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Chronique d’Ukraine (3) — La Guerre et la paix
L’historien ukrainien Andriy Portnov a tenu un journal circonstancié des premiers mois de la crise ukrainienne de l’hiver 2013 – 2014. Il nous livre ses observations, dans lesquelles il analyse finement le passage progressif des mobilisations à une crise politique majeure, qui a à ce jour donné lieu à une guerre au sens premier du terme. Il nous a semblé pertinent de publier cette chronique, à la fois comme matériau d’archive et comme remise en perspective.
Le 16 janvier 2014, après une longue période de fêtes et malgré les tentatives de l’opposition de bloquer l’accès à la tribune, le Parlement a voté le budget établi sur la base des accords conclus par V. Poutine et V. Ianoukovitch à Moscou. En à peine quelques minutes, sans débat préalable, la majorité favorable au pouvoir a voté à main levée toute une série de lois ouvertement répressives. Elles prévoient des sanctions sévères pour la participation à des actions de protestation non autorisées par les autorités. Elles introduisent la notion d’«agent étranger », permettent aux tribunaux de prononcer des jugements par contumace et réintroduisent dans le code pénal un article punissant la diffamation. Le président Ianoukovitch a rapidement signé ces lois, mais, fidèle à son habitude de faire durer les choses, ne s’est pas pressé de les faire publier.
Le dimanche 19 janvier, sur la place de l’Indépendance à Kiev, on a assisté à une nouvelle assemblée populaire. Les dizaines de milliers de participants attendaient que les chefs de file de l’opposition proposent un plan d’action et désignent un leadeur unique qui mènerait l’opposition. Au lieu de cela, ils ont eu droit à de grands discours vides de contenu et le leadeur du parti Batkivchina, Arseni Iatseniouk, a même déclaré que « le leadeur unique, c’est le peuple ukrainien ». Plus tard, depuis la scène du Maïdan, un activiste (qui, d’ailleurs, a vraisemblablement quitté l’Ukraine) a appelé la foule à se diriger vers le bâtiment du Parlement (vide à ce moment-là). Dans la rue Hrouchevski, à quelques centaines de mètres du Parlement, les manifestants se sont heurtés à un cordon de police. Et là, la manifestation a subitement perdu son caractère pacifique. En quelques heures, l’une des rues centrales de Kiev s’est transformée en champ de bataille où fusaient cocktails molotov, fusées explosives, grenades assourdissantes et gaz. La confrontation a été déclenchée par un groupe de jeunes gens tantôt qualifiés d’activistes de groupuscules d’extrême droite, tantôt de simples provocateurs. Quoi qu’il en soit, les tentatives d’Arseni Iatseniouk et de Vitali Klitchko (du parti Udar) de rappeler la foule sur la place de l’Indépendance ont été vaines. Dans la nuit du 19 au 20 janvier, Maïdan a exprimé sa solidarité avec les manifestants de la rue Hrouchevski. C’est cette même nuit que Klitchko et Ianoukovitch ont décidé d’entamer des négociations en vue de sortir de la crise.
Le lendemain, le groupe de gestion de la crise s’est rassemblé, mais ni le président ni les leadeurs de l’opposition n’étaient présents. La séance a été déclarée « sans résultats » et la confrontation s’est prolongée rue Hrouchevski. Le 21 janvier, les lois scandaleuses et illégales (la photographie du vote à main levée montre que seule la moitié des 235 voix favorables annoncées a voté « pour ») étaient publiées dans les journaux d’État. Klitchko retournait voir Ianoukovitch pour exiger que le président prenne personnellement part aux négociations.
Le 22 janvier 2014, jour de l’Unité en Ukraine, est à marquer d’une pierre noire dans l’histoire du pays. Dès le matin, le président a publié sur son site internet ses vœux (le 22 janvier 1919, la République nationale ukrainienne et la République nationale ukrainienne de l’Ouest étaient unifiées bien que l’unification ne soit alors pas effective d’un point de vue politique) et des décrets pour la remise traditionnelle de décorations dans un style très soviétique. Ce jour-là, dès le matin, des manifestants de la rue Hrouchevski ont été abattus par un sniper. Pour la première fois dans l’histoire de l’Ukraine postsoviétique, un mouvement de contestation de masse devait compter ses morts. Sergueï Nigoian et Mikhaïl Jiznevski étaient tués. Quelques jours plus tard, Roman Senyk est mort de ses blessures. Aucun message de condoléances n’a été envoyé parle pouvoir. Peu de temps après, hors du périmètre du Maïdan, on a découvert le corps d’un policier blessé à mort par une arme à feu.
