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Ce mouvement qui n’en finit pas de ne pas avoir d’avenir

Blog - e-Mois - France gilets jaunes Violences par Baptiste Campion

novembre 2019

Cela fait main­te­nant un an que les gilets jaunes ont fait irrup­tion dans l’espace public et poli­tique fran­çais et qu’ils conti­nuent de ten­ter de l’occuper chaque same­di mal­gré une baisse constante de la par­ti­ci­pa­tion. Si la lon­gé­vi­té du mou­ve­ment est assez excep­tion­nelle, elle illustre éga­le­ment son inca­pa­ci­té à se réin­ven­ter, à se struc­tu­rer, à por­ter un pro­jet qui pour­ra être repris poli­ti­que­ment. Si on prend du recul et qu’on ana­lyse les concep­tions idéo­lo­giques pré­sentes au sein du mou­ve­ment, on peut pré­dire sans beau­coup de risque d’erreur que les choses gilets jaunes vont pro­ba­ble­ment encore durer, mais sans pou­voir des­si­ner un hori­zon poli­tique réel.

e-Mois

Le mou­ve­ment des gilets jaunes est appa­ru, sans véri­tables signes annon­cia­teurs1, en novembre 2018 en réac­tion à la mise en place d’une éco­taxe qui aug­men­tait le prix du car­bu­rant de quelques cen­times par litre. Non struc­tu­ré, résul­tat d’un appel viral sur les réseaux sociaux, les oppo­sants à cette taxe se recru­tant prin­ci­pa­le­ment par­mi la classe moyenne de la « France péri­phé­rique », ces régions où la voi­ture est le prin­ci­pal (sinon le seul) moyen de dépla­ce­ment, ont rapi­de­ment trou­vé deux modes d’action assez inédits : d’une part, éri­ger en sym­bole de la reven­di­ca­tion un acces­soire de sécu­ri­té pré­sent dans chaque voi­ture, per­met­tant à tout le monde de se faire faci­le­ment gilet jaune et, d’autre part, occu­per les rond­points, amé­na­ge­ments rou­tiers jusqu’ici pure­ment fonc­tion­nels et carac­té­ris­tiques de la France péri­ur­baine et rurale (avec un sym­bole dans le sym­bole, les rond­points étant de longue date moqués ou décriés comme sym­boles de la gabe­gie des élus qui vou­draient cha­cun le leur, voire de « Bruxelles » à qui une légende urbaine tenace en France attri­bue la mul­ti­pli­ca­tion de ces giratoires).

Mais à cette reven­di­ca­tion pre­mière, sorte d’étincelle qui a mis le feu à la mèche, se sont rapi­de­ment ajou­tées deux reven­di­ca­tions et frus­tra­tions connexes : une demande de baisse de la fis­ca­li­té qui est jugée injuste et écra­sante (et dont l’écotaxe serait le sym­bole) et la mani­fes­ta­tion d’un sen­ti­ment d’abandon des zones péri­phé­riques et des cam­pagnes par l’État cen­tral au pro­fit des grands centres urbains (dénon­cia­tion du manque de ser­vices publics de proxi­mi­té, notam­ment). Si on a affaire à une reven­di­ca­tion pré­cise et ponc­tuelle arti­cu­lée à une vision du monde, qui serait celle de la petite classe moyenne, peu poli­ti­sée et éloi­gnée des grands centres, qui craint de voir sa situa­tion se dégra­der à l’avenir, le mode de mobi­li­sa­tion exprime une colère plus géné­rale bien plus qu’une reven­di­ca­tion ponc­tuelle. Le terme est très employé par les mani­fes­tants inter­viewés aux pre­miers jours du mou­ve­ment : « je suis là parce que je suis en colère », et cette colère est sup­po­sée faire évo­luer les choses, ain­si que jus­ti­fier le mode d’action et son carac­tère par­fois illisible.

