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Aux sources tumultueuses de la paix en Colombie De San Vicente del Caguán à La Havane

Blog - e-Mois - Colombie criminalité sécurité par Laurence Mazure

août 2016

La signa­ture pro­chaine de la paix entre Bogotá et les FARC est le fruit d’un long pro­ces­sus, dont les cir­con­vo­lu­tions et les échecs pas­sés éclairent les défis du présent.

« Retour amont » : ces mots du poète René Char se sont impo­sés à moi, il y a quelques semaines, lorsque j’ai redé­cou­vert les archives audio de mon pre­mier séjour en Colom­bie (sep­tembre 1998-juillet 2000) durant lequel j’ai sui­vi le pro­ces­sus de paix de San Vicente del Caguán, une loca­li­té où je me suis ren­due pour un repor­tage en octobre 1999. Dix-sept ans plus tard, qu’est-ce que ces voix ont encore à dire ? Quelles visions d’avenir expri­maient-elles déjà ? Quels aver­tis­se­ments aussi ?

e-Mois

L’accord his­to­rique de ces­sez-le-feu bila­té­ral signé le 23 juin 2016 à La Havane entre le gou­ver­ne­ment colom­bien et la gué­rilla des FARC com­porte une clause garan­tis­sant la lutte contre les groupes para­mi­li­taires, leurs héri­tiers, et leurs alliés poli­tiques et éco­no­miques. Car, entre le Caguán et La Havane, il y a eu dix-sept années de cal­vaire vécu par les popu­la­tions du dépar­te­ment du Caquetá — à l’image du reste du pays —, endu­rées le plus sou­vent en silence et occul­tées par les élites locales et internationales.

Retrou­ver et dévi­der le fil de l’histoire col­lec­tive des habi­tants de San Vicente et des envi­rons jusqu’à aujourd’hui, rap­pelle com­bien les avan­cées sans retour des négo­cia­tions exigent aus­si d’affronter d’ultimes dan­gers avant qu’un état de paix puisse exis­ter sur tout le ter­ri­toire colom­bien1.

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9 octobre 1999 San Vicente Del Caguán

La place prête pour l’hommage à Ernes­to « Che » Gue­var­ra convo­qué par les FARC


Pho­to : Lau­rence Mazure

Les voix de 1999

Un com­man­dant des FARC prend la parole : « Le para­mi­li­ta­risme est une poli­tique de l’État colom­bien, qui s’inscrit dans une stra­té­gie anti-insur­rec­tion­nelle. Les forces armées et la police donnent de l’importance aux AUC (Auto­dé­fenses unies de Colom­bie) car ain­si ils n’apparaissent pas comme les exé­cu­tants de la ter­reur offi­cielle. Tous les hauts gra­dés savent par­fai­te­ment où se trouvent les chefs para­mi­li­taires (…). Il y a des rela­tions étroites entre eux et les forces armées — cela se sait et a été prou­vé —, des offi­ciers ont été démis de leurs fonc­tions à la suite de mas­sacres. (…) Quant à nous, nous pen­sons que les négo­cia­tions de paix peuvent avan­cer par un che­min beau­coup plus sûr : celui du déman­tè­le­ment du para­mi­li­ta­risme. (…) Dès le début, les FARC ont pro­po­sé de mettre comme condi­tion au dia­logue de paix le déman­tè­le­ment du paramilitarisme. » 

Un autre com­man­dant de la gué­rilla enchaîne : « Nous sommes convain­cus que la paix a besoin de pers­pec­tives en matière de déve­lop­pe­ment (…). Il faut aider les pay­sans ain­si que les indus­tries agroa­li­men­taires locales, et résoudre le pro­blème du chô­mage. (…) La paix peut géné­rer de nou­veaux inves­tis­se­ments (…). Il faut un nou­veau gou­ver­ne­ment, un nou­vel État pour résoudre les pro­blèmes en matière de san­té et d’éducation. »

Les voix sont intactes sur les anciennes cas­settes de repor­tage : ce n’est pas La Havane en 2016, mais San Vicente del Caguán en octobre 1999, durant le der­nier pro­ces­sus de paix en date, qui s’est dérou­lé de fin 1998 au 21 février 2002 sous le man­dat du pré­sident Andrés Pastrana.

