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Bal Tragique à Damas
Mi-septembre 2013, l’eurodéputée Véronique De Keyser revenait d’une mission personnelle controversée en Syrie et au Liban. Il est évidemment louable de ne ménager aucun effort pour forcer la conclusion d’un accord politique exhaustif et témoigner de la terrible catastrophe humanitaire en cours. Mais là où il est difficile de cacher un certain embarras (au risque […]
Mi-septembre 2013, l’eurodéputée Véronique De Keyser revenait d’une mission personnelle controversée en Syrie et au Liban. Il est évidemment louable de ne ménager aucun effort pour forcer la conclusion d’un accord politique exhaustif et témoigner de la terrible catastrophe humanitaire en cours. Mais là où il est difficile de cacher un certain embarras (au risque de l’euphémisme), c’est devant le discours ambigu et à deux voix tenu lors de son retour hautement médiatisé.
C’est un instant tragique, une conversation imaginaire entre deux politiciens qui ont en commun de voir se profiler peut-être la fin de leur carrière : « Véronique, je vous en supplie, même si vous ne m’appréciez pas, afin de m’aider à résoudre cette terrible crise humanitaire, transmettez mon message quand vous retournez à Bruxelles, je suis la victime d’un terrible complot ».
On ne peine pas à comprendre que cette conversation n’est imaginaire que parce qu’elle contient un oxymore. Car il est facile de prouver que Véronique De Keyser éprouve davantage de respect pour son interlocuteur que pour ses cruels opposants, fragmentés et contaminés par le jihadisme. Pourquoi ? C’est simple : jusqu’au bout, par-delà les déceptions et les condamnations tardives à l’encontre de Bachar el-Assad, elle a longtemps cru, affirmé et écrit que ce dernier, entre deux promesses de réformes jamais tenues (in tempore non suspecto), représentait « malgré tout » l’un des derniers bastions de la laïcité en terre arabe, après la chute du frère ennemi baasiste Saddam Hussein et de son régime abject (mais « malgré tout » laïc comme elle l’expliquait en novembre 2002) 1 .
Rencontres d’un drôle de type
Une fois de plus, Véronique De Keyser a donc rencontré Bachar el-Assad, parce que sa bonne disposition à son égard rendrait ce dernier particulièrement malléable : « J’espère, je pense obtenir quelque chose de Bachar el-Assad » 2 . Et une fois de plus, comme c’est le cas depuis une dizaine d’années 3, elle est ensuite revenue porter sa « Bonne Nouvelle 4 » dans les médias belges. Elle y a utilisé une formule terrible, un autre oxymore, le « génocide humanitaire ». Il faut convenir que l’expression est une tentative maladroite de décrire une réalité indéniable, une catastrophe humanitaire dont nous ne mesurons sans doute pas encore la portée, mais dont les causes et les instigateurs politiques premiers (les impitoyables appareils répressifs et « purificateurs 5 » du régime de Bachar el-Assad) ne sont jamais clairement nommés.
En l’écoutant sur les ondes de La Première (RTBF), on ne pouvait se départir de l’impression insidieuse que la guerre est de la responsabilité première de l’opposition. Et puis, au détour de l’une ou l’autre phrase, nous voilà resservi le mantra d’une Syrie laïque 6 . Bachar el-Assad : « Avec ceux qui veulent une Syrie plus démocratique et plus ouverte, une Syrie qui reste unie et laïque, je veux bien travailler demain. Mais pas avec ceux qui sont payés par l’étranger. » Véronique De Keyser : « Le moment créé par le fait que Bachar ait accepté et répété qu’il se tiendrait au plan de désarmement des armes chimiques, ouvre une fenêtre d’opportunité à la fois pour le politique et pour l’humanitaire. Qu’on le veuille ou non, une partie de la population qui voit éclater la Syrie et qui a peur de perdre ce capital culturel et ce qui faisait cette Syrie unie, est encore derrière le Président. »
Cette dernière affirmation mérite que l’on s’y arrête. Certes, au sein de nombreuses minorités confessionnelles (y compris alaouites), les Syriens sont déchirés entre la peur de l’inconnu (le basculement dans une guerre civile de type confessionnel aussi atroce qu’au Liban ou en Irak) et la détestation intime (y compris chez une partie des alaouites) d’un régime baasiste dont la violence s’exerce dans toutes les pores de la société syrienne depuis un demi-siècle. Mais ce mantra d’une partie de la Syrie encore derrière son Président nous en rappelle hélas un autre, scandé voici 11 ans à propos de l’Irak et qui nous fait craindre un auto-aveuglement dans le chef de l’eurodéputée. « [L’embargo contre l’Irak de Saddam Hussein] a affamé son peuple, mais l’a soudé autour de son leader [sic]. […] Les Irakiens s’identifient à ce leader impitoyable mais rassurant (le grand oncle !) [sic], alors qu’ils ne s’identifieront jamais à l’impérialisme américain. » 7
Véronique De Keyser persiste-t-elle à ne rien vouloir voir, entendre, comprendre et admettre de la responsabilité première et historique de la machine-à-tuer baasiste dans ce qui se passe sous le soleil accablant d’une des dictatures « laïques » les plus abjectes de la seconde moitié du 20e siècle ? Même si elle ne peut que reconnaître sa nature liberticide, irait-elle, comme d’autres jusqu’à ranger malgré tout le régime syrien dans l’axe d’une bien improbable « résistance » à « l’Empire » ?