De la colère éruptive au début du déclin

La colère va deve­nir spec­ta­cu­laire à par­tir de la seconde semaine du mou­ve­ment, avec les mani­fes­ta­tions impro­vi­sées à Paris, et en par­ti­cu­lier autour des Champs-Ély­sées que nombre de figures émer­gentes du mou­ve­ment appellent à occu­per comme un sym­bole. C’est une autre carac­té­ris­tique des gilets jaunes, et qui per­dure encore aujourd’hui (sur laquelle nous revien­drons plus bas): sans struc­ture, sans coor­di­na­tion, sans meneurs, les mani­fes­ta­tions partent de mots d’ordre dis­per­sés sur les réseaux sociaux et sur les rond­points, cha­cun lan­çant son point de ras­sem­ble­ment ou son idée, et les ras­sem­ble­ments n’impliquent aucun par­cours, aucune auto­ri­sa­tion ou coor­di­na­tion avec les auto­ri­tés, aucun res­pon­sable. C’est la poli­tique du fait accom­pli : les gilets jaunes s’imposent là où ils ont déci­dé de se mon­trer et tentent d’occuper la place, bou­le­ver­sant les codes ins­ti­tués de la contes­ta­tion, et leur nombre devient rapi­de­ment très impor­tant. Ce qui amène très vite des débor­de­ments, avec des vitrines cas­sées et des maga­sins pillés aux Champs-Ély­sées dès la seconde semaine de mani­fes­ta­tion, et sur­tout une jour­née d’émeutes très vio­lentes le 1er décembre 2018 face à des forces de l’ordre cette fois mobi­li­sées en grand nombre et qui s’opposent à des groupes de cas­seurs (en par­tie issus de l’extrême droite iden­ti­taire le matin, et de la mou­vance anar­cho-auto­nome plus tard dans la jour­née). Cette jour­née consti­tue sans doute un bas­cu­le­ment, tant dans l’importance que prend le mou­ve­ment que dans le regard que vont poser des­sus les auto­ri­tés : des dizaines de maga­sins sont sac­ca­gés et pillés, plus d’une cen­taine de voi­tures et plu­sieurs immeubles sont incen­diés, des scènes de gué­rilla urbaine et de bar­ri­cades que les forces de l’ordre semblent inca­pables d’endiguer durent toute la jour­née sont retrans­mises en direct, sans oublier le sac­cage très sym­bo­lique de l’Arc de Triomphe par quelques dizaines de gilets jaunes à l’issue d’une véri­table bataille pour la place de l’Étoile au cours de laquelle les poli­ciers ont été mis en déroute. Les scènes d’émeutes se répètent, mais mieux conte­nues, en décembre et en jan­vier, sur­tout à Paris, mais aus­si dans d’autres villes (Tou­louse, Nantes, Bor­deaux, Mar­seille, Avi­gnon). Le contrôle de ces débor­de­ments se fait au prix d’un accrois­se­ment impor­tant de la réponse poli­cière et judi­ciaire, ain­si que de très nom­breux cas de vio­lences poli­cières liés notam­ment aux doc­trines et arme­ments mis en œuvre2 (comme les très décriés lan­ceurs de balles de défenses ou les gre­nades explo­sives, tous deux sus­cep­tibles de muti­ler), qui ali­mentent à leur tour la contes­ta­tion. À ces vio­lences maté­rielles (bris de vitrine, des­truc­tion de mobi­lier urbain, incen­die de bar­rières de péage…) s’ajoutent éga­le­ment des vio­lences phy­siques, contre les forces de l’ordre (cer­tains poli­ciers à terre étant véri­ta­ble­ment lyn­chés par la foule), mais sur­tout contre les médias qui, ini­tia­le­ment bien­ve­nus sur les rond­points et dans les cor­tèges, sont vus comme « par­lant mal » du mou­ve­ment, à la solde du gou­ver­ne­ment, ou plus géné­ra­le­ment comme repré­sen­tant une élite pari­sienne pri­vi­lé­giée et décon­nec­tée contre laquelle s’érigerait le mou­ve­ment. Nombre de repor­teurs ou camé­ra­mans sont insul­tés, frap­pés, chas­sés manu mili­ta­ri des cor­tèges, sauf s’ils appar­tiennent à des médias vus comme sou­te­nant le mou­ve­ment et pri­vi­lé­giant avant tout le direct et l’antenne ouverte sans édi­to­ria­li­sa­tion (comme les médias en ligne Brut ou Vécu, ou la chaine de pro­pa­gande russe RT France).