Ce 9 octobre 1999, cela fait à peine un an que le pré­sident a mis en place la zone démi­li­ta­ri­sée de 40.000 km2 contrô­lée par les Forces armées révo­lu­tion­naires de Colom­bie (FARC). Les loca­li­tés de San Vicente ain­si que Los Pozos et Car­ta­ge­na del Chai­ra y sont le cœur bat­tant des négo­cia­tions entre le gou­ver­ne­ment et la gué­rilla — les troi­sièmes d’une longue série depuis sa fon­da­tion en 1964 puisque, entre­temps, il y a déjà eu dia­logues de La Uribe 1984, et de Casa Verde en 1990.

Echos du Caguán

Le pre­mier com­man­dant s’appelle Ivan Rios, en charge des rela­tions de la gué­rilla avec la presse. Le second est Simon Tri­ni­dad. Il fait lui aus­si par­tie du haut com­man­de­ment. Ils par­ti­cipent tous les deux régu­liè­re­ment, ain­si que d’autres membres des FARC, aux émis­sions d’Ecos del Caguán, une radio com­mu­nau­taire créée il y a plus d’un an par des jeunes avec l’aide du père Luis Fer­nan­do Moli­na, prêtre aux convic­tions sociales inébran­lables, qui a jadis eu pour com­pa­gnon de sémi­naire l’un des membres du haut com­man­de­ment des FARC, Ivan Marquez.

Les prio­ri­tés de l’antenne ? Avant tout, la paix, par le dia­logue, l’éducation, l’information, et aus­si le diver­tis­se­ment. Les ondes sont un espace social qui accueille les ques­tions locales : les gens appellent, parlent de leur vie, sug­gèrent des solu­tions à des pro­blèmes aus­si concrets que le ramas­sage des ordures, l’approvisionnement en eau, le pavage des rues.

Depuis que les négo­cia­tions ont com­men­cé, les FARC ayant sou­hai­té se joindre à un espace de débat, Ecos del Caguán donne aus­si la parole à la gué­rilla, aux auto­ri­tés muni­ci­pales, prin­ci­pa­le­ment le maire Oscar Gar­cia, et aux habi­tants de San Vicente et des alen­tours. Pour eux, un coup de fil en direct à la sta­tion est la seule occa­sion de poser les ques­tions qui les pré­oc­cupent. Même s’ils ne donnent jamais leurs noms, par peur d’être stig­ma­ti­sés d’une façon ou d’une autre, les habi­tants inter­pellent lon­gue­ment Ivan Rios, Simon Tri­ni­dad et le maire de San Vicente : « Que se passe-t-il réel­le­ment à San Vicente et dans la région ? », « Pour­quoi n’a‑t-on pas consul­té les habi­tants avant de créer la zone démi­li­ta­ri­sée ? », « Com­ment peut-on espé­rer la paix si le chô­mage et la pau­vre­té conti­nuent ? », « Pour­quoi, chaque fois que les grands médias parlent de cultures illi­cites de coca, dit-on que ça se passe ici ? » 

Vastes sujets et amples réponses. Un sou­ci récur­rent : celui du manque d’infrastructures néces­saires à l’économie agraire de San Vicente del Caguán, au cœur d’une région d’élevage, mais dépour­vue de tout accès à des fri­go­ri­fiques : aban­don­née des pou­voirs publics qui n’ont jamais concré­ti­sé les pro­messes d’investissements, l’économie locale n’arrive pas à se développer.

Ce mois d’octobre 1999 est celui de tous les espoirs : l’Iran a pro­mis de sou­te­nir les efforts de paix en aidant l’économie locale avec l’installation de ces fri­go­ri­fiques. Même si elles viennent de loin, les pro­messes de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale semblent plus fiables que celles, non tenues, de l’État cen­tral colom­bien. Une sil­houette juvé­nile en uni­forme de la gué­rilla entre dans le stu­dio. Les che­veux bruns très courts, son fusil auto­ma­tique à l’épaule et un sou­rire écla­tant, c’est Luce­ro, la com­pagne de Simon Tri­ni­dad, qui s’assied dans un fau­teuil. Si sa pré­sence est remar­quée, elle ne prend tou­te­fois pas part aux débats de ce matin.

