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Brexit save the Queen (or the Justus Lipsius)?
Le 23 juin marquera le début de la phase éliminatoire de l’Euro 2016 et peut-être aussi l’auto-élimination du Royaume-Uni de l’Union européenne. C’est en effet ce jour qui se tiendra le référendum sur sa participation à l’UE.
David Cameron, le leader des Tories britanniques, s’était fait réélire en mai 2015 sur la promesse d’organiser ce référendum. Poussé par la frange eurosceptique des Conservateurs dont il cherchait le ralliement, il considérait que l’UE était une machine trop lourde à gérer et productrice d’une bureaucratie qui étouffe la vitalité de l’Archipel.
Aujourd’hui, comme s’ils émergeaient enfin d’une longue gueule de bois, dernière étape d’un mauvais trip qui aurait fait tomber toutes leurs inhibitions le temps d’une folle nuit, les Britanniques considèrent soudainement que trop, c’est trop, enough is enough. En 2016, une grande partie de la population se sent comme Kimberley Vlaeminck. Cette jeune flamande se rendit célèbre à ses dépens parce qu’elle s’était un beau matin réveillée avec des étoiles tatouées sur toute la partie gauche du visage. Elle demandait des dédommagements à l’artiste amateur qui l’avait ainsi maculée. À leur tour, les Britanniques excités par le UKIP de Nigel Farage et le frère ennemi de Cameron, Boris Johnson, estiment que leur patrie est comme Kimberley Vlaeminck lésée par des étoiles — il faut faire marche-arrière et gommer tout ça).
Le vilain petit canard
Entré à reculons dans l’UE en 1973, le Royaume-Uni n’a eu de cesse depuis de traîner des pieds au point qu’au fur et à mesure que les années et les traités passaient, il a obtenu nombre de dérogations qui lui ont conféré un statut à part : Zone euro, affaires étrangères, coopération douanière, policière et judiciaire, Charte des Droits fondamentaux [et avant celle-ci déjà, le refus temporaire d’intégrer le Protocole social qui donnerait finalement lieu au chapitre sur l’emploi du traité d’Amsterdam (1997)]. Et sans même parler du traitement préférentiel dont il jouit lorsqu’il s’agit d’abonder le déjà maigre budget européen : grâce au « rabais britannique » (de l’ordre de 3,5 à 4 milliards d’euros). Le Royaume-Uni, en effet, ne paie pas l’intégralité de sa part au budget européen et chaque pays est en revanche tenu de financer ce rabais, ce qui coûte environ 150 millions d’euros par an à la Belgique, la France assumant près du quart du coût et la Grèce dont on connaît la santé financière, près de 95 millions d’euros)1. (D’autres pays ont embrayé et ont réclamé — et obtenu — des concessions de même nature.) Toute cette histoire remonte au fameux « I want my money back » de Margaret Thatcher (1984). Cette saillie résume assez bien somme toute la participation de l’archipel à l’UE.
En effet, le Royaume-Uni s’est essentiellement considéré comme un actionnaire de l’UE qu’il perçoit un peu comme une société à but lucratif. C’est ce qui l’a amené à freiner des quatre fers toute intégration politique plus prononcée, et qui irait vers la constitution lente mais graduelle d’un État fédéral européen. C’est ainsi que, au Conseil, les Britanniques s’opposent à la majorité politique une fois sur trois lorsqu’il s’agit de décisions budgétaires et d’affaires étrangères, soit deux secteurs qui définissent le projet d’une entité politique. Le Royaume-Uni est également le pays qui se dresse le plus souvent contre les autres lorsque les politiques agricoles, sociales et de l’emploi, et de la justice sont débattues.
Pourtant, ils ne peuvent se défendre d’avoir été pris en traîtres car dès le traité de Rome de 1957, les Pères fondateurs n’avaient pas caché leur ambition de faire de l’Europe « une Union sans cesse plus étroite entre les peuples ».
Leur manque d’enthousiasme à l’égard de plus d’intégration explique qu’ils furent parmi les plus fervents partisans de l’élargissement de l’UE, repoussant toujours à plus tard l’approfondissement, c’est-à-dire le renforcement de ses institutions et de son fonctionnement pour éviter qu’un nombre croissant et mal maîtrisé d’États membres ne conduise à une paralysie de l’UE. Guy Verhofstadt, en dépit de son surnom de « Baby Thatcher »,en a d’ailleurs personnellement payé le prix. Exerçant la présidence de l’UE en 2001, il proposa le lancement d’une Convention sur le futur de l’Europe qui était censée avancer des pistes concrètes pour « approfondir » l’UE. En guise de représailles, le Royaume-Uni lui opposa son véto lorsque le libéral flamand fut présidentiable à la Commission européenne en 2004 (ce qui ne l’empêcha pas, à l’instar, par exemple, d’un infatigable François Bayrou qui se pense taillé pour exercer les plus hautes fonctions de l’État en France, de se porter systématiquement candidat pour le poste).
