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Les « Big Tech » censurent-elles le débat démocratique ?

Blog - e-Mois - communication information réseaux sociaux par Yves Collard

janvier 2021

Les inté­rêts pri­vés des géants tech­no­lo­giques sont-ils désor­mais fai­seurs –ou défai­seurs– de rois, au point de cen­su­rer celui qui demeure encore quelques jours à « la tête de l’Union » ? Peut-on confier la régu­la­tion de la socié­té aux entre­prises privées ? 

e-Mois

Same­di 9 jan­vier 2021 : coup de ton­nerre sur Twit­ter. Le compte per­son­nel de Donald Trump a été défi­ni­ti­ve­ment sup­pri­mé par l’entreprise cali­for­nienne. La nou­velle est d’autant plus fra­cas­sante que le pré­sident amé­ri­cain comp­tait non loin de nonante mil­lions d’abonnés. De longue date, Trump avait par ailleurs habi­tué ces der­niers à des salves de tweets mati­naux, sou­vent en majus­cules et par­fois abs­cons, dans les­quels il com­men­tait le sport ou la télé­vi­sion, mais, sur­tout, insul­tait ses adver­saires ou encore met­tait en scène son action de « plus grand pré­sident depuis Abra­ham Lin­coln ». Celui qui est encore pré­sident pour quelques jours a bien ten­té de contour­ner la manœuvre en uti­li­sant le compte offi­ciel de la pré­si­dence des États-Unis (qu’il avait ten­dance à délais­ser), mais plu­sieurs de ses mes­sages ont été limi­tés ou sup­pri­més par la plateforme. 

La jus­ti­fi­ca­tion don­née par l’entreprise est que Donald Trump a enfreint, à de mul­tiples reprises, les condi­tions géné­rales d’utilisation (CGU) du ser­vice et n’a pas tenu compte des aver­tis­se­ments qui lui avaient été faits. En effet, depuis plu­sieurs semaines, les tweets dans les­quels il cla­mait sa vic­toire élec­to­rale en dépit des résul­tats sor­tis des urnes, étaient déjà limi­tés par la pla­te­forme du fait de leur carac­tère trom­peur. Son compte avait été une pre­mière fois sus­pen­du de façon tem­po­raire après son appel à prendre le Capi­tole en amont de la mani­fes­ta­tion du 6 jan­vier 2021, au cours de laquelle plu­sieurs mil­liers de ses par­ti­sans enva­hirent et occu­pèrent le siège du pou­voir légis­la­tif amé­ri­cain pour empê­cher l’officialisation de la vic­toire de Joe Biden, fai­sant cinq morts. Ce qui amène à l’autre rai­son invo­quée par Twit­ter pour pri­ver Trump de son outil de com­mu­ni­ca­tion favo­ri : ses publi­ca­tions inci­te­raient à la vio­lence ou pré­sen­te­raient ce risque auprès de ses par­ti­sans les plus acharnés.

La décision qui fait boule de neige…

Un évé­ne­ment sin­gu­lier ? Pas tant que cela. La mise au ban du pré­sident en fin de règne s’insère dans le contexte plus glo­bal d’une guerre ouver­te­ment décla­rée entre les géants tech­no­lo­giques amé­ri­cains et l’administration Trump. Dans la fou­lée de Twit­ter1, Face­book et sa filiale Ins­ta­gram ont sus­pen­du les comptes du pré­sident amé­ri­cain au moins jus­qu’au 20 jan­vier, date de la prise de fonc­tion de son suc­ces­seur élu Joe Biden. De plus, les mes­sages en sou­tien à l’at­taque du Capi­tole ayant conti­nué à se mul­ti­plier sur le réseau social conser­va­teur Par­ler, Google a reti­ré cette appli­ca­tion de son App Store, sui­vi par Apple. Le maga­zine Forbes a, quant à lui, déci­dé de bla­ck­lis­ter les anciens col­la­bo­ra­teurs de Trump. Il faut dire que l’administration pré­si­den­tielle avait, l’an pas­sé, déclen­ché les hos­ti­li­tés en pla­çant cinq sites étran­gers d’Amazon sur une liste noire. Les inté­rêts pri­vés des géants tech­no­lo­giques sont-ils désor­mais fai­seurs –ou défai­seurs– de rois, au point de cen­su­rer celui qui demeure encore quelques jours à « la tête de l’Union » ?