Fantômes du passé

En cette fin de semaine d’octobre 1999, on célèbre aus­si l’anniversaire de la mort du « Che ». Un autre com­man­dant fait irrup­tion dans le stu­dio, tombe la Kalach­ni­kov pour attra­per vite fait une gui­tare, se plante face à l’un des micros, chante « live » et « unplug­ged » le plus grand clas­sique de Car­los Pue­bla sur la révo­lu­tion cubaine — puis conclut avec une note de lyrisme signée des FARC «… y con Manuel te deci­mos, has­ta siempre Comandante»… 

Manuel, c’est Manuel Maru­lan­da Velez, pseu­do de Pedro Anto­nio Marin, un des fon­da­teurs de la gué­rilla colom­bienne des FARC, et, à plus de sep­tante ans, son chef his­to­rique indis­cu­té. Il y a plus d’un an de cela, durant la cam­pagne pré­si­den­tielle, il s’est réuni dans la jungle avec le can­di­dat Pas­tra­na et tous deux se sont enga­gés à mener des négo­cia­tions de paix dans une zone de dis­ten­sion, si ce der­nier était élu. Mais le jour de l’ouverture offi­cielle du pro­ces­sus de paix du Caguán, le 7 jan­vier de cette même année 1999, le pré­sident Pas­tra­na n’a qu’une chaise vide pour voi­sin, Maru­lan­da et la gué­rilla jugeant que les condi­tions de sécu­ri­té ne sont pas réunies.

Depuis, les négo­cia­tions passent par quelques hauts et beau­coup de bas — pour­tant, le 26 mai, les deux par­ties donnent à connaître l’Agenda com­mun pour la paix. Les douze points à négo­cier portent, entre autres, sur une poli­tique agraire inté­grale, la lutte contre le tra­fic de drogue, les droits humains, la réforme de l’État, le rôle des forces armées, et les méca­nismes de fina­li­sa­tion des accords.

Mais le jour même de cette bonne nou­velle, les forces armées et le ministre de la Défense, Rodri­go Llo­re­da, qui, le 3 août 1998, avant même l’investiture du pré­sident Pas­tra­na, ren­con­trait déjà le pré­sident Clin­ton pour poser les pre­mières pierres de ce qui allait deve­nir le Plan Colom­bia, orchestrent une crise, à coups de démis­sions vite ren­gai­nées, pour pro­tes­ter contre l’existence de la zone démi­li­ta­ri­sée qui a ren­du pos­sibles les dia­logues et ces mêmes avan­cées. Peu après, c’est au tour des FARC de mar­quer le coup en reje­tant tout prin­cipe de moni­to­ring inter­na­tio­nal des négo­cia­tions et de la zone.

Indé­pen­dam­ment de ces sou­bre­sauts, la vie dans la zone démi­li­ta­ri­sée sous contrôle des FARC conti­nue. Et rien n’empêche, pour le moment, à l’humour de trou­ver aus­si sa place à l’antenne : ce matin, après les débats les plus sérieux, le com­man­dant Ivan Rios et l’un des ani­ma­teurs se livrent en direct à une « tro­va pai­sa », une joute ora­toire chan­tée et rimée, accom­pa­gnée à la gui­tare, qui s’improvise autour des der­niers couacs des négo­cia­tions — une sor­tie de la langue de bois par la vir­tuo­si­té et l’ironie déca­pante ! Une façon de mettre entre paren­thèses trente-cinq ans de conflit, le temps d’un échange por­té par une tra­di­tion cultu­relle de la région de Medel­lin, d’où sont ori­gi­naires les pro­ta­go­nistes de ce duo improbable.