Cette question, l’animateur de Face à l’Info ne la posera pas à Véronique De Keyser et les interventions de ce journaliste seront d’une mollesse déconcertante. Pas une seule incise pour déstabiliser Véronique De Keyser, qui a pu se livrer à un monologue magistral. Du tout grand art. Tellement parfait qu’il ne s’embarrasse pas du détail grotesque que personne ne remarque : « Je ne veux pas être instrumentalisée, je ne veux pas de caméras, pas de photos ».
Sage précaution cosmétique. À l’époque bénie où Bachar el-Assad transmettait à son interlocutrice de sempiternelles promesses de réformes, l’eurodéputée éprouvait moins de timidité à s’afficher aux côtés du Président dans ses communiqués de presse, photos – un pur hasard sans doute – hélas effacées depuis lors du blog de Véronique De Keyser : Véronique de Keyser » Archive du blog » Communiqué de presse.
À cette époque toujours, Véronique De Keyser n’éprouvait pas davantage de pudeur à relayer sur son blog la version anglaise d’une dépêche de l’agence officielle syrienne SANA, rédigée dans la plus belle langue de bois et agrémentée d’une photo qu’un lecteur francophone ne saurait voir que dans sa version arabe. 8
Le travail inachevé de Véronique De Keyser
Nous voici donc invités à recevoir les propos d’une eurodéputée qui, sans avoir l’air d’y toucher, relaie le discours cynique d’un dictateur affirmant – sans rire – qu’il ne partira que lorsqu’il aura une opposition présentable. Au JT de la RTBF du 20 septembre 2013, Véronique De Keyser ira jusqu’à appuyer les propos de Bachar el-Assad : « Le Président me l’a dit : “Moi, je ne tiens pas nécessairement à rester au pouvoir. J’ai une autre vie à côté de ça. Mais je ne quitterai pas le navire quand le bâteau coule. Je veux travailler avec l’opposition. D’ailleurs, j’avais commencé à faire des réformes. Mais, même si je veux encore faire des réformes, même si je travaille avec l’opposition, je sais que ça, ce n’est pas le motif de la guerre. Le motif de la guerre, c’est cette guerre par procuration menée par une rebellion extrêmement fragmentée qui comprend aujourd’hui, de l’aveu [ !] même des Nations unies, plus de 2000 groupes terroristes” »
Lorsqu’elle en revient à ce qui est officiellement l’objet de sa démarche personnelle, l’humanitaire (un objet dont nous ne nions pas la sincérité), on entend ceci : « Le problème en Syrie, ce n’est pas la volonté – et je crois qu’elle existe – du gouvernement syrien de vouloir coordonner l’aide humanitaire, mais c’est le problème de la pénétration dans les îlôts qui sont encerclés 9 ». Encerclés par qui ? À nouveau, qui s’exprime par la bouche de Véronique De Keyser ? L’eurodéputée ou le Président ? Car, dans Le Vif, on peut lire : « Bachar Al-Assad a déclaré à l’eurodéputée que “chaque Syrien a le droit de recevoir de l’aide”, mais il est parfois très difficile de la faire parvenir à cause de la multiplicité des factions, certaines acceptant le passage des vivres, d’autres pas. »
Surtout, au nom du dialogue rendu possible par l’ouverture d’une « fenêtre d’opportunité », ne pas rappeler que le travail des ONG indépendantes et des agences de l’ONU a été interdit pendant deux ans et demis aux villes pilonnées par les forces blindées, les missiles et l’aviation du régime baasiste. Quant au Liban, selon la partition jouée par Véronique De Keyser, il semble davantage menacé par l’infiltration de terroristes (sous-entendu jihadistes sunnites) que par la crise humanitaire ou les assassinats politiques encore et toujours commandités par Damas.