Si ses oppo­sants ne regret­te­ront sans doute pas les tweets de Donald Trump, ces sup­pres­sions posent une ques­tion fon­da­men­tale, qui dépasse lar­ge­ment le per­son­nage et les sen­ti­ments qu’on peut nour­rir à son égard. Ces déci­sions, prises uni­la­té­ra­le­ment par des entre­prises pri­vées selon des cri­tères qui leur sont propres et pour des motifs pas néces­sai­re­ment très clairs2, posent-elles un pro­blème démo­cra­tique ? Ces sanc­tions s’insèrent dans un contexte his­to­rique et poli­tique amé­ri­cain extrê­me­ment pola­ri­sé, où le poids des inté­rêts pri­vés n’est pas une ques­tion nou­velle. Mais l’affrontement entre Trump et Twit­ter a renou­ve­lé de vifs débats sur la légi­ti­mi­té d’une entre­prise pri­vée à répri­mer l’expression, fût-ce d’opinions nau­séa­bondes, peut-être au pro­fit de ses seuls inté­rêts. Ce thème s’inscrit par ailleurs dans la conti­nui­té de ques­tions sou­le­vées par une poli­tique de plus en plus active de Twit­ter dans la sup­pres­sion des conte­nus qu’elle juge pro­blé­ma­tiques, en par­ti­cu­lier rela­tifs à la pan­dé­mie de la Covid-19. 

Pour ou contre la « censure » de Trump ?

Les deux posi­tions qui s’op­posent sont, d’une part, la dénon­cia­tion d’une « cen­sure pri­vée » au sein du débat public et, de l’autre, le droit pour l’en­tre­prise à faire res­pec­ter ses condi­tions géné­rales d’u­ti­li­sa­tion. Pour les par­ti­sans de la pre­mière, une sup­pres­sion de compte est inac­cep­table : ce ne serait pas à une entre­prise pri­vée que revien­drait le droit de déci­der qui a le droit de s’ex­pri­mer dans le débat public, mais à la loi et à l’É­tat. Le pro­blème cen­tral serait de savoir com­ment « recon­qué­rir » cet espace public, qui se serait lar­ge­ment dépla­cé des médias tra­di­tion­nels vers les réseaux sociaux, et que les Gafa se seraient appro­priés en pro­fi­tant d’une posi­tion qua­si-mono­po­lis­tique qui leur per­met­trait de le ver­rouiller selon leur bon vou­loir. En tant que « ser­vice public » de fait, ces pla­te­formes ne pour­raient prendre de telles déci­sions en-dehors d’un cadre contrô­lé démo­cra­ti­que­ment et non par les seuls diri­geants de ces sociétés.

Pour les défen­seurs de la seconde, ces espaces ont été créés ex nihi­lo par les entre­prises pri­vées, ouvrant un nou­veau champ d’expression. Il serait nor­mal qu’elles y imposent leurs propres condi­tions, en rap­pe­lant au pas­sage qu’elles pro­posent un ser­vice « gra­tuit », si on met de côté la ques­tion —par ailleurs impor­tante— de l’ex­ploi­ta­tion des don­nées per­son­nelles. Donald Trump n’a­vait donc qu’à res­pec­ter les règles, qu’il a en prin­cipe (comme nous tous-toutes) accep­tées en créant son compte, s’il ne vou­lait pas d’en­nuis, et/ou choi­sir une pla­te­forme aux condi­tions plus en phase avec sa pos­ture. Il ne s’agirait donc pas d’une cen­sure, phé­no­mène carac­té­ri­sant plu­tôt les pays auto­ri­taires ou tota­li­taires qui contrôlent étroi­te­ment les échanges sur Inter­net avec les moyens de l’ap­pa­reil d’État (comme la Rus­sie ou la Chine), mais une forme de poli­tique édi­to­riale alliée à une poli­tique de res­pon­sa­bi­li­té sociale de l’entreprise3. De la même manière que les entre­prises sont inci­tées à se faire plus vertes, elles seraient légi­times à impo­ser sur leurs ser­vices des échanges plus poli­cés et conformes à ce qu’elles nomment « les stan­dards de la com­mu­nau­té » défi­nis par elles.