Un der­nier jingle vient clore cette mati­née de débats et de diver­tis­se­ment entre la gué­rilla des FARC et la socié­té civile. Avec un rap­pel de l’animation du jour : « N’oubliez pas aujourd’hui same­di 9 octobre de venir aux célé­bra­tions du gué­rille­ro héroïque en sou­ve­nir de Che Gue­ve­ra ! Has­ta siempre ! » 

Peurs prémonitoires

Bien d’autres sujets sont abor­dés à Ecos del Caguán : un des ani­ma­teurs, Eduar­do, sou­ligne qu’ils réservent de larges plages d’antenne aux mères et aux proches des mili­taires et des poli­ciers rete­nus pri­son­niers par les FARC, pour envoyer des mes­sages de sou­tien, « en espé­rant vrai­ment contri­buer ain­si au pro­ces­sus de paix ». 

Mais, jus­te­ment, en matière de paix, rien n’est simple.

Un autre ani­ma­teur, Efraim, explique que ce qu’il y a de plus dif­fi­cile, c’est quand les grands médias colom­biens débarquent à San Vicente, les traitent avec mépris, voire sus­pi­cion, et, en marge des infor­ma­tions sur les négo­cia­tions, publient des articles de pure dés­in­for­ma­tion qui stig­ma­tisent toute la zone et ceux qui y vivent jusqu’à la cari­ca­ture : « Cela fait beau­coup de mal à tous les habi­tants, en fait à tous les Colom­biens, car si le pro­ces­sus de paix se brise, nous souf­fri­rons tous. Nous espé­rons vrai­ment abou­tir à un accord de paix, sinon le conflit va se faire sen­tir avec force à tra­vers tout le pays. Les gens ont peur de l’avenir. Des sources sérieuses nous disent que les États-Unis vont enva­hir notre pays. La grande peur, ce sont les para­mi­li­taires. Il y a de graves menaces qui inquiètent tout le monde. » Luis Fer­nan­do confirme : « Les gens ont peur qu’après [la fin des négo­cia­tions] les para­mi­li­taires viennent ici ». 

En ces jour­nées d’octobre 1999, il y a aus­si des dépla­cés du conflit, à San Vicente – envi­ron 400 à 500 familles. L’un d’entre eux, Daniel, a dû fuir en 1996 la guerre que se livraient la gué­rilla et les forces armées dans le vil­lage où il vivait à 200 kilo­mètres de là. Sa famille et lui sur­vivent avec dif­fi­cul­té de petits emplois : « Ce serait vrai­ment bien si nous pou­vions avoir la paix, cela génè­re­rait beau­coup de tra­vail, du moins à long terme. Pour le moment, la seule aide, ce sont des paroles, pas des actes. Si je pou­vais avoir accès à un micro­cré­dit très bas, je pour­rais retour­ner chez moi. » Plus pauvre d’entre les pauvres, Daniel n’a pas échap­pé à la méfiance col­lec­tive qui stig­ma­tise imman­qua­ble­ment les dépla­cés : « Il y a des gens qui nous ont accu­sés d’être des auxi­liaires de la gué­rilla, qui ont mena­cé de nous tuer. » 

Blocage économique

Membre de la Com­mis­sion de paix de San Vicente, Nes­tor León sou­ligne que l’entrée en vigueur de la zone démi­li­ta­ri­sée sous contrôle des FARC a fait bais­ser la vio­lence : « Avant, il y avait trois ou quatre per­sonnes qui se fai­saient tuer chaque semaine. Ceci a dis­pa­ru. À cause de la seule pré­sence des FARC ici, les délin­quants n’osent plus rien faire. » 

Pour­tant, le seul fait de devoir coha­bi­ter au jour le jour avec la gué­rilla, au nom des espoirs de paix, crée une stig­ma­ti­sa­tion des popu­la­tions civiles dont se plaint Anto­nio : « Nous vou­lions deve­nir une région exem­plaire, mais il y a un blo­cage éco­no­mique : pas de cré­dit, pas de notaires, plus aucun des inves­tis­se­ments habi­tuels, on ne nous a don­né aucun moyen. » 

Et les pré­ju­gés ne connaissent pas de limites : « Quand ils ont vou­lu aller à l’université dans d’autres régions les jeunes d’ici ont été mon­trés du doigt et ostra­ci­sés, tout cela, parce qu’ils sont nés à San Vicente. On a conseillé à mes enfants, pour entrer à l’université, à Bogotá, de s’identifier comme dépla­cés du conflit. Le rejet n’est pas offi­ciel, mais il s’exprime par en des­sous, de façon sournoise. » 

