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Belgique, terre de finançailles

Blog - Délits d’initiés - emploi finance justice sociale par Olivier Derruine

octobre 2016

Les annonces de licen­cie­ments col­lec­tifs chez Cater­pillar et ING ont sus­ci­té un tol­lé dans l’opinion publique et au sein même du monde poli­tique, y com­pris par­mi les plus farouches défen­seurs du sys­tème néo­li­bé­ral. Com­ment se fait-il que des entre­prises qui réa­lisent des béné­fices pro­cèdent à des fer­me­tures ou restruc­tu­ra­tions si vio­lentes, tant sur le fond que sur la forme ? Depuis 22 ans, le groupe Cater­pillar ver­sait chaque année à ses action­naires des divi­dendes sans cesse plus éle­vés et le site de Gos­se­lies était rede­ve­nu ren­table après la lourde restruc­tu­ra­tion subie en 2013. Quant à ING, le licen­cie­ment de 3.200 col­la­bo­ra­teurs fera éco­no­mi­ser 900 mil­lions au groupe. Cela lui per­met­tra de reprendre sa géné­reuse poli­tique de ver­se­ment de divi­dendes qui avait été mise entre paren­thèses entre 2008 et 2014 ; c’était une condi­tion mise par l’Etat néer­lan­dais en échange du sau­ve­tage de la banque batave.

Délits d’initiés

Ces cas a prio­ri iso­lés doivent être remis dans la pers­pec­tive plus large de la finan­cia­ri­sa­tion de l’économie belge. Ce tra­vail peut enfin être entre­pris grâce à l’actualisation du site de sta­tis­tiques de la Banque Natio­nale. 0n y trouve des don­nées rela­tives à la comp­ta­bi­li­té remise par plus de 200.000 entre­prises enre­gis­trées en Bel­gique au cours des vingt der­nières années.

Quel Pacte social de 1944 ?

Depuis 1997, la part des béné­fices qui va aux action­naires croit sans com­mune mesure avec les résul­tats d’exploitation (c’est-à-dire les béné­fices résul­tant des acti­vi­tés com­mer­ciales et donc, ne décou­lant pas d’opérations finan­cières) des entre­prises. La rému­né­ra­tion des action­naires a aug­men­té de +224% tan­dis que le résul­tat d’exploitation ne pro­gres­sait que de +102 %.

Ces chiffres donnent une idée de l’ampleur de la décon­nexion entre l’économie réelle et la sphère finan­cière et de la capa­ci­té qu’ont les mar­chés finan­ciers à extraire de la valeur des entre­prises au pro­fit des actionnaires.

On nous rabâche sans cesse que le déra­page sala­rial plombe notre com­pé­ti­ti­vi­té et l’innovation du pays. La réa­li­té telle qu’elle res­sort du gra­phique est dif­fé­rente : les frais de per­son­nel ont, eux, aug­men­té de 77 %.
Plus inté­res­sant encore, entre 1997 et 2014, expri­més cette fois en en pour­cen­tage du chiffre d’affaires, ils ne se sont guère envo­lés, contrai­re­ment à ce que laisse à pen­ser le slo­gan du « déra­page sala­rial » : leur part sta­bi­li­sée aux alen­tours de 59 % durant les pre­mières années de l’a­na­lyse, a dimi­nué for­te­ment entre 2002 et 2007, pour fina­le­ment évo­luer dans la marge de 55 – 57 % ces der­nières années.
Autre mesure de la dif­fé­rence d’évolution des salaires (pour faire simple car les frais de per­son­nel sont une rubrique plus large englo­bant outre les rému­né­ra­tions, les coti­sa­tions sociales et les pen­sions) et de la rému­né­ra­tion des action­naires : en 1997, les mon­tants per­çus par ceux-ci équi­va­laient à un peu moins de 20 % des frais de per­son­nel. En 2014, le ratio avait grim­pé à 33 %…

L’évolution des frais de per­son­nel est du même ordre de gran­deur que celle de l’économie dans son ensemble telle que mesu­rée par le PIB. Or, comme le PIB est la somme des reve­nus allant au capi­tal et au tra­vail, cela signi­fie que l’on assiste à une fuite de capi­taux vers l’étranger, que nos entre­prises dégagent de la valeur pour des action­naires exté­rieurs et ce, au détri­ment de l’économie belge dans son ensemble.

Cer­tains se plaignent du pou­voir exor­bi­tant des syn­di­cats, les­quels seraient un frein au déve­lop­pe­ment éco­no­mique de ce pays. Ils cri­tiquent éga­le­ment l’archaïsme des par­tis de gauche. Mais, force est de recon­naître que le véri­table pro­blème tient dans la concen­tra­tion du pou­voir éco­no­mique et le fait que celui-ci est lié à la pré­sence en Bel­gique, au cœur de l’Europe, de nombre de mul­ti­na­tio­nales. Certes, elles sont de grandes pour­voyeuses d’emplois mais de par leur taille et par leur maî­trise de l’ingénierie fis­cale, elles par­viennent à diri­ger tou­jours plus de richesses vers leurs action­naires. Afin de satis­faire l’avidité de ceux-ci, les mai­sons-mères décident un jour ou l’autre de fer­mer un site – même ren­table – parce que le trans­fert de la pro­duc­tion vers un autre site en Europe ou ailleurs amé­lio­re­rait plus encore leur ren­ta­bi­li­té finan­cière. Cela témoigne d’une cer­taine impuis­sance des diri­geants poli­tiques qui, en rai­son des choix stra­té­giques posés après la Seconde Guerre Mon­diale (atti­rer les grands groupes) ont cher­ché à atti­rer les mul­ti­na­tio­nales d’abord euro­péennes et amé­ri­caines et, au fur et à mesure que la mon­dia­li­sa­tion se répan­dait, de toutes origines.