Il y a, dans les argu­ments sous-ten­dant cha­cune de ces deux posi­tions, des élé­ments extrê­me­ment per­ti­nents. On ne sau­rait ain­si réduire la com­plexi­té des enjeux démo­cra­tiques à un simple « pour ou contre ». Les ques­tions sou­le­vées touchent le cœur de la démo­cra­tie : qui a le droit de s’ex­pri­mer publi­que­ment, quelles limites impo­ser (ou non) à un opé­ra­teur pri­vé sur ses propres pla­te­formes ou encore quelle est la res­pon­sa­bi­li­té d’une pla­te­forme vis-à-vis des pro­pos tenus sur celle-ci par un tiers ? De ce fait, il est indé­niable que ces pla­te­formes occupent une place majeure dans l’espace public de nos socié­tés contem­po­raines. Pour autant, on ne sau­rait limi­ter les enjeux à la seule responsabilité/les seuls droits des pla­te­formes. Il nous semble qu’une ques­tion préa­lable, fon­da­men­tale, est pour­tant peu évo­quée dans ce débat sur les risques de cen­sure impo­sée par les Gafa, qui devrait pour­tant nous ame­ner à prendre du recul : dans quelle mesure les réseaux sociaux consti­tuent-ils bien l’es­pace du débat public ? Sans y répondre, il est dif­fi­cile de savoir dans quelle mesure la déci­sion de Twit­ter pose problème.

Penser le débat public

Si énor­mé­ment d’arguments sont for­mu­lés sur ces pla­te­formes, on y observe des échanges d’une nature assez par­ti­cu­lière, au point qu’on peut par­fois se deman­der dans quelle mesure ils relèvent bien du débat, au sens plein du terme, néces­saire à la vita­li­té démo­cra­tique. Les réseaux sociaux sont plé­bis­ci­tés (notam­ment) par les poli­tiques, et en par­ti­cu­lier par Trump et d’autres figures popu­listes, parce qu’ils per­mettent de s’a­dres­ser à leurs par­ti­sans ou au public sans aucun filtre ni contra­dic­tion. Il n’y a pas de jour­na­listes pour poser des ques­tions ou sou­le­ver le flou des réponses, il n’y a pas davan­tage de limites (de temps ou de décence) dans ce qui peut être écrit, il n’y a pas d’injonction contrai­gnante à se faire recon­naître comme légi­time à prendre la parole sur tel ou tel sujet. Ce qui per­met aux uns de pré­tendre qu’ils ont gagné une élec­tion per­due, aux autres de hur­ler au « grand rem­pla­ce­ment », que la chlo­ro­quine est un remède effi­cace, voire d’affirmer contre toute preuve scien­ti­fique que la Covid-19 n’existe pas. Les réseaux sociaux, et sin­gu­liè­re­ment Twit­ter, sont avant tout des espaces où cha­cun peut for­mu­ler sa véri­té en temps réel sans contraintes ou presque, et si les autres inter­nautes peuvent y réagir en likant, relayant ou com­men­tant l’information, cela ne valide nul­le­ment un lieu voué au débat construc­tif ou même réel­le­ment contra­dic­toire : si les inter­lo­cu­teurs peuvent contre­dire une parole ini­tiale, nul n’est som­mé d’y répondre. Du reste, la pla­te­forme est peu appro­priée, du fait de mes­sages courts, de l’in­ter­pé­né­tra­tion de conver­sa­tions croi­sées, de l’ab­sence de méca­nismes de syn­thèse, etc. C’est un lieu où l’on se croise, où l’on fait du bruit, mais pas tel­le­ment où l’on va véri­ta­ble­ment faire avan­cer le débat. Les réseaux sociaux sont plu­tôt un ins­tru­ment de (ré)affirmation des posi­tions défen­dues et, de ce fait, de pola­ri­sa­tion, comme en témoignent les nom­breuses réflexions leur impu­tant « l’ensauvagement » du débat public4. Sous cet angle, on peut dès lors se deman­der si le fait qu’une entre­prise décide d’empêcher tel ou tel, selon ses cri­tères, de dire ce qu’il sou­haite sur une pla­te­forme qui ne sert pas uti­le­ment le débat public consti­tue un vrai pro­blème. On pour­rait se dire qu’au mieux cela n’a aucun effet, au pire que cela contri­bue­rait à limi­ter les aspects les plus néga­tifs de ces ago­ras numé­riques, à savoir l’alimentation conti­nue du buzz ou de la polé­mique plus ou moins sté­rile du jour.

Mais si l’on peut, sou­vent légi­ti­me­ment, regret­ter la faible qua­li­té et la pola­ri­sa­tion des conte­nus échan­gés au point qu’ils paraissent contraires au débat public construc­tif, d’autres élé­ments, qui semblent à prio­ri péri­phé­riques, doivent être inté­grés à la réflexion, per­met­tant de pro­duire d’autres lec­tures. L’information n’est pas réduc­tible à un simple échange de conte­nus valides (dans l’absolu, en rai­son d’une véri­té imma­nente) ou vali­dés (mais par qui ?). Dans l’es­pace public légi­time, les règles sont en par­tie pres­crites par les médias dits « offi­ciels ». Ceux-ci défi­nissent ce qu’il y a à dire sur quoi, ce qui mérite d’être dit ou pas, ce qui peut être pen­sé ou non. Cet espace s’articule jus­te­ment autour de la rai­son, enca­drée dans le débat qui nous occupe, par l’Etat ou les entre­prises pri­vées. Mais sur les réseaux sociaux, les échanges per­mettent à chacun.e de pro­cla­mer son iden­ti­té, de mettre ses propres pré­oc­cu­pa­tions à l’agenda, de s’affranchir des cadres, par­fois rigides, de l’espace public légi­time par­fois de nature à exclure ceux qui n’y sont pas habi­tués, voire acceptés. 