À l’issue des mois de décembre et jan­vier carac­té­ri­sés par la récur­rence de ces mani­fes­ta­tions regrou­pant chaque semaine plu­sieurs dizaines à quelques cen­taines de mil­liers de mani­fes­tants, et se finis­sant sou­vent dans la vio­lence dans les grandes villes, l’exécutif lâche pro­gres­si­ve­ment du lest. L’écotaxe est sus­pen­due puis aban­don­née, le pré­sident Emma­nuel Macron prend la parole à deux reprises pour annon­cer une série de mesures, comme le « grand débat natio­nal » sup­po­sé don­ner la parole aux Fran­çais sur les grands thèmes de reven­di­ca­tions (fis­ca­li­té, démo­cra­tie et citoyen­ne­té, tran­si­tion éco­lo­gique, État et ser­vices publics)3, ou à tra­vers des mesures plus concrètes comme l’augmentation des primes d’aide à l’achat de véhi­cules plus éco­lo­giques, la baisse de cer­taines coti­sa­tions payées par les employés aux reve­nus modestes pour aug­men­ter les salaires nets, ou encore la « prime excep­tion­nelle » de 1.000 euros que le pré­sident demande aux entre­prises de ver­ser à cha­cun de leurs sala­riés. Ces annonces, bien que for­te­ment cri­ti­quées et décriées, semblent tou­te­fois cal­mer le mou­ve­ment puisqu’à par­tir de ce moment-là, à l’exception de l’une ou l’autre « pous­sée de fièvre » (comme le 18 mars 2019 avec l’incendie du célèbre Fouquet’s, ou le 1er mai 2019 dont les mani­fes­ta­tions se carac­té­risent par une hausse du nombre de par­ti­ci­pants, de nou­velles vio­lences et de nou­velles polé­miques sur la vio­lence poli­cière), le nombre de gilets jaunes mani­fes­tant chaque semaine tend à décroitre de manière conti­nue, pour ne plus mobi­li­ser que quelques cen­taines à un ou deux mil­liers de per­sonnes aujourd’hui. Dans le même temps, les rond­points, jusqu’ici occu­pés par des groupes qui en avaient fait des lieux sym­bo­liques mar­quant leur ancrage dans le ter­ri­toire (avec cabanes, ban­de­roles, soi­rées fes­tives) sont pro­gres­si­ve­ment éva­cués par les forces de l’ordre, ou sim­ple­ment aban­don­nés faute de combattants.

Multiplication des revendications et transformation du mouvement

Si le nombre de mani­fes­tants décroit, comme le sou­tien de l’opinion, le mou­ve­ment tend éga­le­ment à se trans­for­mer de deux manières. 

D’une part, pri­vé de ses reven­di­ca­tions ini­tiales sur l’écotaxe, les groupes de gilets jaunes sont ame­nés à renou­ve­ler et réin­ven­ter leurs demandes, de manière par­fois assez confuse. L’étiquette « gilets jaunes » va, en effet ‚cap­ter toute une série de reven­di­ca­tions hété­ro­clites, quelques fois très anciennes ou contra­dic­toires entre elles, fai­sant par­fois de « l’attrape-tout », mais qui se cris­tal­lisent glo­ba­le­ment autour de trois grands thèmes. D’abord, l’actualité avec le rejet de la limi­ta­tion de la vitesse sur les routes secon­daires à 80 km/h (une mesure de sécu­ri­té rou­tière vue comme péna­li­sante pour les ruraux uti­li­sant beau­coup la voi­ture) ou la pri­va­ti­sa­tion annon­cée des acti­vi­tés com­mer­ciales des aéro­ports de Paris. Ensuite la fis­ca­li­té et une demande de davan­tage de répar­ti­tion des richesses avec la demande d’une fis­ca­li­té « plus équi­table », le retour de l’impôt sur la for­tune et la hausse des salaires et pen­sions de la classe moyenne. Enfin, et peut-être sur­tout tant ce thème est deve­nu sym­bo­lique, la demande de recon­nais­sance et d’une démo­cra­tie plus par­ti­ci­pa­tive dans laquelle les citoyens auraient davan­tage le contrôle sur les orien­ta­tions publiques et l’action des élus, notam­ment à tra­vers la demande d’un réfé­ren­dum d’initiative citoyenne (RIC). Sur ces trois « axes » s’agrègent et par­fois dis­pa­raissent au fil des mois des mots d’ordres divers que les dif­fé­rents groupes et ten­dances de gilets jaunes vont por­ter avec plus ou moins de suc­cès, comme l’opposition aux radars rou­tiers, la sup­pres­sion des pri­vi­lèges des élus et la dimi­nu­tion de leur nombre, le réfé­ren­dum révo­ca­toire, la réou­ver­ture d’hôpitaux publics fer­més ces vingt der­nières années, la créa­tion d’un bou­clier fis­cal inter­di­sant de pré­le­ver plus de 25% du reve­nu des citoyens, l’exigence d’une hausse forte de la fis­ca­li­té sur les hauts reve­nus et les entre­prises, l’annulation de la dette, l’embauche immé­diate de 5 mil­lions de fonc­tion­naires, le Frexit immé­diat et la sor­tie de l’Otan, la lutte contre les lob­bys de l’industrie phar­ma­ceu­tique, l’arrêt des pri­va­ti­sa­tions ou l’interdiction des méthodes péda­go­giques issues des recherches récentes en sciences de l’éducation4. À cet inven­taire à la Pré­vert, il faut ajou­ter l’identification à d’autres luttes, comme le sou­tien aux urgen­tistes ou aux pom­piers en grève, l’opposition à la fin des régimes spé­ci­fiques de retraites pour les employés de la SNCF, le sou­tien à Steve5, ou encore le sou­tien aux mani­fes­tants hong­kon­gais, indé­pen­dan­tistes cata­lans, oppo­sants liba­nais ou chi­liens dans les­quels nombre de gilets jaunes disent sur les réseaux sociaux se recon­naitre, voir les avoir ins­pi­rés. Ces iden­ti­fi­ca­tions semblent s’ancrer dans un ima­gi­naire plus ou moins par­ta­gé de l’inscription des gilets jaunes dans le sens de l’histoire à tra­vers un mou­ve­ment « mon­dial » de révolte(s). Il y a poten­tiel­le­ment autant de reven­di­ca­tions dif­fé­rentes que de ten­dances dif­fé­rentes de gilets jaunes, mais on peut y recon­naitre un rejet de la mon­dia­li­sa­tion, du libé­ra­lisme et des entre­prises mul­ti­na­tio­nales qui est tra­di­tion­nel­le­ment le fond idéo­lo­gique de la gauche radi­cale, mais mâti­né de quelques concep­tions plus typiques de la droite sou­ve­rai­niste et réactionnaire.