Un silence. « Cela fait déjà quelque temps que je ne sors plus de San Vicente. Ceux qui se rendent à Nei­va (capi­tale du Meta, région voi­sine) sentent le poids d’être ori­gi­naire d’ici. » En dépit de tout, Anto­nio veut res­ter posi­tif : « San Vicente attend de pou­voir deve­nir une zone d’avant-garde pour le pays et aus­si au niveau inter­na­tio­nal2. »

À dix-sept années de dis­tance, que sont deve­nues ces per­sonnes et leur vil­lage ? Pour­quoi la peur du retour des para­mi­li­taires demeure-t-elle intacte ? Et que dire du cercle vicieux de l’abandon par l’État des zones rurales et de la pau­vre­té per­sis­tante ? En quoi ce qu’il est adve­nu de San Vicente, tout au cours de ces années pas­sées depuis la sus­pen­sion des négo­cia­tions le 21 février 2002 par le pré­sident Pas­tra­na, parle de tous les risques du post-conflit aujourd’hui en 2016 ?

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8 octobre 1999 — San Vicente Del Caguán

Le com­man­dant des FARC Ivan Rios, en charge des contacts avec la presse

Pho­to : Ariel Rámi­rez

La mort, la prison : destins de guérilleros, 1999 – 2016

Des com­man­dants gué­rillé­ros ren­con­trés à ce moment-là, nom­breux sont ceux qui sont morts sous les bombes du Plan Colom­bia éla­bo­ré patiem­ment, cha­pitre par cha­pitre, entre le gou­ver­ne­ment colom­bien et les États Unis tout au long des dia­logues du Caguán — ce ne sont pas des sol­dats amé­ri­cains qui ont enva­hi la Colom­bie, mais les nou­velles tech­no­lo­gies mili­taires de pointe, négo­ciées dès 2000 à coup de plus de 7 mil­liards de dol­lars : cette offen­sive mili­taire a effec­ti­ve­ment per­mis à l’État d’affirmer suf­fi­sam­ment sa supé­rio­ri­té à la gué­rilla pour la for­cer à retour­ner à la table des négo­cia­tions, à Cuba, avec un agen­da thé­ma­tique et une métho­do­lo­gie qui repre­nait les grandes lignes posées durant le Caguán.

La voix du pre­mier com­man­dant, Ivan Rios, de son vrai nom José Juve­nal Velan­dia Topo, résonne d’outre-tombe : il sera assas­si­né par un de ses hommes de confiance le 3 mars 2008 — un coup dur sup­plé­men­taire pour la gué­rilla dont le numé­ro 2, Raul Reyes, vient d’être abat­tu, le 1er mars, dans un bom­bar­de­ment amé­ri­ca­no-colom­bien en ter­ri­toire équa­to­rien. Sans comp­ter que les cir­cons­tances de sa mort font état d’une dégra­da­tion cer­taine du moral des troupes : ani­mé par la ran­cœur à la suite des mau­vaises condi­tions de sur­vie dans le « monte », les mon­tagnes colom­biennes, et, sur­tout, par l’appât du gain, la tête de Rios étant mise à prix, son chef de sécu­ri­té l’abat puis lui tranche la main droite afin de pou­voir récla­mer sa récom­pense auprès des autorités.

Après trois mois de débats juri­diques intenses, mal­gré les décla­ra­tions des forces armées prêtes lui à payer ce que l’assassin consi­dé­rait comme son dû, l’ex-guérillero sera condam­né à plus dix-huit ans de pri­son — les juges déci­dant pour une fois qu’un crime aus­si cra­pu­leux ne doit pas payer.

Une voix d’outre-geôle

On pour­rait dire du second, Ricar­do Pal­me­ra, « alias Simon Tri­ni­dad », que sa voix, elle, résonne d’outre-geôle : cet éco­no­miste, issu d’une famille aisée de Val­le­du­par, diplô­mé d’une des grandes uni­ver­si­tés de Bogotá, milite dans les rangs de l’Union patrio­tique, par­ti fon­dé en 1985 dans le contexte de pré­cé­dentes négo­cia­tions de paix entre le pré­sident Beli­sa­rio Betan­cur et les FARC afin d’intégrer ces der­niers à la vie poli­tique du pays.