Le 22 janvier, le Premier ministre Azarov qualifie les manifestants de « maraudeurs, terroristes et criminels ». Ianoukovitch, lui, rencontre les leaders de l’opposition.
Le 23 janvier, la rue Hrouchevski connaissait enfin une trêve pour permettre les négociations. Au même moment, à Ternopil (puis dans d’autres régions de l’ouest du pays), les manifestants investissaient les bâtiments des administrations locales. Kiev n’était plus le seul lieu de contestation (même si elle en restait, bien sûr, le centre névralgique). Dans la nuit du 23 au 24 janvier, les chefs de file de l’opposition ont présenté au Maïdan de façon peu intelligible (et c’est un euphémisme), les résultats des négociations. Les propositions de menues concessions (sans aucun changement structurel) ont provoqué l’indignation de la foule rassemblée sur la place de l’Indépendance. Les leadeurs de l’opposition ont alors déclaré que, sur décision du Maïdan, ils ne prolongeraient pas les négociations avec les autorités… et le lendemain, ils étaient à nouveau autour de la table alors que les mouvements de protestation gagnaient les centres régionaux. Au bout de trois jours, ils débordaient des régions occidentales (rappelons que c’est une notion toute relative qui rassemble des régions historiques distinctes) et se propageaient à Soumy, Zaporijia, Dnepropetrovsk et Kharkiv. Il est vrai que, on pouvait le prévoir, au Sud et à l’Est, les actions ne se sont pas soldées par la prise des bâtiments administratifs, et de nombreux participants ont été blessés, des dizaines encore, arrêtés.
Dans tous les évènements décrits succinctement jusqu’ici, les titouchki, ces groupes informels de jeunes gens, de « gros bras » qui recourent à la force avec la protection des forces de l’ordre, ont joué un rôle singulier. Ce mot, « titouchki », vient du nom de famille de Vadim Titouchko, médiatisé alors qu’il avait participé à l’expulsion d’une enseignante à la retraite dans une zone de construction de bâtiments réservés aux élites à Kiev. On se souvient aussi de lui pour sa participation à l’agression de journalistes au cours d’une manifestation progouvernementale « antifasciste ». Des unités de titouchki, qui étaient jusque-là mêlés à des conflits économiques, se sont investis en politique et sont devenus l’illustration la plus frappante des débordements du régime Ianoukovitch.
Le soir du 25 janvier, on sentait que le Maïdan pouvait à tout moment être dispersé et l’état d’urgence déclaré ; les autorités voyaient leurs ressources limitées et, plus grave encore, les leadeurs de l’opposition ne s’avéraient ni prêts ni capables de répondre pleinement aux attentes du Maïdan. C’est dans ce contexte que Ianoukovitch a proposé le poste de Premier ministre à Arseni Iatseniouk et celui de vice-Premier ministre chargé des Affaires humanitaires à Vitali Klitchko. Oleg Tiagnibok, le leadeur du parti Svoboda, ne s’est pas vu proposer de poste, bien que des internautes à l’humour discutable lui aient prédit sur les réseaux sociaux une fonction d’ambassadeur en Russie. Beaucoup ont perçu ces propositions inattendues comme un piège tendu à l’opposition, visant à négocier la capitulation du mouvement. En présentant les résultats des négociations au Maïdan, les leadeurs de l’opposition ont tenté de faire comprendre qu’ils n’acceptaient pas ces propositions, mais ne leur claquaient pas pour autant la porte au nez. Il faut reconnaitre que, le lendemain, Iatseniouk a annoncé qu’il refusait le poste qu’on lui proposait.
