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Chrétiens d’Orient, le risque de la compromission

Blog - e-Mois par Pascal Fenaux

septembre 2015

Au rythme des flots mor­ti­fères de la Médi­ter­ra­née, davan­tage de citoyens euro­péens prennent enfin la mesure de l’invraisemblable tra­gé­die qui se déroule en Syrie depuis le prin­temps 2011. Par­mi les Euro­péens qui n’ont pas atten­du l’exode de cet été 2015 pour agir, cer­tains le font cepen­dant pour des motifs inavoués.

e-Mois

Depuis plus de quatre ans, des ONG, quelques jour­na­listes cen­sé­ment blan­chis sous le har­nais et une myriade de mou­ve­ments sou­ve­rai­nistes, laïcs, catho­liques conser­va­teurs, d’extrême droite ou d’extrême gauche se laissent aveu­gler ou enivrer — c’est au choix — par la pro­pa­gande d’un régime syrien qui, encore et tou­jours, se pose en défen­seur des mino­ri­tés, chré­tiennes de pré­fé­rence, et en bas­tion contre « l’impérialisme », « le sio­nisme » ou « l’islamisme ».

Ain­si, en juillet der­nier, on appre­nait inci­dem­ment que Theo Fran­cken, le très conser­va­teur, mar­tial et natio­na­liste « néo-fla­mand » secré­taire d’État (fédé­ral) à l’Asile et aux Migra­tions, avait approu­vé une opé­ra­tion d’exfiltration de 244 chré­tiens syriens pro­po­sée par Logia, un « groupe de réflexion » fla­mand ras­sem­blant des per­son­na­li­tés catho­liques et laïques1. Le 15 août, ce sont les cloches des églises de France, de Navarre et des Bel­giques qui son­naient à l’unisson « en com­mu­nion avec les chré­tiens d’Orient ».

En outre, depuis le début de ce mois de sep­tembre, plu­sieurs médias écrits et audio­vi­suels belges fran­co­phones dif­fusent conjoin­te­ment des repor­tages réa­li­sés de toute évi­dence en groupe dans la Syrie encore tenue par l’armée syrienne, les milices pro-ira­niennes et les conseillers russes, repor­tages que l’on nous pré­sente pour­tant (on n’est jamais trop pru­dent) comme libres de toute contrainte de la part du régime. Si la situa­tion n’était à ce point insou­te­nable et si les rap­ports rela­tifs aux exac­tions de masse com­mises par le régime n’étaient à ce point ter­ri­fiants, cette der­nière pré­ci­sion aurait de quoi pro­vo­quer un fou rire nerveux.

Mais il n’y a pas de quoi rire. Dans toutes ces actions « dés­in­té­res­sées » et dans tous ces repor­tages « libres », les musul­mans syriens (sun­nites), pour­tant eux-mêmes lar­ge­ment vic­times des atro­ci­tés com­mises, tan­tôt par le régime baa­siste syrien, tan­tôt par l’«État isla­mique », semblent faire office de pâles figu­rants rési­gnés à sou­te­nir Bachar el-Assad (pour le meilleur) ou de poten­tiels tueurs en série isla­mistes chris­tia­no­phobes (pour le pire).

Le pire, c’est par exemple cette vidéo virale pos­tée le 7 sep­tembre sur Inter­net par les pseu­do-répu­bli­cains et vrais isla­mo­phobes de Riposte laïque. On y voit une jeune Syrienne s’exprimer sur une place de Bel­grade : « Les per­sonnes que vous voyez dans les rues de Bel­grade en route pour l’Allemagne ou la Hol­lande, ne sont pas de vrais Syriens. Lais­sez-moi vous poser cette ques­tion : si l’Occident ne veut pas que ces réfu­giés péris­sent en mer, pour­quoi ne lève-t-il pas les sanc­tions qui pèsent sur le peuple Syrien qui ont déjà coû­té 143 mil­liards de dol­lars à la Syrie ? Si ce n’est pas dans l’agenda de l’Occident, pour­quoi n’aide-t-il pas les Syriens à res­ter [chez eux] en aidant l’armée syrienne à se débar­ras­ser des ter­ro­ristes et faire de la Syrie un pays sûr de nouveau ? »