Mais quelle mouche a donc piqué Véronique De Keyser ? Quelle tactique tente-t-elle donc de mettre en place ? Et pour atteindre quel objectif ? Elle s’est déclarée très étonnée du contenu d’un article de La Libre Belgique du 17 septembre 2013 intitulé « Les têtes de liste se positionnent pour 2014 » et a formellement démenti « qu’elle ne se représentera plus et laissera sa place éligible à Marie Arena ».
C’est que Véronique De Keyser a sans doute du travail à achever au Parlement européen. Celui entamé au mitan des années 2000, en tant que Rapporteuse du Parlement européen sur la conclusion d’un Accord euroméditerranéen d’association entre l’UE et la Syrie, Un accord espéré via un double argument répété ad nauseam pendant une petite décennie : « Il faut impliquer tous les acteurs pour arriver à la paix » [entendez régionale] et « Le régime change et Bachar va introduire un programme de réformes ». Peut-être Bachar el-Assad s’est-il dit, ces huit dernières années, que des réformes étaient plus percutantes à coups de missiles que via les urnes ? Lâs ! Le régime baasiste, bien que travaillé au corps par ses amis européens, annonçait en octobre 2009 qu’il suspendait sine die la signature de l’Accord, refusant d’y annexer une déclaration conjointe sur le respect des droits de l’homme. Il aura fallu attendre le sanglant printemps 2011 pour que, en dépit de l’activisme de certains, l’UE se fasse elle-même une raison et renonce à négocier avec le régime baasiste un Accord dont il n’avait que faire.
Pas de fumée sans feu
Rechercher une fenêtre d’opportunité pour tenter de forcer une issue politique exhaustive à la guerre civile syrienne n’est pas un objectif illégitime, loin s’en faut. Et nul ne pourra reprocher à Véronique De Keyser de ne pas utiliser à cette noble fin les canaux dont elle dispose, y compris en direction de certains courants de l’opposition syrienne. Nous savons également que l’eurodéputée demande, depuis novembre 2011, le départ de Bachar el-Assad. Mais, là où le bât blesse malgré tout dans sa démarche, c’est qu’elle s’inscrit dans un aveuglement constant et cohérent : l’attachement à la « laïcité arabe ». N’a‑t-elle jamais été informée qu’un certain Michel Seurat, en 1982 déjà, expliquait comment ce projet baasiste laïque très théorique (et théorisant déjà le recours à la violence physique contre tout élément anti-national) était rapidement dévoyé et aggravé par les régimes dicatoriaux « néo-baasistes » de Damas et de Bagdad ?
Poser cette question, c’ est peut-être ne pas comprendre que l’activisme syrien et jadis irakien de Véronique De Keyser doit être lié à la défense de la cause palestinienne. Une cause, nous devrions le comprendre, qui suppose de plaider sans relâche en faveur de la démocratie et des droits humains et nationaux en Palestine, mais de taire ou à tout le moins de relativiser l’innommable et l’abject commis pendant des décennies en Syrie (et naguère en Irak 10 ) pour lutter contre l’islamisme et le jihadisme. Et ce, même si la majorité des représentants assassinés de l’ancienne OLP, coupables de chercher à enfoncer des brèches dans le mur du refus israélien, le furent par des tueurs commandités par Damas et Bagdad, nous devrions comprendre qu’il n’y a pas de fumée sans feu.