Mais, il faut être de bon compte et reconnaître aux Britanniques leur franchise : ils ont toujours joué cartes sur table et, avec eux, on savait clairement à quoi s’en tenir. D’autres pays (la Finlande, l’Irlande, voire les Pays-Bas avec qui certains nostalgiques de l’«Europe des Six » s’illusionnent qu’il sera possible de relancer l’Union) se sont souvent tapis dans l’ombre eurosceptique de Londres. Un Brexit aurait pour ces pays les conséquences suivantes :
- soit, ils auraient à assumer plus clairement leurs opinions eurosceptiques, mais leur poids démographique et économique n’est pas le même que celui du Royaume-Uni (lesquels sont respectivement 13% et 18% de l’Union à 28). Or, pour reprendre Michel Audiard, « quand les types de 130 kilos disent certaines choses, ceux de 60 kilos les écoutent » (100.000 dollars au soleil) et l’inverse n’est pas vrai. Il est donc vraisemblable qu’afficher une telle posture en cas de Brexit soit de nature à les marginaliser ;
- soit, ayant pris conscience des graves répercussions (économiques, sociales, géopolitiques) de faire cavalier seul, ces pays euro-sceptiques auraient à rentrer dans le rang pour jouer le jeu de la coopération constructive, de la « coopération loyale » pour reprendre le terme de l’article 4 du Traité sur l’Union européenne.
L’indigne deal de février pour sauver les meubles
Bien qu’il soit à l’origine du référendum, David Cameron mène campagne pour le maintien du pays dans l’UE. Il prit sa plus belle plume pour communiquer à ses homologues ses revendications et un Sommet européen fut organisé les 18 et 19 février afin de sceller un compromis lui permettant de convaincre les Britanniques. Les mots suivants qu’il prononça à l’issue du Sommet suffisent à se faire une idée du deal et de l’intensité de son engagement en faveur de la Remain Campaign : « Le Royaume-Uni ne fera jamais partie d’un super État de l’Union européenne, le pays n’adoptera jamais l’euro, nous ne participerons pas aux parties de l’Union qui ne fonctionnent pas (Schengen, l’euro – NDLR). Je n’aime pas Bruxelles, mais j’aime la Grande-Bretagne. » Il se murmure que, ce soir-là, Marine Le Pen afficha un poster du Premier ministre britannique à un mur de sa chambre.
Les fourberies de Cameron ont fait basculer la construction européenne dans un autre paradigme, celui où des considérations de politique nationale prennent en otage le projet européen dans son ensemble et, pire encore, un paradigme où les autres pays et institutions européennes se rendent complices de cet état de fait en ne protestant pas, même en coulisses et en termes diplomatiques. À titre de comparaison, on se souviendra des remous engendrés par l’organisation unilatérale par le gouvernement grec d’un référendum sur les conditions des créanciers attachées à un nouveau plan d’aide !
Or, ici, il ne s’agit plus seulement d’octroyer une énième dérogation au Royaume-Uni, mais de remettre en cause une valeur fondamentale et cardinale du projet européen : la libre circulation des travailleurs, tout ce ramdam étant causé par la crainte que des migrants économiques ne s’emparent des emplois destinés aux nationaux et que, de surcroît, ils puissent prétendre à des droits sociaux, dont des allocations familiales. La prise pour cible des migrants est non seulement incohérente avec les faits qui montrent que les travailleurs étrangers rapportent largement plus à l’économie qu’ils ne lui coûtent, mais aussi avec la recommandation régulièrement faite par les Eurocrates et les économistes orthodoxes et qui s’inscrit dans le droit fil de la politique britannique : la mobilité des travailleurs doit être une réponse à des marchés du travail locaux déprimés !
Enfin, au-delà de l’idéal romantique de l’indépendance recouvrée, les partisans de la Leave Campaign sont peu sensibles aux conséquences pratiques d’une sortie. Si les arguments et contre-arguments pleuvent et que chaque chiffre avancé est le fruit d’une série d’hypothèses contestables, il n’en demeure pas moins qu’une victoire de la Leave Campaign déboucherait, selon le Financial Times qui rapporte une note interne au gouvernement Cameron, sur une décennie d’insécurité juridique dans laquelle serait empêtrée l’Archipel. Pour ne citer que quelques chantiers herculéens : les parlementaires de Westminster devraient renationaliser 5.896 règlements européens (lesquels, rappelons-le, s’appliquent immédiatement sans qu’une transposition dans le droit national nécessite le travail des législateurs nationaux) et 6.399 règlements techniques. Quelques 978 directives ainsi que 656 directives techniques européennes devraient être remplacées ou, si cela est possible et souhaitable par les porteurs du Brexit, abrogées. Des accords commerciaux devraient être renégociés avec une cinquantaine de pays, chose que le Royaume-Uni n’a pas été amené à faire depuis 1970 ! Pour les entreprises actives de part et d’autre de La Manche, il faudrait clarifier leurs obligations contractuelles, les droits des investisseurs, l’accès à la justice tandis que pour les citoyens ne vivant pas dans leur pays d’origine, des accords devraient être trouvés en matière d’accès au marché du travail, des droits sociaux attachés aux membres de leur famille…
Et les Européens dans tout ça ?