Le détail qui tue mais qui est expli­ci­te­ment assu­mé par Riposte laïque, c’est que la jeune Syrienne en ques­tion s’exprime lors d’une mani­fes­ta­tion orga­ni­sée par Obraz (« Hon­neur », en serbe), un mou­ve­ment poli­tique clé­ri­co-fas­ciste ortho­doxe, xéno­phobe, anti-bos­niaque, anti­mu­sul­man, anti­sé­mite et pan­serbe que la Cour Consti­tu­tion­nelle de Bel­grade a frap­pé d’illégalité en 2012. Ils sont déci­dé­ment beaux les défen­seurs de la Syrie « laïque et répu­bli­caine », vic­time depuis plus de quatre ans d’un com­plot « occidentalo-sionisto-islamiste ».

Avant de pour­suivre ce texte, une pré­ci­sion s’impose. Il ne s’agit pas ici de délé­gi­ti­mer l’élan de soli­da­ri­té spon­ta­née qui, depuis le début du mois de sep­tembre, mobi­lise des mil­liers de citoyens ouest-euro­péens dési­reux de venir en aide aux réfu­giés syriens affluant sur leur ter­ri­toire. Il s’agit plu­tôt de s’interroger sur les moti­va­tions inavouées, les arrière-pen­sées poli­tiques et l’inconscient de toute une série d’initiatives orga­ni­sées (et non spon­ta­nées) prises en faveur d’une par­tie seule­ment des Syriens les chrétiens.

Comme on l’a vu ci-des­sus, cer­tains sec­teurs d’opinion sont tout sim­ple­ment moti­vés par leur propre aver­sion anti­mu­sul­mane ou anti­sé­mite, une haine qu’ils pro­jettent sur « leurs » Syriens. Dans l’inconscient de beau­coup d’Occidentaux (laïcs ou croyants), sub­siste le fan­tasme d’un monde arabe dont les iden­ti­tés cultu­relles musul­manes majo­ri­taires seraient niées voire effa­cées, et où, ô délices du para­doxe, les iden­ti­tés cultu­relles chré­tiennes mino­ri­taires seraient, elles, conser­vées et valorisées.

Délices de la spéléologie théologique

Si l’on ne compte plus les petits spé­léo­logues de l’islam capables de s’engouffrer dans les moindres recoins du Coran et de la Tra­di­tion post-cora­nique pour en rame­ner les indices de l’Apocalypse isla­miste qui attend l’Occident, il est par contre regret­table – et révé­la­teur – que les « chré­tien­tés d’Orient » et leurs cor­pus théo­lo­giques ne fassent pas l’objet du même zèle spéléologique.

S’il s’agit de conser­ver et valo­ri­ser les iden­ti­tés cultu­relles chré­tiennes d’Orient, alors par­lons-en. De quels chré­tiens et de quelles chré­tien­tés d’Orient parle-t-on ? Pour le savoir, sacri­fions, nous aus­si, au rituel spé­léo­lo­gique et com­men­çons par une petite plon­gée lin­guis­tique et séman­tique dans les dic­tion­naires ara­méens et les dogmes assy­ro-chal­déens qui consti­tuent, peu ou prou, le socle sur lequel se sont déve­lop­pées par la suite les chré­tien­tés arabophones.

« Zāqûpā / Zoqû­fo celui qui cru­ci­fie, cru­ci­fier, sâlib ; juif, jew, yahû­dî ». Voi­là l’une des méta­phores syriaques (ou « ara­méennes ») qui se nichent dans les cor­pus litur­giques assy­ro-chal­déens pour dési­gner le Juif. Cette méta­phore fleure bon le vieil anti­ju­daïsme chré­tien et l’accusation « déi­cide » por­tée à l’encontre du peuple juif, jusqu’à ce que le Concile de Vati­can II (1962 – 1965) orga­ni­sé par l’Église catho­lique vienne remettre de l’ordre en éla­guant très lar­ge­ment sa lita­nie d’exécrations.