D’autre part, et en lien direct avec la trans­for­ma­tion et l’étoffement pro­gres­sif de ces reven­di­ca­tions, on constate un chan­ge­ment socio­lo­gique dans le mou­ve­ment6. On l’a dit, par­ti comme un mou­ve­ment spon­ta­né qui semble né dans la classe moyenne de pro­vince peu poli­ti­sée, les gilets jaunes ont dans un pre­mier temps été vus comme de droite, voire d’extrême droite, avec des reven­di­ca­tions anti-éco­lo­gistes et typiques des « petits patrons ». À plus forte rai­son quand on constate que si le mou­ve­ment s’est vou­lu immé­dia­te­ment « apo­li­tique », les appels à la pre­mière jour­née d’action ont été boos­tés en ligne par les réseaux très actifs de l’extrême droite proche du Ras­sem­ble­ment natio­nal (ex-FN) et de la sphère iden­ti­taire. Cet « éti­que­tage » explique en grande par­tie la méfiance des syn­di­cats et des par­tis de gauche envers le mou­ve­ment dans ses pre­mières semaines, allant jusqu’à recom­man­der à leurs membres de ne pas se mêler aux mani­fes­tants. Et la méfiance était, dans une cer­taine mesure, jus­ti­fiée : les gilets jaunes, sou­vent abs­ten­tion­nistes et pri­mo-mani­fes­tants, de ce fait lar­ge­ment igno­rants des « codes » de mani­fes­ta­tion, se sont rapi­de­ment retrou­vés per­dus face aux forces de l’ordre et aux grou­pus­cules vio­lents à par­tir du 1er décembre 2018, voire eux-mêmes impli­qués dans des vio­lences qu’ils jus­ti­fient par la colère. Début 2019, un ser­vice d’ordre consti­tué de mili­tants iden­ti­taires (dont notam­ment des Fran­çais qui ont com­bat­tu en Ukraine dans les rangs des milices pro-russes) a enca­dré cer­tains cor­tèges. Mais ces « cadres » issus de l’ultra-droite, qui ont un temps accom­pa­gné les évè­ne­ments, semblent avoir déser­té le mou­ve­ment avec une par­tie des mani­fes­tants de la pre­mière heure à la suite des conces­sions de l’exécutif et à ce que cer­tains ont vécu comme une « gau­chi­sa­tion » pro­gres­sive du mou­ve­ment. Et force est de consta­ter que si cer­tains porte-paroles de la pre­mière heure sont tou­jours pré­sents, les noyaux durs de gilets jaunes encore actifs par­viennent aujourd’hui à ras­sem­bler du monde en s’appuyant avant tout sur les publics tra­di­tion­nels de la « gauche de la gauche » : mou­ve­ments étu­diants, zadistes, anar­chistes et syn­di­ca­listes ou poli­tiques de gauche (comme Jean-Luc Mélen­chon ou Fran­çois Ruf­fin) cou­rant main­te­nant der­rière le mou­ve­ment, avec un ima­gi­naire assez pré­gnant de la « conver­gence des luttes » qui serait le néces­saire préa­lable à un grand bas­cu­le­ment à gauche. On note­ra tou­te­fois, assez para­doxa­le­ment, que si les reven­di­ca­tions actuelles des gilets jaunes sont assez proches du pro­gramme de la France insou­mise de Jean-Luc Mélen­chon, c’est Marine Le Pen qui semble jusqu’ici avoir tiré le meilleur pro­fit élec­to­ral du mou­ve­ment (quoique limi­té).