Mais le suc­cès de l’UP aux élec­tions géné­rales de 1986 va déclen­cher l’extermination sys­té­ma­tique de tous ses membres — entre 3.500 et 5.000 vic­times, un véri­table géno­cide poli­tique – dans une impu­ni­té qua­si-totale qui, aujourd’hui encore, main­tient ce dos­sier ouvert auprès de la Cour inter­amé­ri­caine des droits humains. Leurs assas­sins ? Les plus grands mafieux de l’époque, les réseaux para­mi­li­taires, avec la béné­dic­tion des ser­vices de ren­sei­gne­ments et des forces armées.

Réclusion aux États-Unis

Face à cette défer­lante, Pal­me­ra échappe aux assas­sins en rejoi­gnant les FARC en 1987, comme d’ailleurs beau­coup d’intellectuels enga­gés et de syn­di­ca­listes. Tenu par les Éta­su­niens pour res­pon­sable de l’enlèvement en 2003 de trois agents de la Drug Enfor­ce­ment Admi­nis­tra­tion (DEA), ce qu’il a tou­jours récu­sé, Simon Tri­ni­dad est arrê­té en ter­ri­toire équa­to­rien en 2004 lors d’une opé­ra­tion menée conjoin­te­ment par la police équa­to­rienne et des mili­taires colom­biens, pour être rame­né à Bogotá puis extra­dé aux États Unis, jugé et condam­né à soixante ans de pri­son — peine qu’il purge dans le péni­ten­cier de haute sécu­ri­té de Flo­rence, Colorado.

Reclus vingt-trois heures sur vingt-quatre, n’ayant droit qu’aux visites de membres de sa famille et de ses avo­cats, Simon Tri­ni­dad, L’Homme de fer3 dont le jour­na­liste Jorge Enrique Bote­ro a retra­cé la vie et le pro­cès amé­ri­cain mar­qué par de nom­breuses ano­ma­lies, a néan­moins été mis au cou­rant du sort de Luce­ro, la com­pagne de toute sa vie dans le « monte », et de leur enfant, née au début des années 1990 : la mère et la jeune fille d’environ seize ans ont toutes deux péri le 19 sep­tembre 2010 sous les bombes de l’armée colom­bienne contre le Front 48 des FARC, dans la région du Putumayo.

Aujourd’hui, à La Havane, chaque pho­to de la délé­ga­tion des FARC inclut une sil­houette en car­ton – une pho­to gran­deur nature de Simon Tri­ni­dad. Au mois d’avril de cette année, la gué­rilla a fait savoir qu’elle vou­lait lui confier la res­pon­sa­bi­li­té de veiller au désar­me­ment des gué­rillé­ros lors de l’application de l’accord final — une façon de rap­pe­ler ce qu’elle demande depuis le début, à savoir sa libé­ra­tion. Au gou­ver­ne­ment colom­bien de savoir être suf­fi­sam­ment convain­cant auprès de Washington.

Quant aux civils, eux, ils ont vécu — et vivent tou­jours — à l’heure de la peur et du silence. 

Pas de trêve pour la peur

À San Vicente, et dans ses envi­rons, il y a plu­sieurs rai­sons au silence dans lequel sont murés les civils, vivants et morts, ain­si que l’invisibilité à laquelle ils ont été assignés.

Pour les vivants, le silence s’ancre, hier comme aujourd’hui encore, dans la peur des repré­sailles des para­mi­li­taires — voire des forces armées —, pour avoir tout sim­ple­ment vécu, jadis, au côté des FARC dans le cadre de la zone démi­li­ta­ri­sée décré­tée en 1998 par le pré­sident Andrés Pas­tra­na (notre édi­tion du 1er juillet). Sans comp­ter que la gué­rilla est res­tée pré­sente dans la région. Ici, le temps ne passe pas, et la menace d’être consi­dé­ré comme un « auxi­liaire de la gué­rilla » est une épée de Damo­clès qui pend au-des­sus de la tête de tous les civils.

De quoi est fait ce silence qui les entoure ? 

