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Belgique, terre de finançailles
Les annonces de licenciements collectifs chez Caterpillar et ING ont suscité un tollé dans l’opinion publique et au sein même du monde politique, y compris parmi les plus farouches défenseurs du système néolibéral. Comment se fait-il que des entreprises qui réalisent des bénéfices procèdent à des fermetures ou restructurations si violentes, tant sur le fond que sur la forme ? Depuis 22 ans, le groupe Caterpillar versait chaque année à ses actionnaires des dividendes sans cesse plus élevés et le site de Gosselies était redevenu rentable après la lourde restructuration subie en 2013. Quant à ING, le licenciement de 3.200 collaborateurs fera économiser 900 millions au groupe. Cela lui permettra de reprendre sa généreuse politique de versement de dividendes qui avait été mise entre parenthèses entre 2008 et 2014 ; c’était une condition mise par l’Etat néerlandais en échange du sauvetage de la banque batave.
Ces cas a priori isolés doivent être remis dans la perspective plus large de la financiarisation de l’économie belge. Ce travail peut enfin être entrepris grâce à l’actualisation du site de statistiques de la Banque Nationale. 0n y trouve des données relatives à la comptabilité remise par plus de 200.000 entreprises enregistrées en Belgique au cours des vingt dernières années.
Quel Pacte social de 1944 ?
Depuis 1997, la part des bénéfices qui va aux actionnaires croit sans commune mesure avec les résultats d’exploitation (c’est-à-dire les bénéfices résultant des activités commerciales et donc, ne découlant pas d’opérations financières) des entreprises. La rémunération des actionnaires a augmenté de +224% tandis que le résultat d’exploitation ne progressait que de +102 %.
Ces chiffres donnent une idée de l’ampleur de la déconnexion entre l’économie réelle et la sphère financière et de la capacité qu’ont les marchés financiers à extraire de la valeur des entreprises au profit des actionnaires.
On nous rabâche sans cesse que le dérapage salarial plombe notre compétitivité et l’innovation du pays. La réalité telle qu’elle ressort du graphique est différente : les frais de personnel ont, eux, augmenté de 77 %.
Plus intéressant encore, entre 1997 et 2014, exprimés cette fois en en pourcentage du chiffre d’affaires, ils ne se sont guère envolés, contrairement à ce que laisse à penser le slogan du « dérapage salarial » : leur part stabilisée aux alentours de 59 % durant les premières années de l’analyse, a diminué fortement entre 2002 et 2007, pour finalement évoluer dans la marge de 55 – 57 % ces dernières années.
Autre mesure de la différence d’évolution des salaires (pour faire simple car les frais de personnel sont une rubrique plus large englobant outre les rémunérations, les cotisations sociales et les pensions) et de la rémunération des actionnaires : en 1997, les montants perçus par ceux-ci équivalaient à un peu moins de 20 % des frais de personnel. En 2014, le ratio avait grimpé à 33 %…
L’évolution des frais de personnel est du même ordre de grandeur que celle de l’économie dans son ensemble telle que mesurée par le PIB. Or, comme le PIB est la somme des revenus allant au capital et au travail, cela signifie que l’on assiste à une fuite de capitaux vers l’étranger, que nos entreprises dégagent de la valeur pour des actionnaires extérieurs et ce, au détriment de l’économie belge dans son ensemble.
Certains se plaignent du pouvoir exorbitant des syndicats, lesquels seraient un frein au développement économique de ce pays. Ils critiquent également l’archaïsme des partis de gauche. Mais, force est de reconnaître que le véritable problème tient dans la concentration du pouvoir économique et le fait que celui-ci est lié à la présence en Belgique, au cœur de l’Europe, de nombre de multinationales. Certes, elles sont de grandes pourvoyeuses d’emplois mais de par leur taille et par leur maîtrise de l’ingénierie fiscale, elles parviennent à diriger toujours plus de richesses vers leurs actionnaires. Afin de satisfaire l’avidité de ceux-ci, les maisons-mères décident un jour ou l’autre de fermer un site – même rentable – parce que le transfert de la production vers un autre site en Europe ou ailleurs améliorerait plus encore leur rentabilité financière. Cela témoigne d’une certaine impuissance des dirigeants politiques qui, en raison des choix stratégiques posés après la Seconde Guerre Mondiale (attirer les grands groupes) ont cherché à attirer les multinationales d’abord européennes et américaines et, au fur et à mesure que la mondialisation se répandait, de toutes origines.