Or, ledit Concile n’engageait et n’engage tou­jours pas plu­sieurs Églises d’Orient (ara­bo­phones ou ara­méo­phones) n’ayant pas de lien dog­ma­tique avec Rome. Ain­si, la méta­phore « déi­cide » évo­quée ci-des­sus se trouve à l’origine dans un dic­tion­naire syria­co-fran­co-anglo-arabe2 dont la pre­mière édi­tion a été publiée en 1963 par l’Imprimerie catho­lique de Bey­routh. Et, en 2002, cette entrée trouve tou­jours sa place dans la troi­sième et der­nière édi­tion, publiée cette fois par Dâr El-Machreq (« La Mai­son de l’Orient ») et dis­tri­buée par la Librai­rie orien­tale de Beyrouth.

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Le Dic­tion­naire syria­co-fran­co-anglo-arabe uti­lise l’alphabet ara­méen occi­den­tal cur­sif (ser­to ou « syriaque »). À côté de l’entrée « Zoqufo/Zāqupā », nous avons ajou­té (entre paren­thèses, de gauche à droite) le terme clas­sique « Zāqūfā » en alpha­bet orien­tal (« chal­déen ») et en alpha­bet « impé­rial » (en réfé­rence aux empires néo-assy­rien et achéménide).

Cet antique alpha­bet « impé­rial » a sur­vé­cu jusqu’à nos jours grâce à la lit­té­ra­ture juive pos­texi­lique, quelle que soit sa langue (hébreu biblique, hébreu mish­nique, ara­méen, judéo-ara­méen, judéo-arabe, judéo-cas­tillan, yid­dish et hébreu moderne ou israélien).

D’où sa qua­li­fi­ca­tion « hébraïque » usuelle.

Une judéophobie qui ne doit rien à l’islam

Pour le moins rugueuse, cette défi­ni­tion doit évi­dem­ment être contex­tua­li­sée. De nos jours, le néo-ara­méen ne dis­pose que de peu de dic­tion­naires bilingues. Ces der­niers sont sur­tout l’œuvre de tra­vaux enta­més à la fin du XIXe siècle et du début du XX siècle par des lin­guistes ou des théo­lo­giens occi­den­taux orien­ta­listes, le plus sou­vent à des fins stric­te­ment théo­lo­giques il s’agit de tra­duire et com­prendre tel terme ou telle méta­phore syriaque uti­li­sée dans les litur­gies assy­ro-chal­déennes. Ces dic­tion­naires sont donc fort logi­que­ment impré­gnés du contexte reli­gieux judéo­phobe (pré­is­la­mique et pré-arabe) dans lequel s’est déve­lop­pé puis replié le monde chré­tien byzan­ti­no-ara­méen entre le II siècle d’avant l’ère chré­tienne et le VIII siècle de notre ère.

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Un autre élé­ment de contexte est davan­tage poli­tique. Cette défi­ni­tion « déi­cide » exprime un anti­ju­daïsme chré­tien « orien­tal » très vivace et anté­rieur à deux déve­lop­pe­ments poli­tiques a prio­ri anta­go­niques, d’une part, la mon­tée en puis­sance des fas­cismes anti­sé­mites racia­listes euro­péens dans la pre­mière moi­tié du XXe siècle et, d’autre part, l’implantation pro­gres­sive en Pales­tine arabe d’une socié­té juive pré-israé­lienne, de langue néo-hébraïque et prin­ci­pa­le­ment ori­gi­naire d’Europe orien­tale, son acces­sion à l’indépendance poli­tique sous la forme d’un État-nation en 1948 et, enfin, l’exode et l’expulsion de la majo­ri­té des Arabes de Pales­tine, les Pales­ti­niens, en 1947 – 1949.