L’approche à l’égard du référendum consiste généralement à se demander si les Britanniques seraient mieux lotis au sein de l’UE ou en dehors. Étonnamment, les Continentaux retournent assez rarement la question : les 27 autres pays seraient-ils mieux avec ou sans les Britanniques ?
Les quarante-trois années de cohabitation ont jusqu’à présent montré qu’il ne s’agissait pas d’un mariage d’amour, mais de raison. Et, à vrai dire, ce constat pourrait probablement être dressé pour la plupart des États-membres. Mais, à la différence d’autres États membres qui ressentent un malaise dans l’actuel club des Vingt-Huit, la relation est encore moins marquée par le sentiment que nous partagions un avenir commun, que ce soit pour se mettre à l’abri des velléités de domination d’une autre puissance, ou pour affronter ensemble les défis futurs.
Pourtant, cette croyance en un destin partagé est le fondement à tout projet politique en Europe si on veut éviter notre affaiblissement dans ce monde où de nouvelles superpuissances rivalisent (ou prétendent rivaliser) avec les États-Unis et où des groupes relativement petits (au regard d’une nation lambda) peuvent profiter des facilités offertes par l’hyperconnectivité et la mobilité actuelles pour porter atteinte à des populations.
En sortant le référendum de son chapeau électoral et au moment où l’UE déjà fragilisée au point qu’elle se laisse maltraiter par Erdogan doit concentrer son attention sur d’autres fronts autrement plus urgents (crise financière pas encore digérée, inégalités croissantes, méfiance envers les institutions démocratiques, gestion des migrants et réfugiés, terrorisme, stabilisation politique à ses frontières extérieures, montée des extrémismes en son sein), David Cameron a tiré au maximum et au-delà du raisonnable sur l’élastique de la devise de l’UE, « Unie dans la diversité ». Et cela, à un point tel que le nombre n’est plus une garantie de notre force. Au contraire, parce que le Royaume-Uni et d’autres ont saboté les précédentes occasions d’approfondir l’UE, notre grand nombre est une faiblesse qui nous expose de manière excessive quand un dirigeant ou une majorité de la classe politique d’un État membre exacerbe les rancoeurs à l’égard de l’UE et ne participe pas de manière constructive à la recherche de solution dans l’intérêt général.
Messieurs les Anglais, vous avez tiré les premiers et cela pourrait vous retomber dessus. Dans l’hypothèse d’une victoire de la Leave Campaign, les référendums en Écosse voire au Pays de Galles, où l’on veut majoritairement rester Européens, ne tarderont probablement pas à être annoncés. Et par voie de conséquence, les historiens pourraient dater au 23 juin l’amorce du démantèlement du Royaume-Uni. L’arroseur sera l’arrosé. Le fossoyeur de l’Europe aura creusé sa propre tombe. Et dans la perspective où les partisans du maintien dans l’UE l’emporteraient, subsistera toujours une méfiance à l’égard des Britanniques car fondamentalement, on voit mal en quoi ce résultat poserait les jalons d’une nouvelle politique européenne du Royaume-Uni. De surcroît, les tenants frustrés du Leave ne baisseraient sûrement pas les armes si facilement. On n’imagine pas un virulent Nigel Farage reconnaissant sa défaite changer d’attitude. Dès lors, les autres États membres ne seraient-ils pas fondés à organiser un référendum ou une consultation populaire, peu importe le terme et les modalités, autour d’une question du type : « Actant la décision du Royaume-Uni de rester dans l’Union européenne, estimez-vous qu’ils constituent un partenaire fiable avec lequel nous pouvons poursuivre la construction européenne afin d’assumer collectivement notre rôle dans l’intérêt des générations présente et futures ? »
Doit-on craindre que l’un ou l’autre scenario enhardisse Marine Le Pen à quelques mois de l’élection présidentielle française et les partis qui, quelle que soit leur position sur l’échiquier politique et quel que soit le pays où ils sont enracinés, veulent la fin de l’Europe ? La question est pertinente, mais si la manière de gérer le référendum britannique est la seule réponse que les élus ont à proposer pour éviter la déliquescence du projet européen, c’est qu’ils ont dilapidé le legs des Pères fondateurs et n’ont pas compris grand-chose aux causes du malaise social qui s’est amplifié sans faire de bruit et dont on s’est accommodé depuis une quarantaine d’années.
- De la sorte, par habitant, le Royaume-Uni « paie » (ou cotise plus exactement) à hauteur de 240 € par an au budget européen alors que l’on se situe à 350 € pour la Belgique ou la France et 150 € pour la Grèce.