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Brexit : à quoi sert un scrutin ?
Les résultats du récent référendum sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne (Brexit) ont provoqué un déferlement de commentaires : campagne indigne, victoire du populisme et du racisme, absence d’un projet européen mobilisateur, trahison de Jeremy Corbyn, stratégie imbécile de David Cameron, etc. Il est un élément, cependant, qui retient l’attention parce qu’il indique la fragilité de nos systèmes démocratiques : il semblerait qu’une part non négligeable – mais aussi non chiffrable – des personnes ayant voté leave se prennent aujourd’hui à regretter leur choix. Ils pensaient pouvoir simplement émettre un vote de protestation sans conséquences, ils étaient convaincus que le remain l’emporterait, ils ont été mal informés, ils se sont mal renseignés, quoi qu’il en soit, ils ne voulaient pas vraiment que le Brexit l’emporte.
Soudain, ces électeurs semblent réaliser qu’on ne peut se fier à la maxime selon laquelle « Si voter pouvait changer quelque chose, il y a longtemps que ça serait interdit ».
Ce qui frappe, de prime abord, c’est qu’une partie des électeurs, en l’absence de toute obligation légale, s’est déplacée pour voter tout en considérant que leur suffrage n’aurait pas de poids. Certes, on sait qu’un scrutin est un processus politique de masse et que chaque voix n’y pèse individuellement que peu. Sans doute est-il normal de se sentir de bien peu d’importance au regard des milliers d’urnes parsemant le pays.
Mais il semble ici que les votants ne dénient pas tout pouvoir à leur vote, pourquoi, sinon, se seraient-ils donné la peine de l’exprimer ? On peut penser qu’ils comptaient sur lui pour exprimer leur ras-le-bol, leur rejet du projet européen actuel plutôt que leur appartenance à l’Union, leur peur de l’immigration, leur refus des politiques socioéconomiques actuelles ou leur défiance vis-à-vis de leurs représentants politiques, au premier rang desquels David Cameron. Bref, ils répondaient à une autre question que celle pourtant écrite noir sur blanc sur les bulletins de vote.
Cet usage du scrutin rappelle bien entendu les innombrables décryptages de lendemain d’élections, qui voient les politiques affirmer entendre le « signal clair » donné par l’électeur et les journalistes tenter de formaliser le « message envoyé par les citoyens ». Le bulletin glissé dans l’urne n’est plus une participation – fût-elle infinitésimale – à un processus de décision ou de désignation, il devient un papier roulé au fond d’une bouteille à la mer. Le vote, en tant que « message clair », se doit d’être entendu et interprété, mais il n’a plus pour vocation première de changer le monde, l’action politique ou la composition d’une assemblée. Cette lecture revient à faire de toute élection un plébiscite ou une motion de défiance à l’égard d’un groupe de politiques, plutôt qu’un choix de politique. Ceci se nourrit de la conviction qu’il n’y a pas d’alternative et que notre destin est de poursuivre infiniment sur la même voie. Ne nous répète-t-on pas à l’envi que l’alternance au pouvoir n’entraîne plus d’alternance dans les politiques menées ?
À la surprise des électeurs britanniques face à leur propre pouvoir, répond celle du personnel politique qui semble n’avoir que très modérément considéré l’hypothèse pratique d’un Brexit. Ainsi, à sa conférence de presse de « victoire », Boris Johnson, chef de file des Tories eurosceptiques et premier-ministrable, est-il apparu mal à l’aise et, en fin de compte, peu enthousiaste. Croyait-il lui-même à une possible victoire ? A‑t-il la moindre idée de la manière de conduire des négociations de sortie qui s’annoncent périlleuses ? Force est de constater que la gestion d’un Brexit serait extrêmement complexe et, déjà, des voix se font entendre qui remettent en question l’idée selon laquelle le référendum, malgré son résultat clair, devrait aboutir à cette issue.
On est en droit de se demander si, pour David Cameron comme pour Boris Johnson, l’enjeu du référendum fut jamais autre que la modification du rapport de forces au sein de la direction des Conservateurs ou au sein de l’Union. Bref, il n’est pas certain que les instigateurs de la consultation et les meneurs de la campagne aient eu pleinement conscience du caractère décisionnel du processus entamé. À force de chercher des signes de l’électeur dans les entrailles des urnes, n’ont-ils pas fini par voir dans les élections des augures ?
Les chefs militaires romains avaient coutume de se faire accompagner d’augures ornithomanciens, chargés de lire des présages dans l’appétit des poulets sacrés dont ils avaient la charge. Se peut-il que la rhétorique du « signal clair » ait à ce point masqué la fonction des élections que nous en soyons venus à considérer l’électeur comme un poulet messager des dieux ? Un poulet sacré, certes, mais un poulet quand même. Se peut-il que nous ayons tous oublié le sens d’un processus électoral, lequel serait devenu un piège pour ceux-là mêmes qui croyaient pouvoir le manipuler à leur guise ? Faut-il dès lors réhabiliter un autre slogan bien connu : « Élections, piège à cons » ?