Le mardi 28 janvier, le Parlement tenait une session extraordinaire. Avant même qu’elle n’ait commencé, on apprenait la démission du Premier ministre Azarov. En entrant dans le Parlement, l’opposition lui reconnaissait à nouveau sa légitimité et acceptait de tenter de résoudre la crise dans le cadre des institutions politiques existantes. Le vote collectif du Parti des régions et de l’opposition pour abroger la majorité des lois du 16 janvier (mais pas toutes!) a donné l’impression passagère qu’un compromis n’était pas loin. Cependant, la loi sur l’amnistie (qui prévoit la fin des poursuites et la libération de centaines de personnes arrêtées, souvent de manière fortuite, pour organisation de troubles massifs) a dissipé cet optimisme prématuré. Après des délibérations infructueuses à huis clos et la visite du président Ianoukovitch dans la soirée, la nuit du 29 janvier, les députés progouvernementaux ont maintenu cette loi. Elle prévoit une amnistie pour les participants à des actions de protestation à condition que, dans les quinze jours, les manifestants aient évacué les bâtiments administratifs occupés. Les propositions de loi de l’opposition sur la libération sans condition des prisonniers d’État n’ont même pas été soumises au vote.
En janvier 2014, l’Ukraine vivait donc une profonde crise de la souveraineté et de l’État. Le passage à une forme violente de contestation à partir du 19 janvier a mis en évidence l’incapacité des autorités comme de l’opposition parlementaire à contrôler complètement la situation dans le pays. De plus ni les uns ni les autres n’étaient prêts à proposer une conception fondamentalement différente des fondamentaux de la vie politique ukrainienne. Dans ces conditions, le régime de Ianoukovitch a perdu sa légitimité aux yeux d’une grande partie de la société et s’est lui-même placé dans l’illégalité (je pense aux titouchki à la solde des autorités, à l’arbitraire s’exposant au grand jour dans la justice, aux personnes retenues dans les hôpitaux où elles étaient venues faire soigner leurs blessures, et aussi au refus ou à l’incapacité d’enquêter sur les meurtres et les disparitions).
Les médias ont obtenu des vidéos montrant comment des policiers humiliaient les manifestants arrêtés. Les images rappellent ce qu’on peut voir en temps de guerre (on déshabille les victimes pour les déshumaniser puis on se photographie avec elles). Les passages à tabac, les agressions hors du périmètre du Maïdan, les voitures incendiées sont devenues monnaie courante. En Ukraine, on assiste à une banalisation de la violence et à une recrudescence du vocabulaire guerrier. Ces phénomènes sont alarmants et il est toujours difficile d’enrayer ce type de mécanisme. Cela demande une grande responsabilité de la part des politiques, des activistes citoyens et des journalistes.
En termes géopolitiques, le mythe européen est toujours aussi fédérateur. Mais il cède de plus en plus de terrain au rejet des autorités actuelles et de leurs méthodes. L’attente d’une aide concrète et/ou d’une médiation européenne, ou venant d’un pays européen (en particulier l’Allemagne), pour résoudre la crise, cède progressivement la place à la déception face à une Europe emmitouflée dans son plaid à carreaux qui, jusqu’à présent, n’a fait qu’exprimer sa plus profonde « inquiétude ».
De l’autre côté, les représentations négatives qui entourent la Russie de V. Poutine sont régulièrement alimentées et renforcées par les déclarations sur les « forces spéciales » russes. On entend même parler de l’arrivée de troupes (dans de fréquentes déclarations publiques ou confidentielles de députés progouvernementaux, d’ailleurs). Elles sont aussi renforcées par les titouchki qui utilisent le ruban russe de saint Georges comme signe distinctif (difficile de trouver une façon plus méprisable d’arborer ces couleurs). Deux hypothèses expliquent l’engagement du Kremlin dans les évènements qui se déroulent en Ukraine. D’une part, sa profonde foi dans le « monde russe » et le « peuple uni » et, d’autre part, sa peur face aux alternatives possibles à son projet de démodernisation autoritaire dans l’espace postsoviétique. Les rapports entre ces appréciations et leur caractère plus ou moins réaliste ne sont pas tout. La hausse sans précédent de l’activité citoyenne et la profonde crise que traverse l’État rendent l’Ukraine extrêmement sensible aux influences extérieures et la poussent à la limite d’un scénario encore plus violent.
Andriy Portnov
(traduit du Russe par Sophie Voisin)