En pre­mier lieu, ce sont toutes les ques­tions sans réponse sur le des­tin des per­sonnes ren­con­trées dans la zone démi­li­ta­ri­sée, après sa fin bru­tale le 20 février 2002. Rap­pe­lons que ce jour-là, le pré­sident Pas­tra­na annonce la fin des négo­cia­tions et la reprise des 40.000 km2 par les forces armées colom­biennes Quelques heures aupa­ra­vant, les FARC ont enle­vé le séna­teur Jorge Gechem après avoir détour­né son avion. Les médias vont se concen­trer sur les bom­bar­de­ments de l’aviation colom­bienne pour reprendre le contrôle de la zone. Puis, le 23 février, c’est le début de la saga de la can­di­date pré­si­den­tielle Ingrid Betan­court. Mal­gré les aver­tis­se­ments caté­go­riques et répé­tés des forces de sécu­ri­té, voyant les son­dages d’opinion lui accor­der moins de 1% des inten­tions de vote à la pré­si­den­tielle de mai 2002, elle tente un coup d’éclat en se ren­dant par la route à San Vicente et ter­mine pri­son­nière de la guérilla.

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9 octobre 1999 — San Vicente Del Caguán

Vaga­bond écou­tant avec dévo­tion l’hommage des FARC à Ernes­to « Che » Gue­va­ra
Pho­to : Ariel Rámi­rez

Que sont-ils devenus ?

Son his­toire va, dès lors, occul­ter tout le reste du conflit, ce qui arrange d’ailleurs beau­coup de monde car le vacarme média­tique contri­bue à étouf­fer les vraies questions.

Entre autres : qu’est-il arri­vé aux habi­tants du vil­lage de San Vicente et des autres loca­li­tés de la zone démi­li­ta­ri­sée, après la fin des négo­cia­tions ? Que sont deve­nus celles et ceux qui se sont ren­dus à toutes les réunions convo­quées par les FARC — et qui étaient fil­més en boucle par des équipes de gué­rille­ros qui tour­naient autour de la place de San Vicente dans de ruti­lants 4x4 réqui­si­tion­nés d’office pour l’occasion ? Qu’est deve­nu ce vaga­bond mys­tique qui, le 9 octobre 1999, s’est dra­pé dans sa « rua­na » éli­mée et a écou­té chaque parole de l’hommage ren­du au « Che » par les com­man­dants de la gué­rilla, avec une expres­sion aus­si inson­dable qu’intense sur le visage ? Et Daniel et les autres dépla­cés ? Ont-ils pu retour­ner chez eux, fina­le­ment ? Et s’ils ont pu le faire, quelles cir­cons­tances, clé­mentes ou hos­tiles, ont pré­va­lu sur leurs des­tins ulté­rieurs ? En fait, il a fal­lu attendre une décen­nie avant de pou­voir com­men­cer à se faire une idée de ce qu’ont endu­ré des dizaines de mil­liers de per­sonnes à San Vicente et aux alentours.

Chasse aux « collabos »

Le dixième anni­ver­saire de la fin de la zone démi­li­ta­ri­sée en février 2012 est l’occasion pour les jour­na­listes Kathe­rine Loai­za et David Felipe Rincón d’effectuer un repor­tage dans le Caguán pour le réseau d’information Ter­ra. Au tra­vers d’interviews et de pho­tos, ils brossent le pano­ra­ma de ce qu’a subi la socié­té civile. Ain­si, le père Luis Alfon­so Moli­na, déjà men­tion­né pour son rôle dans la créa­tion de la radio com­mu­nau­taire Ecos del Caguán, rap­pelle que la vie dans le voi­si­nage des FARC, avant même les négo­cia­tions, était rela­ti­ve­ment plus facile : « La gué­rilla était là, avant la démi­li­ta­ri­sa­tion, mais elle n’était pas si agres­sive. Nous vivions plus tran­quilles, on pou­vait pas­ser du temps sur le pas de la porte, avec ses voi­sins. Il n’y avait pas ces bandes de voleurs qui main­te­nant nous enva­hissent et nous attaquent à n’importe quelle heure du jour ».