Ima­gi­nons que l’esprit du Pacte social de l’après-guerre qui pré­voit une « équi­table répar­ti­tion du reve­nu d’une pro­duc­tion crois­sante » ait été res­pec­té depuis 1997, à quel rythme auraient pro­gres­sé la rému­né­ra­tion des tra­vailleurs et celle des action­naires ? Sup­po­sons donc que chaque caté­go­rie se voit attri­buer 50 % de la hausse totale des rému­né­ra­tions. Dans ce cas, les frais de per­son­nel auraient pro­gres­sé plus rapi­de­ment de 90 % (au lieu de 77 %) et la rému­né­ra­tion du capi­tal aurait ralen­ti, en aug­men­tant de 90 % au lieu de +224 %. Concrè­te­ment, la dif­fé­rence expri­mée eu euros est de 13,6 mil­liards d’euros (à la hausse pour les tra­vailleurs, à la baisse pour les déten­teurs de capitaux). 

Vu autre­ment, par rap­port à une répar­ti­tion équi­table des gains, la situa­tion actuelle implique un trans­fert impli­cite de près de ces 13,6 mil­liards d’euros des tra­vailleurs vers les déten­teurs de capi­taux. Cela fait 800 mil­lions d’euros par an.

Un problème de dette publique, vraiment ?

Les psy­cho­drames socio-poli­tiques vécus régu­liè­re­ment à l’occasion des kerns dédiés au trou bud­gé­taire prennent pour toile de fond la dura­bi­li­té des finances publiques. Les éco­no­mistes et les ins­tances inter­na­tio­nales (Com­mis­sion, FMI, OCDE, etc.) s’inquiètent de notre taux d’endettement public qui avoi­sine les 100 % du PIB, un taux jugé inacceptable.

Assez éton­nam­ment, ceux qui pré­co­nisent des coupes bud­gé­taires pour abais­ser ce taux d’endettement, par­mi les­quels nous trou­vons les fédé­ra­tions patro­nales, ne s’intéressent qu’assez peu au taux d’endettement des entre­prises. Or, celui-ci est beau­coup plus éle­vé : en 2015, il s’établissait à 214 % du PIB, soit 864 mil­liards d’euros. Rien que ça ! Certes, la crise est pas­sée par là, mais déjà avant 2008, le taux était de 148 % du PIB. 

Plu­tôt que d’ouvrir les yeux sur les effets néfastes pour les entre­prises elles-mêmes qui pré­fèrent accu­mu­ler des dettes alors qu’elles rému­nèrent gras­se­ment leurs action­naires, l’administration fis­cale a mul­ti­plié au cours de ces années les tax rulings (res­crits fis­caux), le gou­ver­ne­ment a dés­in­ves­ti de son ins­pec­tion fis­cale et l’idée de taxer ne fût-ce que les plus-values (même sous cer­taines limites) est tuée d’emblée. Et on pré­fé­re­ra pro­cé­der à un saut d’index, cou­per dans les soins de san­té et contrô­ler les comp­teurs élec­triques des chô­meurs pour voir s’ils ne se rendent pas cou­pables d’une fraude qui per­met­trait à l’Etat de grap­piller quelques mil­lions d’euros.

Ain­si, la Bel­gique comme les autres pays euro­péens souffre d’un pro­blème de coût extra­va­gant du capi­tal. Celui-ci péna­lise d’abord le per­son­nel des grandes entre­prises concer­nées, freine les inves­tis­se­ments pro­duc­tifs et pèse sur les autres entre­prises à tra­vers les liens de sous-trai­tance. Comme chaque pays s’accommode de cette pres­sion finan­cière et que nos éco­no­mies sont inter­con­nec­tées, les ten­sions sont encore plus vives ce qui rend le modèle éco­no­mique intenable. 

Cette conclu­sion semble impli­quer que toute nou­velle étape dans la mon­dia­li­sa­tion éco­no­mique devrait être sou­mise à deux condi­tions préa­lables. D’a­bord, les déci­deurs poli­tiques doivent s’at­te­ler à reprendre en main la finance (une feuille de route avait été esquis­sée lors du G20 tenu à Washing­ton en 2008, avant d’être rapi­de­ment éclip­sée). Ensuite, les accords com­mer­ciaux devraient conte­nir des dis­po­si­tions allant en ce sens et pro­mou­vant la coopé­ra­tion fis­cale pour évi­ter que les ten­dances iden­ti­fiées dans les gra­phiques se pro­longent et accen­tuent les inégalités.

Olivier Derruine


Auteur

économiste, conseiller au Parlement européen