Dès la pre­mière vague d’immigration et d’implantation juive est-euro­péenne en Pales­tine, les pre­miers cercles poli­tiques et cultu­rels orien­taux à son­ner l’alarme contre la mise en pra­tique de l’utopie sio­niste (un État juif en Pales­tine arabe et, sur­tout, en Terre Sainte) et le risque — réel et tan­gible — d’un déra­ci­ne­ment des Arabes de Pales­tine (les Pales­ti­niens contem­po­rains, musul­mans et chré­tiens) seront issus des mino­ri­tés chré­tiennes ara­bo­phones et ara­méo­phones. La résis­tance au sio­nisme poli­tique et le déve­lop­pe­ment d’une iden­ti­té natio­nale pales­ti­nienne seront d’ailleurs dans un pre­mier le temps le fait des Arabes (pales­ti­niens) chrétiens.

Mais, revers de la médaille, de longue date tra­vaillées au corps par un anti­ju­daïsme bien plus viru­lent et struc­tu­rel que les majo­ri­tés musul­manes, les mino­ri­tés chré­tiennes seront éga­le­ment en pre­mière ligne dans la récep­tion et la dif­fu­sion dans tout le Moyen-Orient des « Pro­to­coles des Sages de Sion », ce faux anti­sé­mite confec­tion­né par l’administration de la Rus­sie tsa­riste et cen­sé pré­ve­nir l’humanité de l’élaboration d’un pro­jet de domi­na­tion juive mon­diale par de mys­té­rieux « Sages de Sion ».

Splendeurs et misères des chrétientés d’Orient

Mais reve­nons-en au monde ara­méen. Long­temps lin­gua fran­ca du Moyen-Orient (en concur­rence avec le grec des admi­nis­tra­tions impé­riales romaine puis byzan­tine), l’araméen a été pro­gres­si­ve­ment sup­plan­té par la langue arabe à par­tir des VI et VII siècles de l’ère chré­tienne, à mesure que se sta­bi­li­saient mili­tai­re­ment et poli­ti­que­ment les conquêtes ara­bo-isla­miques menées par les contem­po­rains de Maho­met et de ses suc­ces­seurs immédiats.

D’une part, les popu­la­tions ara­méo­phones du Moyen-Orient sep­ten­trio­nal se sont d’autant plus mas­si­ve­ment ara­bi­sées sur le plan lin­guis­tique que, en ver­tu de flux migra­toires et com­mer­ciaux intenses et sécu­laires, la langue arabe de leurs conqué­rants ne leur était plus étran­gère depuis long­temps et que l’alphabet arabe défi­ni­ti­ve­ment fixé par le Coran et les Tra­di­tions post-cora­niques emprun­tait lar­ge­ment aux diverses gra­phies ara­méennes. Un cas exem­plaire est celui des Maro­nites, dont le cor­pus litur­gique est pure­ment et sim­ple­ment une ara­bi­sa­tion du cor­pus syriaque.

D’autre part, que ce soit de gré ou de force, les popu­la­tions « ara­méennes » se sont d’autant plus majo­ri­tai­re­ment conver­ties à la reli­gion isla­mique que le mono­théisme rigou­reux incar­né par cette der­nière était à l’origine un syn­cré­tisme emprun­tant aux paga­nismes pré­is­la­miques de la pénin­sule ara­bique et, sur­tout, aux reli­gions chré­tienne et juive du Moyen-Orient sep­ten­trio­nal de l’époque. Mal­gré la haine corse qui les oppo­sait, cette ara­méa­ni­té du Moyen-Orient sep­ten­trio­nal était en quelque sorte le « bien com­mun » des majo­ri­taires chré­tiens et des mino­ri­taires juifs jusqu’à l’avènement de la reli­gion islamique…