L’impuissance (dés)organisée

Le mou­ve­ment des gilets jaunes est donc inédit à bien des égards, et il est par­ve­nu à mar­quer pro­fon­dé­ment toute la classe poli­tique fran­çaise, entre une majo­ri­té téta­ni­sée par le risque d’une nou­velle érup­tion en réac­tion aux réformes pré­vues (celle des retraites en par­ti­cu­lier) et une oppo­si­tion qui joue dans ses dis­cours au concours de « qui est le plus authen­ti­que­ment gilet jaune ». Plus que cela, en quelques semaines, entre novembre 2018 et jan­vier 2019, le mou­ve­ment a obte­nu de l’exécutif bien plus (en termes de mesures finan­cières) que l’ensemble des syn­di­cats ces der­nières années. De ce point de vue, les gilets jaunes sont assu­ré­ment un suc­cès, tout comme il est sans doute posi­tif qu’ils aient rame­né des popu­la­tions lar­ge­ment abs­ten­tion­nistes et dépo­li­ti­sées à une pré­oc­cu­pa­tion pour la chose publique et l’implication sociale.

Mais, du point de vue de nom­breux gilets jaunes, ces suc­cès n’en sont pas. On peut lire qu’ils n’ont pas obte­nu assez et, sur­tout, qu’ils n’ont pas tout obte­nu ni tout de suite7. Certes, le gou­ver­ne­ment a recu­lé sur l’écotaxe, a fait des conces­sions sur la fis­ca­li­té, a lan­cé un sys­tème de prime, a mis en chan­tier dif­fé­rentes réformes qui disent s’appuyer sur le grand débat natio­nal pour renou­ve­ler la démo­cra­tie, mais il y a tout le reste, et tant pis si celui-ci est flou voire contra­dic­toire. Tant pis si la réa­li­té est com­plexe et que la socié­té ne peut être trans­for­mée en un jour. Tant pis si les élec­tions ont don­né des scores grou­pus­cu­laires aux can­di­dats issus du mou­ve­ment8. On note­ra d’ailleurs que la struc­ture hori­zon­tale et indi­vi­dua­liste d’un mou­ve­ment sans porte-paroles (voir infra) pou­vant ser­vir d’interlocuteurs favo­rise ce maxi­ma­lisme. Contrai­re­ment aux mou­ve­ments sociaux tra­di­tion­nels qui ins­taurent un rap­port de force pour ensuite négo­cier, il ne s’agit pas ici de dis­cu­ter des com­pro­mis, mais d’exprimer des demandes que les diri­geants sont appe­lés à satis­faire inté­gra­le­ment, par­tant du prin­cipe qu’ils sont là pour exé­cu­ter la volon­té du peuple et que les gilets jaunes incar­ne­raient ce peuple.

C’est la prin­ci­pale limite des gilets jaunes : faute de pou­voir com­pi­ler (mal­gré quelques ten­ta­tives, comme une Charte regrou­pant vingt-cinq reven­di­ca­tions) et hié­rar­chi­ser de façon struc­tu­rée les reven­di­ca­tions (entre elles et dans le temps), faute d’avoir des choses à négo­cier et des per­sonnes recon­nues comme légi­times pour le faire, une fois pri­vé de son déto­na­teur qui était la taxe sur les car­bu­rants, le mou­ve­ment semble inca­pable de se diri­ger en tant que tel vers un but com­mun qui pour­rait être reven­di­qué, négo­cié ou pro­po­sé au suf­frage. Le « mou­ve­ment » des gilets jaunes ne semble aujourd’hui conti­nuer à exis­ter que par le par­tage d’un emblème com­mun (le gilet jaune), un mode d’action (la mani­fes­ta­tion heb­do­ma­daire du same­di) et un fond de dis­cours com­mun qu’on pour­rait qua­li­fier de « popu­liste » (rejet des élites, rejet des médias, pré­ten­tion d’incarner le vrai peuple face à ces élites), ain­si que la détes­ta­tion com­mune d’Emmanuel Macron et des forces de l’ordre. Mais au-delà de ces sym­boles (qui res­tent tou­te­fois suf­fi­sam­ment puis­sants pour mobi­li­ser), il est dif­fi­cile de voir sur quoi pour­rait débou­cher le mou­ve­ment, et ses membres sont sur­tout inca­pables de le dire.

Car se vou­lant spon­ta­né, apo­li­tique, « hori­zon­tal », les gilets jaunes ont tou­jours refu­sé toute forme de struc­tu­ra­tion contrai­gnante, toute idée de pro­cé­dures pour éla­bo­rer un pro­gramme de reven­di­ca­tions com­muns, ou encore toute volon­té de se doter de repré­sen­tants qui pour­raient négo­cier en leur nom ou les incar­ner média­ti­que­ment. On l’a vu, toutes les per­son­na­li­tés qui ont ten­té de jouer ce rôle ou, plus tard, de por­ter l’esprit des gilets jaunes dans des listes élec­to­rales ont été décriées, conspuées, désa­vouées ou même mena­cées par d’autres groupes de gilets jaunes (telle Ingrid Levas­seur, figure des débuts du mou­ve­ment qui a ten­té de lan­cer une liste aux élec­tions euro­péennes avant de se reti­rer sous le har­cè­le­ment et les menaces). Le rejet des élites semble s’appliquer au mou­ve­ment lui-même, dont les membres craignent de voir émer­ger une « aris­to­cra­tie » gilet jaune jus­ti­fiant de tuer dans l’œuf toute ten­ta­tive de structuration.