Imaginons que l’esprit du Pacte social de l’après-guerre qui prévoit une « équitable répartition du revenu d’une production croissante » ait été respecté depuis 1997, à quel rythme auraient progressé la rémunération des travailleurs et celle des actionnaires ? Supposons donc que chaque catégorie se voit attribuer 50 % de la hausse totale des rémunérations. Dans ce cas, les frais de personnel auraient progressé plus rapidement de 90 % (au lieu de 77 %) et la rémunération du capital aurait ralenti, en augmentant de 90 % au lieu de +224 %. Concrètement, la différence exprimée eu euros est de 13,6 milliards d’euros (à la hausse pour les travailleurs, à la baisse pour les détenteurs de capitaux).
Vu autrement, par rapport à une répartition équitable des gains, la situation actuelle implique un transfert implicite de près de ces 13,6 milliards d’euros des travailleurs vers les détenteurs de capitaux. Cela fait 800 millions d’euros par an.
Un problème de dette publique, vraiment ?
Les psychodrames socio-politiques vécus régulièrement à l’occasion des kerns dédiés au trou budgétaire prennent pour toile de fond la durabilité des finances publiques. Les économistes et les instances internationales (Commission, FMI, OCDE, etc.) s’inquiètent de notre taux d’endettement public qui avoisine les 100 % du PIB, un taux jugé inacceptable.
Assez étonnamment, ceux qui préconisent des coupes budgétaires pour abaisser ce taux d’endettement, parmi lesquels nous trouvons les fédérations patronales, ne s’intéressent qu’assez peu au taux d’endettement des entreprises. Or, celui-ci est beaucoup plus élevé : en 2015, il s’établissait à 214 % du PIB, soit 864 milliards d’euros. Rien que ça ! Certes, la crise est passée par là, mais déjà avant 2008, le taux était de 148 % du PIB.
Plutôt que d’ouvrir les yeux sur les effets néfastes pour les entreprises elles-mêmes qui préfèrent accumuler des dettes alors qu’elles rémunèrent grassement leurs actionnaires, l’administration fiscale a multiplié au cours de ces années les tax rulings (rescrits fiscaux), le gouvernement a désinvesti de son inspection fiscale et l’idée de taxer ne fût-ce que les plus-values (même sous certaines limites) est tuée d’emblée. Et on préférera procéder à un saut d’index, couper dans les soins de santé et contrôler les compteurs électriques des chômeurs pour voir s’ils ne se rendent pas coupables d’une fraude qui permettrait à l’Etat de grappiller quelques millions d’euros.
Ainsi, la Belgique comme les autres pays européens souffre d’un problème de coût extravagant du capital. Celui-ci pénalise d’abord le personnel des grandes entreprises concernées, freine les investissements productifs et pèse sur les autres entreprises à travers les liens de sous-traitance. Comme chaque pays s’accommode de cette pression financière et que nos économies sont interconnectées, les tensions sont encore plus vives ce qui rend le modèle économique intenable.
Cette conclusion semble impliquer que toute nouvelle étape dans la mondialisation économique devrait être soumise à deux conditions préalables. D’abord, les décideurs politiques doivent s’atteler à reprendre en main la finance (une feuille de route avait été esquissée lors du G20 tenu à Washington en 2008, avant d’être rapidement éclipsée). Ensuite, les accords commerciaux devraient contenir des dispositions allant en ce sens et promouvant la coopération fiscale pour éviter que les tendances identifiées dans les graphiques se prolongent et accentuent les inégalités.