Mino­ri­sées et le plus sou­vent repliées dans les zones mon­ta­gneuses du nord du Moyen-Orient, les com­mu­nau­tés chré­tiennes assy­ro-chal­déennes (c’est-à-dire non ara­bo­phones) et leurs langues ver­na­cu­laires contem­po­raines, regrou­pées sous le terme de « néo-ara­méen », ont endu­ré diverses phases de per­sé­cu­tions. Par­mi les plus notables et les plus récentes le géno­cide otto­man de 1915 (conco­mi­tant à celui com­mis contre les Armé­niens), la répres­sion des reven­di­ca­tions mino­ri­taires ara­méennes par la Répu­blique turque héri­tière de Mus­ta­pha Kemal Atatürk, le natio­na­lisme kurde de l’entre-deux guerres, les cam­pagnes de net­toyage eth­nique et d’arabisation for­cée entre­prises par le régime baa­siste ira­kien dans les années 1980 – 1990 (contre l’irrédentisme kurde et frap­pant indis­tinc­te­ment les mino­ri­tés assy­ro-chal­déennes du Kur­dis­tan) et, enfin, l’émergence de l’«État isla­mique » en 2013 – 2014, aux confins de la Syrie et de l’Irak.

Des hiérarchies chrétiennes xénophobes et compromises

On s’en doute, ce n’est pas pré­ci­sé­ment mus par une judéo­phi­lie refou­lée que les res­pon­sables de l’État isla­mique et leurs mili­ciens per­sé­cutent, expulsent ou mas­sacrent les membres des der­nières com­mu­nau­tés chré­tiennes arabes ou assy­ro-chal­déennes d’Irak et de Syrie, ain­si que les membres d’autres mino­ri­tés eth­no-confes­sion­nelles ou les membres rétifs des majo­ri­tés musulmanes.

Mais il s’agit ici de rap­pe­ler que, même per­sé­cu­tée, mino­ri­taire ou mar­tyre, toute com­mu­nau­té n’en est pas moins dépo­si­taire d’un tis­su com­plexe et contra­dic­toire de pra­tiques, de mémoires et de rap­ports au monde et à l’Autre qui lui appar­tiennent en propre. Avec son lot d’exécrations. Et de compromissions.

Les exé­cra­tions, par­lons-en. Il y a exac­te­ment trois ans, dans les colonnes de Cour­rier inter­na­tio­nal3, le père jésuite ita­lien Pao­lo Dall’Oglio (por­té dis­pa­ru depuis juillet 2013), res­tau­ra­teur du monas­tère syriaque de Mar Mous­sa el-Haba­chi (Saint-Moïse l’Abyssin) et défen­seur pas­sion­né de la révolte syrienne de février 2011, s’exprimait en ces termes. « Il y a une conver­gence para­noïaque entre, d’une part, des natio­na­listes iden­ti­taires, anti-impé­ria­listes ou catho­liques tra­di­tio­na­listes, et, d’autre part, des mili­tants de gauche anti-impé­ria­listes. Le tout au nom d’une soli­da­ri­té qua­si mys­tique avec les Pales­ti­niens, contre Israël, voire contre les Juifs. La juste cause du peuple pales­ti­nien – recon­nue par le droit inter­na­tio­nal – n’est qu’un masque des­ti­né à pro­té­ger les inté­rêts pro­saïques d’un régime géno­ci­daire et mafieux et à nier la juste cause du peuple syrien. »

« Dans le fond, il n’est pas éton­nant que les der­niers alliés objec­tifs du régime syrien soient ceux qui ont tou­jours nié le géno­cide du peuple juif et, aujourd’hui, nient la révo­lu­tion du peuple syrien. Cer­tains, au sein de ce que j’ai du mal à appe­ler la “gauche”, le font d’une façon plus ou moins poli­ti­que­ment cor­recte, tan­dis que d’autres repro­duisent sans bron­cher le dis­cours de cer­tains ecclé­sias­tiques syriens qui n’ont jamais renon­cé à s’appuyer éhon­té­ment sur un cor­pus évan­gé­lique antijuif. »

S’agissant des com­pro­mis­sions, un an plus tôt, dans les colonnes du quo­ti­dien Le Monde, Marie Mamar­ba­chi-Seu­rat, veuve de l’irremplaçable cher­cheur fran­çais Michel Seu­rat4 décé­dé en cap­ti­vi­té au Liban en 1986, pre­nait vio­lem­ment à par­tie les hié­rar­chies chré­tiennes de Syrie5. Pré­ci­sion cette tri­bune fut publiée in tem­pore non sus­pec­to, c’est-à-dire avant la mili­ta­ri­sa­tion d’un sou­lè­ve­ment syrien jusqu’alors paci­fique, la mon­tée en puis­sance de groupes isla­miques armés, la déroute des autres mou­ve­ments d’opposition et l’émergence de Daech. Le nombre de civils abat­tus par les forces du régime ou décé­dés sous la tor­ture avoi­si­nait déjà les 5.000 morts.

