­chi­na, Arse­ni Iat­se­niouk, a même décla­ré que « le lea­deur unique, c’est le peuple ukrai­nien ». Plus tard, depuis la scène du Maï­dan, un acti­viste (qui, d’ailleurs, a vrai­sem­bla­ble­ment quit­té l’Ukraine) a appe­lé la foule à se diri­ger vers le bâti­ment du Par­le­ment (vide à ce moment-là). Dans la rue Hrou­chevs­ki, à quelques cen­taines de mètres du Par­le­ment, les mani­fes­tants se sont heur­tés à un cor­don de police. Et là, la mani­fes­ta­tion a subi­te­ment per­du son carac­tère paci­fique. En quelques heures, l’une des rues cen­trales de Kiev s’est trans­for­mée en champ de bataille où fusaient cock­tails molo­tov, fusées explo­sives, gre­nades assour­dis­santes et gaz. La confron­ta­tion a été déclen­chée par un groupe de jeunes gens tan­tôt qua­li­fiés d’activistes de grou­pus­cules d’extrême droite, tan­tôt de simples pro­vo­ca­teurs. Quoi qu’il en soit, les ten­ta­tives d’Arseni Iat­se­niouk et de Vita­li Klit­ch­ko (du par­ti Udar) de rap­pe­ler la foule sur la place de l’Indépendance ont été vaines. Dans la nuit du 19 au 20 jan­vier, Maï­dan a expri­mé sa soli­da­ri­té avec les mani­fes­tants de la rue Hrou­chevs­ki. C’est cette même nuit que Klit­ch­ko et Ianou­ko­vitch ont déci­dé d’entamer des négo­cia­tions en vue de sor­tir de la crise.

Le len­de­main, le groupe de ges­tion de la crise s’est ras­sem­blé, mais ni le pré­sident ni les lea­deurs de l’opposition n’étaient pré­sents. La séance a été décla­rée « sans résul­tats » et la confron­ta­tion s’est pro­lon­gée rue Hrou­chevs­ki. Le 21 jan­vier, les lois scan­da­leuses et illé­gales (la pho­to­gra­phie du vote à main levée montre que seule la moi­tié des 235 voix favo­rables annon­cées a voté « pour ») étaient publiées dans les jour­naux d’État. Klit­ch­ko retour­nait voir Ianou­ko­vitch pour exi­ger que le pré­sident prenne per­son­nel­le­ment part aux négociations.

Le 22 jan­vier 2014, jour de l’Unité en Ukraine, est à mar­quer d’une pierre noire dans l’histoire du pays. Dès le matin, le pré­sident a publié sur son site inter­net ses vœux (le 22 jan­vier 1919, la Répu­blique natio­nale ukrai­nienne et la Répu­blique natio­nale ukrai­nienne de l’Ouest étaient uni­fiées bien que l’unification ne soit alors pas effec­tive d’un point de vue poli­tique) et des décrets pour la remise tra­di­tion­nelle de déco­ra­tions dans un style très sovié­tique. Ce jour-là, dès le matin, des mani­fes­tants de la rue Hrou­chevs­ki ont été abat­tus par un sni­per. Pour la pre­mière fois dans l’histoire de l’Ukraine post­so­vié­tique, un mou­ve­ment de contes­ta­tion de masse devait comp­ter ses morts. Ser­gueï Nigoian et Mikhaïl Jiz­nevs­ki étaient tués. Quelques jours plus tard, Roman Senyk est mort de ses bles­sures. Aucun mes­sage de condo­léances n’a été envoyé parle pou­voir. Peu de temps après, hors du péri­mètre du Maï­dan, on a décou­vert le corps d’un poli­cier bles­sé à mort par une arme à feu.

Le 22 jan­vier, le Pre­mier ministre Aza­rov qua­li­fie les mani­fes­tants de « marau­deurs, ter­ro­ristes et cri­mi­nels ». Ianou­ko­vitch, lui, ren­contre les lea­ders de l’opposition.