Cette dif­fi­cul­té est éga­le­ment visible lors des évè­ne­ments ras­sem­bleurs des­ti­nés à coor­don­ner et réin­ven­ter le mou­ve­ment, comme « l’assemblée des assem­blées » qui s’est tenue à Mont­pel­lier le wee­kend du 1er novembre 2019. Outre que l’évènement a ras­sem­blé rela­ti­ve­ment peu de monde (six-cents per­sonnes), on note­ra le carac­tère para­doxal des tra­vaux menés, ayant pour objec­tif de per­mettre au mou­ve­ment de « conti­nuer à exis­ter » tout en refu­sant l’idée d’une struc­tu­ra­tion et de reven­di­ca­tions com­munes, et en consa­crant l’autonomie de tous les groupes repré­sen­tés. Le slo­gan prin­ci­pal des mani­fes­ta­tions des der­nières semaines s’incarne d’ailleurs dans une chan­son expur­gée de toute reven­di­ca­tion : « On est là, on est là, même si Macron ne veut pas, nous, on est là ». L’enjeu est de trou­ver des for­mules pour faire exis­ter les gilets jaunes et faire reve­nir des mili­tants sur les rond­points, dont la « déser­tion » inquiète les orga­ni­sa­teurs, mais en n’interrogeant pas (ou peu) ce qui devrait faire l’identité de ce mou­ve­ment, et sin­gu­liè­re­ment ses fina­li­tés, c’est-à-dire les rai­sons pour les­quelles les citoyens devraient (re)venir à eux et por­ter leurs reven­di­ca­tions. On a, à l’inverse, plu­tôt l’impression, en lisant les comptes ren­dus de l’assemblée, d’une réunion de copro­prié­taires débat­tant des condi­tions dans les­quelles tel ou tel mou­ve­ment serait auto­ri­sé à uti­li­ser pour ses propres com­bats la « fran­chise » contes­ta­taire qu’est deve­nu, d’un cer­tain point de vue, le gilet jaune. De mou­ve­ment défi­nis­sant ses propres buts, il semble se trans­for­mer en force vou­lant exis­ter par le sou­tien de buts défi­nis par d’autres (syn­di­cats, notam­ment) qu’il reje­tait il y a un an. Si l’idée de pré­sen­ter des listes aux élec­tions muni­ci­pales (qui auront lieu au prin­temps) a à nou­veau été évo­quée, mais du point de vue tech­nique (com­ment consti­tuer et dépo­ser des listes citoyennes) et non pro­gram­ma­tique (chaque liste qui serait créée défi­ni­rait son propre pro­gramme). Il est éga­le­ment ques­tion, dans d’autres groupes, d’organiser une « pri­maire des gilets jaunes » pour dési­gner un can­di­dat com­mun à la pro­chaine élec­tion pré­si­den­tielle, avec comme seul socle de départ l’engagement des éven­tuels can­di­dats à sor­tir de l’Otan et à ins­tau­rer le RIC, tout le reste du pro­gramme étant à la dis­cré­tion de cha­cun. Un scé­na­rio simi­laire au mou­ve­ment popu­liste ita­lien 5Stelle (M5S) ne semble pas envi­sa­geable à court terme9.