Dans cette lec­ture du fonc­tion­ne­ment des réseaux sociaux numé­riques, ce qui compte, ce n’est pas tant la véri­té intrin­sèque de l’information que le sens qu’elle prend dans le champ social. En se déga­geant, sans doute assez cyni­que­ment, d’une vision idéale selon laquelle toute infor­ma­tion doit être vraie, l’échange social dans les réseaux du même nom per­met aux inter­ve­nants de défi­nir leur rang en inté­grant les conte­nus à leur culture spé­ci­fique. Une infor­ma­tion cir­cule, car indé­pen­dam­ment de son authen­ti­ci­té, elle sert une vision du monde : les sites de « réin­for­ma­tion » s’inscrivent plei­ne­ment dans cette logique. Vrais, faux, inci­tant à la sédi­tion ou pas, les tweets rava­geurs ont construit ou vali­dé l’opinion publique trum­pienne, ce que ce Trump a lui-même sans doute bien com­pris, dans le contexte plus géné­ral de post-vérité.

Les « exclus de la parole publique », consti­tuant une par­tie de l’électorat trum­pien, se sont ain­si engouf­frés dans les ago­ras en ligne, à la suite de leur lea­der. Dans ce sens, le blo­cage de conte­nus, la mise à part cer­tains publics, tout comme la volon­té démo­cra­tique d’en inclure d’autres, relève d’un effort de régu­la­tion du corps social. En excluant la ques­tion de la véri­té et de la qua­li­té d’une infor­ma­tion, peut-on confier la régu­la­tion de la socié­té aux entre­prises privées ? 

Pour conclure…

Cette réflexion montre qu’on ne sau­rait réduire la ques­tion à la seule (ir)responsabilité des géants du web, et qu’il est tout autant néces­saire d’interroger à la fois nos pra­tiques en ligne (« mes échanges en ligne sont-ils construc­tifs et pour­quoi ? ») et notre concep­tion de ce que devrait être un débat public (à pro­pos duquel il serait impor­tant de se deman­der s’il suf­fit de pou­voir dire n’im­porte quoi sans contra­dic­tion pour consi­dé­rer que le débat public est démo­cra­tique et de qua­li­té) que le cadre éco­no­mique et tech­nique dans lequel il prend place, et la manière de le régu­ler. Les deux ques­tions sont com­plexes, mais indis­so­ciables l’une de l’autre.

  1. Qui ne s’est pas limi­té à cela, puisque l’entreprise a annon­cé ce 11 jan­vier avoir sup­pri­mé 70.000 comptes liés à la mou­vance conspi­ra­tion­niste pro-Trump QAnon.
  2. Entre autres choses, on peut se deman­der pour­quoi avoir atten­du la fin de son man­dat alors que cela fait des années que Trump sévit ain­si sur le réseau, ou encore pour­quoi lui et pas d’autres qui font bien pire (oui, ça existe). Cette chro­no­lo­gie des évé­ne­ments, avec l’accélération bru­tale des sanc­tions en fin de man­dat, fait naître chez ses par­ti­sans l’idée d’une sorte de revanche des milieux libé­raux pro­gres­sistes, idéo­lo­gi­que­ment éloi­gnés des pos­tures de Trump.
  3. Il y aurait, par ailleurs, beau­coup de choses à dire sur la mon­tée de l’entreprise pri­vée dans le champ de la res­pon­sa­bi­li­té sociale, sub­sti­tuant notam­ment la figure du sala­rié ou du client à celle du citoyen, mais nous ne nous éten­drons pas sur cette ques­tion ici.
  4. Pour reprendre une expres­sion d’Arnaud Mer­cier.

Yves Collard


Auteur

Yves Collard est formateur, expert et chercheur en éducation aux médias. Formateur à Média Animation et professeur invité à l'IHECS, ses travaux portent sur la publicité, la sociologie des réseaux sociaux (particulièrement du point de vue des usages), l’information et la théorie du complot, la propagande radicaliste, les fake news, les discriminations de genre dans la culture populaire.