Le 23 jan­vier, la rue Hrou­chevs­ki connais­sait enfin une trêve pour per­mettre les négo­cia­tions. Au même moment, à Ter­no­pil (puis dans d’autres régions de l’ouest du pays), les mani­fes­tants inves­tis­saient les bâti­ments des admi­nis­tra­tions locales. Kiev n’était plus le seul lieu de contes­ta­tion (même si elle en res­tait, bien sûr, le centre névral­gique). Dans la nuit du 23 au 24 jan­vier, les chefs de file de l’opposition ont pré­sen­té au Maï­dan de façon peu intel­li­gible (et c’est un euphé­misme), les résul­tats des négo­cia­tions. Les pro­po­si­tions de menues conces­sions (sans aucun chan­ge­ment struc­tu­rel) ont pro­vo­qué l’indignation de la foule ras­sem­blée sur la place de l’Indépendance. Les lea­deurs de l’opposition ont alors décla­ré que, sur déci­sion du Maï­dan, ils ne pro­lon­ge­raient pas les négo­cia­tions avec les auto­ri­tés… et le len­de­main, ils étaient à nou­veau autour de la table alors que les mou­ve­ments de pro­tes­ta­tion gagnaient les centres régio­naux. Au bout de trois jours, ils débor­daient des régions occi­den­tales (rap­pe­lons que c’est une notion toute rela­tive qui ras­semble des régions his­to­riques dis­tinctes) et se pro­pa­geaient à Sou­my, Zapo­ri­jia, Dne­pro­pe­trovsk et Khar­kiv. Il est vrai que, on pou­vait le pré­voir, au Sud et à l’Est, les actions ne se sont pas sol­dées par la prise des bâti­ments admi­nis­tra­tifs, et de nom­breux par­ti­ci­pants ont été bles­sés, des dizaines encore, arrêtés.

Dans tous les évè­ne­ments décrits suc­cinc­te­ment jusqu’ici, les titou­ch­ki, ces groupes infor­mels de jeunes gens, de « gros bras » qui recourent à la force avec la pro­tec­tion des forces de l’ordre, ont joué un rôle sin­gu­lier. Ce mot, « titou­ch­ki », vient du nom de famille de Vadim Titou­ch­ko, média­ti­sé alors qu’il avait par­ti­ci­pé à l’expulsion d’une ensei­gnante à la retraite dans une zone de construc­tion de bâti­ments réser­vés aux élites à Kiev. On se sou­vient aus­si de lui pour sa par­ti­ci­pa­tion à l’agression de jour­na­listes au cours d’une mani­fes­ta­tion pro­gou­ver­ne­men­tale « anti­fas­ciste ». Des uni­tés de titou­ch­ki, qui étaient jusque-là mêlés à des conflits éco­no­miques, se sont inves­tis en poli­tique et sont deve­nus l’illustration la plus frap­pante des débor­de­ments du régime Ianoukovitch.

Le soir du 25 jan­vier, on sen­tait que le Maï­dan pou­vait à tout moment être dis­per­sé et l’état d’urgence décla­ré ; les auto­ri­tés voyaient leurs res­sources limi­tées et, plus grave encore, les lea­deurs de l’opposition ne s’avéraient ni prêts ni capables de répondre plei­ne­ment aux attentes du Maï­dan. C’est dans ce contexte que Ianou­ko­vitch a pro­po­sé le poste de Pre­mier ministre à Arse­ni Iat­se­niouk et celui de vice-Pre­mier ministre char­gé des Affaires huma­ni­taires à Vita­li Klit­ch­ko. Oleg Tia­gni­bok, le lea­deur du par­ti Svo­bo­da, ne s’est pas vu pro­po­ser de poste, bien que des inter­nautes à l’humour dis­cu­table lui aient pré­dit sur les réseaux sociaux une fonc­tion d’ambassadeur en Rus­sie. Beau­coup ont per­çu ces pro­po­si­tions inat­ten­dues comme un piège ten­du à l’opposition, visant à négo­cier la capi­tu­la­tion du mou­ve­ment. En pré­sen­tant les résul­tats des négo­cia­tions au Maï­dan, les lea­deurs de l’opposition ont ten­té de faire com­prendre qu’ils n’acceptaient pas ces pro­po­si­tions, mais ne leur cla­quaient pas pour autant la porte au nez. Il faut recon­naitre que, le len­de­main, Iat­se­niouk a annon­cé qu’il refu­sait le poste qu’on lui proposait.

Le mar­di 28 jan­vier, le Par­le­ment tenait une ses­sion extra­or­di­naire. Avant même qu’elle n’ait com­men­cé, on appre­nait la démis­sion du Pre­mier ministre Aza­rov. En entrant dans le Par­le­ment, l’opposition lui recon­nais­sait à nou­veau sa légi­ti­mi­té et accep­tait de ten­ter de résoudre la crise dans le cadre des ins­ti­tu­tions poli­tiques exis­tantes. Le vote col­lec­tif du Par­ti des régions et de l’opposition pour abro­ger la majo­ri­té des lois du 16 jan­vier (mais pas toutes!) a don­né l’impression pas­sa­gère qu’un com­pro­mis n’était pas loin. Cepen­dant, la loi sur l’amnistie (qui pré­voit la fin des pour­suites et la libé­ra­tion de cen­taines de per­sonnes arrê­tées, sou­vent de manière for­tuite, pour orga­ni­sa­tion de troubles mas­sifs) a dis­si­pé cet opti­misme pré­ma­tu­ré. Après des déli­bé­ra­tions infruc­tueuses à huis clos et la visite du pré­sident Ianou­ko­vitch dans la soi­rée, la nuit du 29 jan­vier, les dépu­tés pro­gou­ver­ne­men­taux ont main­te­nu cette loi. Elle pré­voit une amnis­tie pour les par­ti­ci­pants à des actions de pro­tes­ta­tion à condi­tion que, dans les quinze jours, les mani­fes­tants aient éva­cué les bâti­ments admi­nis­tra­tifs occu­pés. Les pro­po­si­tions de loi de l’opposition sur la libé­ra­tion sans condi­tion des pri­son­niers d’État n’ont même pas été sou­mises au vote.