Cette aspi­ra­tion à une démo­cra­tie directe radi­cale, hori­zon­tale et « déga­giste » per­met d’identifier une autre carac­té­ris­tique du mou­ve­ment : si nombre de gilets jaunes se sont réjouis dans les médias de renouer du lien social à tra­vers la mili­tance de rond­point, on semble en réa­li­té assis­ter à un mou­ve­ment social pro­fon­dé­ment indi­vi­dua­liste dans ses res­sorts de mobi­li­sa­tion : je ne veux que ce qui m’intéresse moi, et j’hésite à me lier à d’autres qui risquent de ne pas être tota­le­ment ali­gnés sur ma posi­tion. On peut se deman­der dans quelle mesure les gilets jaunes sont un véri­table « mou­ve­ment », toute prise de parole ne se pen­sant que comme stric­te­ment indi­vi­duelle, même pour faire des pro­po­si­tions altruistes. De ce point de vue, le fait que les gilets jaunes se coor­donnent essen­tiel­le­ment sur les réseaux sociaux ren­force sans doute invo­lon­tai­re­ment ce carac­tère, ces outils ren­for­çant un cer­tain entre-soi par ce qu’on appelle les bulles infor­ma­tion­nelles. Dans ce radi­ca­lisme, la reven­di­ca­tion du recours sys­té­ma­tique au réfé­ren­dum fait sens : le prin­cipe même de démo­cra­tie repré­sen­ta­tive est reje­té, au pro­fit de quelque chose se rap­pro­chant de la démo­cra­tie directe. Cer­tains groupes Face­book de gilets jaunes le défendent clai­re­ment : ne pou­vant faire confiance à aucun élu, repré­sen­tant, par­ti, syn­di­cat ou autre, in fine toute déci­sion doit repo­ser sur moi et moi seul… au risque peut-être de ne rien voir évo­luer faute de majo­ri­té, en rai­son du vote contraire du voi­sin ou de la révo­ca­tion de chaque diri­geant char­gé de mettre en place le pro­gramme voté par le peuple. La contra­dic­tion la plus fon­da­men­tale des gilets jaunes est peut-être là : alors que le mou­ve­ment se défi­nit par le sou­hait pro­fon­dé­ment poli­tique d’un chan­ge­ment radi­cal de socié­té, ses mili­tants les plus moti­vés semblent pré­fé­rer un immo­bi­lisme dans lequel on pour­ra pri­vi­lé­gier une posi­tion contes­ta­taire au risque de faire de la poli­tique, même sous des formes renouvelées.

Une impasse qui risque de durer

La conclu­sion logique de cette ana­lyse, men­tion­née en exergue de cet article, est que les gilets jaunes sont un mou­ve­ment pro­fond de la socié­té fran­çaise, mais en l’état, il s’agit aus­si d’une impasse. Pour pro­fondes et sin­cères que soient les colères et reven­di­ca­tions des gilets jaunes, le fonc­tion­ne­ment même du « mou­ve­ment » semble l’empêcher d’aboutir à de véri­tables débou­chés poli­tiques. L’horizontalité et l’individualisme numé­rique qui font sa force sont aus­si sa fai­blesse prin­ci­pale : plus la volon­té de chan­ge­ment semble forte, plus les mili­tants semblent tout faire pour empê­cher le chan­ge­ment sou­hai­té d’advenir, faute de pro­jet ou de relais.

Sor­tir de l’impasse est dif­fi­cile car cela ne peut pas­ser que par une forme de renon­ce­ment à l’horizontalité qui a fait la force et l’identité du mou­ve­ment, en déve­lop­pant un pro­gramme qui pour­rait être por­té par des repré­sen­tants, par exemple, ou au contraire par l’imposition vio­lente d’un ordre nou­veau dans un scé­na­rio révo­lu­tion­naire. Mais outre qu’elle n’est pas gagnée, cette seconde « solu­tion » s’oppose au noyau mili­tant qui reven­dique un paci­fisme, mal­gré les mani­fes­ta­tions vio­lentes pas­sées, et à une opi­nion publique qui, si elle a majo­ri­tai­re­ment pu sou­te­nir le mou­ve­ment à ses débuts, est plu­tôt contre les débor­de­ments et le désordre. Une trans­for­ma­tion du mou­ve­ment est néces­saire pour lui per­mettre de por­ter ses (ou des) aspi­ra­tions de chan­ge­ments plus pro­fonds, mais cette trans­for­ma­tion implique néces­sai­re­ment une forme de renon­ce­ment à la (non-)représentation du mou­ve­ment inté­grée par les mili­tants dès les pre­mières semaines, ce qui risque d’être vu comme une tra­hi­son par une par­tie des gilets jaunes, et donc source de rejet.

Il est dif­fi­cile de dire ce que devien­dront à terme les gilets jaunes, mais en l’état ils risquent de conti­nuer à cher­cher à s’imposer encore long­temps dans le pay­sage média­tique, sans doute en vain.