Dialogue aux enfers
Véronique De Keyser, députée socialiste, a donc eu l’honneur de rencontrer Bachar el-Assad qui s’est profilé comme une victime des islamistes. Pourtant, comme l’écrivait un commentateur éclairé sur un réseau social, « n’est-ce pas lui qui finançait Al-Qaïda en Irak ? N’est-ce pas lui qui a libéré les islamistes au début de la révolution pour affaiblir et diviser l’opposition ? N’est-ce pas lui qui a combattu prioritairement les démocrates, permettant ainsi aux islamistes de prendre le dessus ? N’est-ce pas lui qui s’allie au Hezbollah et à l’Iran, de grands démocrates, comme chacun le sait ? »
Tout ceci nous laisse perplexe, à tel point que nous ne savons vraiment plus ce que nous devons penser de cette rencontre entre Bachar el-Assad et Véronique De Keyser : s’y est-il déroulé un dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu ? Ou le dernier acte de la tragédie de Véronique De Keyser et de Bachar selon Shakespeare ?
- « La guerre Iran-Irak commencera en 1980. Lorsqu’elle débute, l’Irak, alors, est un pays riche, le niveau d’éducation de son peuple un des plus élevé du monde arabe ; c’est surtout un État laïc, pluriculturel et tolérant aux diverses religions qui le composent ». Véronique De Keyser, « L’Irak ou la terrible tentation du Bien », Librex-News, Mars 2003, n°7.
- « Face à l’Info », La Première (RTBF), 23 novembre 2013. http ://www.rtbf.be/radio/podcast/player ?id=1855558
- « Notre mission, qui n’a pourtant pas de caractère spécial, a reçu des autorités syriennes un traitement de faveur très important, nous dit Mme De Keyser : nous avons été reçus pendant une heure dès après notre arrivée par le président Bachar el-Assad, et d’autres ministres et responsables ont tenu à nous voir. L’entretien avec le président a été très informel ; il manifeste une volonté réformiste qui paraît sincère. […] La société syrienne est très fragmentée, c’est pourquoi le régime refuse des partis d’obédiences ethnique ou religieuse. », « Bachar el-Assad pousse les réformes », Le Soir, 16 juin 2005. « Les choses évoluent. La Syrie a retrouvé beaucoup de crédibilité. Les Européens savent qu’il faut impliquer tous les acteurs pour arriver à la paix [israélo-arabe, NDLR], et que l’isolement de la Syrie ne paie pas. […] [Sur la question des droits de l’homme] depuis des années que je connais le dossier, il me semble que la Syrie se fait plus ouverte, mais il reste beaucoup, à faire. Le président Assad m’a répondu qu’il savait que les lois syriennes étaient dures (“tough”), tout comme la Constitution, précisant que les changements nécessaires devaient passer par la voie parlementaire [sic]. », « Isoler Damas n’a pas payé », Le Soir, 4 novembre 2008.
- En arabe, Bachar (بشار) signifie « Porteur de bonne nouvelle ».
- Dans l’idéologie baasiste, la « purification » (tat’hir ou تطهير) du champ politique est un thème récurrent.
- « Face à l’info », op. cit.
- Librex-News, op cit
- http ://www.vdekeyser.be/2008/11/04/european-parliamentarian-we-support-partnership-agreement-with-syria-reject-targeting-civilians/ ; http://www.esyria.sy/index.php?p=syrianews&filename=2008110313550511 ; http ://www.sana.sy/eng/21/2008/11/02/199553.htm
- « Face à l’Info », op. cit.
- En octobre 2010, Véronique De Keyser se joignait à l’appel international en faveur d’une grâciation « pour raisons humanitaires » de Tarek Aziz, l’un des plus inoxydables dirigeants baasistes irakiens mais aussi l’un des seuls médiatiquement présentables, condamné à mort par la Haute Cour pénale irakienne. « Ce vieil homme malade, terrassé deux fois par une crise cardiaque, n’est pas une menace pour la société ». Bien qu’opposés à la peine de mort, nous sommes en droit de nous demander pourquoi Tarek Aziz mérite une sollicitude dont ni lui ni les siens n’ont témoigné à l’égard de leurs opposants, parfois exécutés au terme de procès expéditifs, souvent assassinés sans procès, torturés ou « tout simplement » explosés à coups de bâtons de dynamite placés sous leurs aisselles. Pour mémoire, en 2003, les ONG estimaient à 300.000 le nombre de « disparus » au terme de 35 années de baasisme. Le Vif, 26 octobre 2010.