En jan­vier 2014, l’Ukraine vivait donc une pro­fonde crise de la sou­ve­rai­ne­té et de l’État. Le pas­sage à une forme vio­lente de contes­ta­tion à par­tir du 19 jan­vier a mis en évi­dence l’incapacité des auto­ri­tés comme de l’opposition par­le­men­taire à contrô­ler com­plè­te­ment la situa­tion dans le pays. De plus ni les uns ni les autres n’étaient prêts à pro­po­ser une concep­tion fon­da­men­ta­le­ment dif­fé­rente des fon­da­men­taux de la vie poli­tique ukrai­nienne. Dans ces condi­tions, le régime de Ianou­ko­vitch a per­du sa légi­ti­mi­té aux yeux d’une grande par­tie de la socié­té et s’est lui-même pla­cé dans l’illégalité (je pense aux titou­ch­ki à la solde des auto­ri­tés, à l’arbitraire s’exposant au grand jour dans la jus­tice, aux per­sonnes rete­nues dans les hôpi­taux où elles étaient venues faire soi­gner leurs bles­sures, et aus­si au refus ou à l’incapacité d’enquêter sur les meurtres et les disparitions).

Les médias ont obte­nu des vidéos mon­trant com­ment des poli­ciers humi­liaient les mani­fes­tants arrê­tés. Les images rap­pellent ce qu’on peut voir en temps de guerre (on désha­bille les vic­times pour les déshu­ma­ni­ser puis on se pho­to­gra­phie avec elles). Les pas­sages à tabac, les agres­sions hors du péri­mètre du Maï­dan, les voi­tures incen­diées sont deve­nues mon­naie cou­rante. En Ukraine, on assiste à une bana­li­sa­tion de la vio­lence et à une recru­des­cence du voca­bu­laire guer­rier. Ces phé­no­mènes sont alar­mants et il est tou­jours dif­fi­cile d’enrayer ce type de méca­nisme. Cela demande une grande res­pon­sa­bi­li­té de la part des poli­tiques, des acti­vistes citoyens et des journalistes.

En termes géo­po­li­tiques, le mythe euro­péen est tou­jours aus­si fédé­ra­teur. Mais il cède de plus en plus de ter­rain au rejet des auto­ri­tés actuelles et de leurs méthodes. L’attente d’une aide concrète et/ou d’une média­tion euro­péenne, ou venant d’un pays euro­péen (en par­ti­cu­lier l’Allemagne), pour résoudre la crise, cède pro­gres­si­ve­ment la place à la décep­tion face à une Europe emmi­tou­flée dans son plaid à car­reaux qui, jusqu’à pré­sent, n’a fait qu’exprimer sa plus pro­fonde « inquiétude ».

De l’autre côté, les repré­sen­ta­tions néga­tives qui entourent la Rus­sie de V. Pou­tine sont régu­liè­re­ment ali­men­tées et ren­for­cées par les décla­ra­tions sur les « forces spé­ciales » russes. On entend même par­ler de l’arrivée de troupes (dans de fré­quentes décla­ra­tions publiques ou confi­den­tielles de dépu­tés pro­gou­ver­ne­men­taux, d’ailleurs). Elles sont aus­si ren­for­cées par les titou­ch­ki qui uti­lisent le ruban russe de saint Georges comme signe dis­tinc­tif (dif­fi­cile de trou­ver une façon plus mépri­sable d’arborer ces cou­leurs). Deux hypo­thèses expliquent l’engagement du Krem­lin dans les évè­ne­ments qui se déroulent en Ukraine. D’une part, sa pro­fonde foi dans le « monde russe » et le « peuple uni » et, d’autre part, sa peur face aux alter­na­tives pos­sibles à son pro­jet de démo­der­ni­sa­tion auto­ri­taire dans l’espace post­so­vié­tique. Les rap­ports entre ces appré­cia­tions et leur carac­tère plus ou moins réa­liste ne sont pas tout. La hausse sans pré­cé­dent de l’activité citoyenne et la pro­fonde crise que tra­verse l’État rendent l’Ukraine extrê­me­ment sen­sible aux influences exté­rieures et la poussent à la limite d’un scé­na­rio encore plus violent.

Andriy Port­nov
(tra­duit du Russe par Sophie Voisin)

Andryi Portnov


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