« Je fais par­tie de la com­mu­nau­té syriaque, la plus mino­ri­taire des mino­ri­tés, celle qui a fui l’Anatolie lors des mas­sacres des Armé­niens en 1915. […] Aujourd’hui, je ne m›inclinerai plus devant vous, émi­nences. […] Aucun dio­cèse, évê­ché, arche­vê­ché ou patriar­cat ne s’est expri­mé sur les exac­tions [du régime baa­siste]. […] Je peux admettre que nous, chré­tiens, puis­sions avoir peur. Peur du pas­sé, anti­ci­pant un futur incer­tain. L’islamisme ? J’en ai été l’une des pre­mières vic­times. Jusqu’à hier, j’adhérais au dis­cours sécu­ri­taire des diri­geants alaouites cla­mant haut et fort que, sans leur pro­tec­tion, Dieu seul sait ce que nous, chré­tiens, pour­rions deve­nir. Que sommes-nous deve­nus ? Des mou­tons attra­pés au las­so, iso­lés dans l›enclos d›églises qui nous séparent de ceux avec qui nous avons tou­jours vécu. Depuis qua­rante ans, qu’ont-elles fait d›autre que de nous assu­jet­tir ? Nous sommes deve­nus les serfs de ceux qui, pour régner, ordonnent Shoot to kill (« Tirez pour tuer »). Dieu mer­ci, cer­tains jeunes [chré­tiens] s’en affran­chissent […]. Hier encore, Myriam H. pla­car­dait sur les murs de son quar­tier un appel aux chré­tiens de la porte Saint-Tho­mas à rejoindre la mani­fes­ta­tion du ven­dre­di pré­vue dans le quar­tier musul­man de Midane. La jeune femme n’a pas repa­ru depuis. »

« Paris, le 12 sep­tembre [2011]. Il a fal­lu le déto­na­teur Michel Kilo6 pour entendre deux patriarches s’exprimer sur les exac­tions subies par les Syriens. [Face] au maro­nite, [je] reste bouche bée. […] Son Émi­nence donne une leçon d’Orient aux pré­lats de France en leur pré­ci­sant que, en Orient, les pro­blèmes de l’Orient doivent être réso­lus avec la men­ta­li­té de l’Orient. […] Celle des des­potes, décrite dans les récits des voya­geurs où le grand vizir se délecte devant le sup­plice de l’empalement ou de l’écorchement, châ­ti­ments, paraît-il, typi­que­ment orien­taux. Je crains aus­si que le patriarche maro­nite pense tout bas ce que j’ai déjà sou­vent enten­du tout haut au sujet des musul­mans. Ils ne sont pas capables de démo­cra­tie. Des ani­maux, il n’y a que la force pour les admi­nis­trer. […] L’Histoire sui­vra son cours qu’on le veuille ou pas, et nous pas­se­rons peut-être au tra­vers du tamis. Nous assis­tons sans doute, en temps réel, à notre dis­lo­ca­tion. Mais, de grâce, Ô Émi­nences, du moins celles d’entre vous qui ne se sont pas encore expri­mées — Grecs et Armé­niens ortho­doxes, Armé­niens catho­liques, syriaques et jaco­bites, chal­déens et autres —, tai­sez-vous ! Épar­gnez à notre peine la honte d’une alliance avec les assassins. »

Ce mes­sage poi­gnant et débor­dant de rage impuis­sante, nous pour­rions l’adresser à nos propres res­pon­sables poli­tiques. Ain­si, au moment de bou­cler cet article, il semble que plu­sieurs chan­cel­le­ries occi­den­tales, non contentes de ne pas avoir fait res­pec­ter les lignes rouges qu’elles avaient signi­fiées au régime syrien (le recours aux armes chi­miques était cen­sé être un casus bel­li), sont en passe de lâcher du lest face régime syrien. Bien enten­du, les mobiles invo­qués sont la pro­tec­tion des mino­ri­tés non musul­manes et la lutte contre l’ennemi com­mun Daech. Alors, oui, de grâce, épar­gnez-nous la honte d’une alliance avec les assassins.