  1. C’est à nuan­cer : les ten­sions sociales sont fortes en France et des mou­ve­ments érup­tifs, sou­dains et par­fois vio­lents, se mani­festent pério­di­que­ment. Pen­sons, par exemple, aux « bon­nets rouges » qui ont réus­si à tor­piller une pre­mière mou­ture de l’écotaxe en 2013, ou au mou­ve­ment lycéen et étu­diant contre la réforme de l’accès à l’enseignement supé­rieur début 2018. Dans les deux cas, on a des mou­ve­ments assez sou­dains, échap­pant lar­ge­ment aux syn­di­cats et sans lea­deurs, et qui se mani­festent par des « coups de force » spec­ta­cu­laires orga­ni­sés sur les réseaux sociaux, hors des modes de contes­ta­tion tra­di­tion­nels. De ce point de vue, les gilets jaunes ne tombent pas du ciel. Par contre, per­sonne n’aurait pu pré­dire que cette aug­men­ta­tion minime de la fis­ca­li­té sur le die­sel allait, à ce moment pré­cis, enclen­cher un mou­ve­ment aus­si large et aus­si profond.
  2. On ne le déve­lop­pe­ra pas ici dans la mesure où ce n’est pas l’objet de cet article, mais la vio­lence de la police fran­çaise (et les polé­miques liées) est elle-même à contex­tua­li­ser sur le temps plus long : c’est un thème qui s’est ins­crit dans l’espace social fran­çais depuis une dizaine d’années et les inter­ven­tions plus ou moins vio­lentes des forces de l’ordre notam­ment face aux contes­ta­tions étu­diantes et aux zadistes, que les spé­cia­listes du main­tien de l’ordre expliquent notam­ment par une doc­trine poli­cière qui n’est plus en phase avec la socié­té.
  3. Sur le « grand débat », voir notam­ment B. Cam­pion, « Plon­gée dans les doléances du grand fébat natio­nal fran­çais », La Revue nou­velle, 3, 2019, p. 14 – 22
  4. Voir notam­ment la Charte offi­cielle des gilets jaunes – Vingt-cinq pro­po­si­tions pour sor­tir de la crise.
  5. Steve Maia Cani­ço, jeune homme mort en chu­tant dans la Loire la nuit de la fête de la musique, et que de nom­breux mani­fes­tants attri­buent à une charge policière.
  6. Notons que l’analyse, notam­ment socio­lo­gique, du phé­no­mène des gilets jaunes est loin d’être évi­dente. On se cen­tre­ra ici sur quelques mar­queurs cen­traux expli­quant la lec­ture pré­sen­tée dans cet article. Sur l’analyse des gilets jaunes, voir notam­ment R. Maes, «“Gilets jaunes” et… mayon­naise ana­ly­tique », La Revue nou­velle, 5, 2019, p. 13 – 24, se cen­trant prin­ci­pa­le­ment sur les gilets jaunes belges.
  7. B. Cam­pion et C. Mincke, « Unis dans la bipo­la­ri­té. Élites, pro­tes­ta­taires et espoirs déçus », La Revue nou­velle, 2, 2019, p. 2 – 7.
  8. Deux listes estam­pillées « gilets jaunes » avaient été pré­sen­tées aux élec­tions euro­péennes de mai 2019 : Alliance jaune boos­tée par le chan­teur Fran­cis Lalanne, qui a obte­nu 0,54% des suf­frages, et Évo­lu­tion citoyenne consti­tuée autour de Chris­tophe Cha­len­çon, une des figures du mou­ve­ment, qui a obte­nu 0,01%.
  9. Ce mou­ve­ment popu­liste et déga­giste d’inspiration plu­tôt à gauche, mais reje­tant le cli­vage gauche-droite, lan­cé par le comique Beppe Grillo, pré­sente plu­sieurs simi­la­ri­tés avec les gilets jaunes. À ceci près qu’il s’est assez vite struc­tu­ré autour d’une pla­te­forme numé­rique qui lui a per­mis de se consti­tuer en par­ti par­ti­ci­pa­tif, de dépo­ser des listes et d’atteindre le pou­voir (d’abord avec l’extrême droite popu­liste et xéno­phobe de la Lega emme­née par Mat­teo Sal­vi­ni, aujourd’hui en coa­li­tion avec le Par­ti­to Demo­cra­ti­co de centre gauche). Des contacts ont eu lieu en février 2019 entre le M5S et des per­son­na­li­tés des gilets jaunes, les Ita­liens pro­po­sant leur pla­te­forme pour aider à la struc­tu­ra­tion du mou­ve­ment fran­çais. Mais ces contacts n’ont abou­ti à rien, les Fran­çais à l’origine de la démarche ayant été publi­que­ment désa­voué par une autre par­tie des gilets jaunes, avant de refu­ser l’offre.

Baptiste Campion


Auteur

Baptiste Campion est docteur en information et communication de l'Université catholique de Louvain. Il travaille maintenant comme professeur et chercheur à l'Institut des Hautes Études des Communications Sociales au sein du master en éducation aux médias. Ses travaux scientifiques ont principalement porté sur la communication éducative médiatisée, les effets cognitifs de la narration, les interactions en ligne et l'appropriation des technologies numériques, les transformations de l'expertise dans ce contexte particulier. À côté de ces travaux scientifiques, ces questions l'ont amené à réfléchir sur les conditions de la "démocratie numérique", de l'espace social dans une société hypermédiatisée ainsi que le rôle et la transformation des médias.