  1. Caro­line Hayek, « Pour­quoi l’exfiltration secrète de 244 chré­tiens d’Alep par Bruxelles via Bey­routh sème-t-elle le doute ? », L’Orient-Le Jour, 11 juillet 2015. « Qui sont ces heu­reux élus qui se sont vu octroyer un pas­se­port pour une nou­velle vie ? Qui les a aidés ? Pour­quoi leur départ pré­ci­pi­té laisse pla­ner le doute au sein de la com­mu­nau­té chré­tienne d’Alep ? Dans Alep, en proie au chaos, les rumeurs n’ont pas tar­dé à se pro­pa­ger. Quit­ter Alep en trois, quatre jours de cette manière, com­ment est-ce pos­sible ? Les gens qui les ont aidés doivent être très puis­sants. Et sur la base de quel véri­table “cri­tère” ont-ils été choi­sis ?, s’interroge Élias [pseu­do­nyme], un père de famille chré­tien habi­tant à Alep. Je peux vous dire qu’ici on s’interroge sur ces départs pré­ci­pi­tés, un peu louches, nous rap­porte Élias. Selon cette source, plu­sieurs familles ont été stu­pé­faites de voir que cer­tains de leurs membres s’étaient enfuis sans faire leurs adieux. […] Selon le quo­ti­dien De Stan­daard, un res­pon­sable de la com­mu­nau­té maro­nite à Alep a affir­mé que ces familles sont toutes membres de la com­mu­nau­té maro­nite d’Alep, et que d’autres chré­tiens répon­dant aux cri­tères fixés par la Bel­gique n’ont pas eu leur chance ».
  2. Louis Cos­taz, s.j., Dic­tion­naire syriaque-fran­çais, Syriac-English Dic­tio­na­ry, Qâmûs suryâ­nî ‘arabe, p.91, Dâr El-Machreq (troi­sième édi­tion), Bey­routh, 2002.
  3. Pao­lo Dall’Oglio, « Les divi­sions de l’opposition sont le gage d’une démo­cra­tie plu­rielle » (pro­pos recueillis par P. Fenaux), Cour­rier Inter­na­tio­nal, 25 sep­tembre 2012.
  4. Michel Seu­rat, L’État de bar­ba­rie, Seuil, 1989 (épui­sé). Réédi­té aux PUF en 2012.
  5. Marie Mamar­ba­chi-Seu­rat, « Honte aux chré­tiens syriens ! », Le Monde, 17 sep­tembre 2011.
  6. Oppo­sant his­to­rique (et chré­tien) au régime baa­siste et mili­tant des droits de l’homme. Le 12 août 2011, dans le quo­ti­dien As-Safir (Bey­routh), Michel Kilo appe­lait les Églises de Syrie, toutes confes­sions confon­dues, à se dis­tan­cier ouver­te­ment du régime baa­siste et de ses exactions.

Pascal Fenaux


Auteur

Pascal Fenaux est membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1992. Sociologue, il a poursuivi des études en langues orientales (arabe et hébreu). Il est spécialiste de la question israélo-palestinienne, ainsi que de la question linguistique et communautaire en Belgique. Journaliste indépendant, il est également «vigie» (veille presse, sélection et traduction) à l’hebdomadaire Courrier international (Paris) depuis 2000. Il y traite et y traduit la presse «régionale» juive (hébréophone et anglophone) et arabe (anglophone), ainsi que la presse «hors-zone» (anglophone, yiddishophone, néerlandophone et afrikaansophone).