Quant à la situa­tion après le 20 février 2002, « le Père Moli­na explique qu’après l’arrivée de l’armée colom­bienne (…), les com­bats entre les uns et les autres ont eu des consé­quences dévas­ta­trices pour la popu­la­tion civile, qui est tou­jours celle qui se retrouve prise au milieu de tout ».

Cette dévas­ta­tion est sobre­ment rap­por­tée dans les com­men­taires du repor­tage pho­to des jour­na­listes : « Après le départ de la gué­rilla, en six mois, 163 per­sonnes ont per­du la vie de façon vio­lente à San Vicente. De nom­breuses per­sonnes attri­buent cette période de mort et de vio­lence aux forces armées qui, selon elles, sont arri­vées pour faire la chasse aux gué­rille­ros qui auraient pu res­ter dans le péri­mètre de la muni­ci­pa­li­té. De nom­breux civils, qui ont tra­vaillé dans le cadre de la police civique durant la démi­li­ta­ri­sa­tion, ont été assas­si­nés. » Ou bien encore : « Par­tout dans les envi­rons, il y a de nom­breuses his­toires de per­sonnes retrou­vées démem­brées ou le ventre rem­pli de pierres pour qu’elles ne flottent pas. Après la reprise de San Vicente (par l’armée colom­bienne), à la suite de la fin de la démi­li­ta­ri­sa­tion, il y a eu beau­coup de cas de morts vio­lentes qui ont été attri­buées, offi­cieu­se­ment, aux groupes para­mi­li­taires voire aux forces armées. » 

Un des habi­tants de San Vicente, chauf­feur de taxi, appro­ché par le grand quo­ti­dien de Medel­lin, El Colom­bia­no, à l’occasion du même anni­ver­saire, témoigne en ces termes : « Après (la fin de la zone démi­li­ta­ri­sée), les para­mi­li­taires sont arri­vés. Ils se sont ins­tal­lés dans cet endroit qui s’appelle Tijua­na. De là, ils vous convo­quaient et vous deman­daient vos clés de voi­ture. Ils vous disaient de reve­nir la cher­cher le len­de­main, et vous la retrou­viez pleine de sang. Ils y avaient au moins assas­si­né et démem­bré un pauvre chré­tien. Si vous refu­siez, c’était vous qui ris­quiez de mourir. »

En fait, les inquié­tudes expri­mées par Efraim, Fer­nan­do, Daniel et Anto­nio en octobre 1999 étaient d’autant plus fon­dées que les para­mi­li­taires étaient pré­sents dans la région depuis 1997 — un fait connu de tout le monde.

Le massacre annoncé

Pour arri­ver jusqu’au Caguán, les « paras » sont venus de loin, plus exac­te­ment des régions de Cór­do­ba et de l’Urabá dans le nord-ouest du pays, là où règnent alors les frères Vicente et Car­los Cas­taño. Ceux-ci sont en train de fédé­rer tous les fronts para­mi­li­taires au niveau natio­nal au sein des AUC, Auto­dé­fenses unies de Colom­bie. Le Bloque Cen­tral Boli­var, qui s’est déjà impo­sé par la ter­reur dans la région du Mag­da­le­na Medio, est envoyé dans le Caquetá. Le dépar­te­ment est un bas­tion tra­di­tion­nel de la gué­rilla et des luttes agraires — sans comp­ter qu’il y a d’importants enjeux éco­no­miques liés au nar­co­tra­fic pour qui arri­ve­ra à reprendre à la gué­rilla une par­tie de cette éco­no­mie illi­cite. Les grands pro­prié­taires ter­riens, éle­veurs et com­mer­çants de la région du Caguán, quant à eux, réclament l’arrivée des « paras », las­sés des extor­sions et enlè­ve­ments contre ran­çon des FARC, et pré­fé­rant les méthodes de ter­reur expé­di­tive des AUC aux inter­ven­tions un peu plus conte­nues des forces armées.

Les para­mi­li­taires éta­blissent donc leur contrôle ter­ri­to­rial avant même le début offi­ciel des négo­cia­tions entre le gou­ver­ne­ment et les FARC. Mais l’ouverture des dia­logues va accé­lé­rer leur arri­vée dans la région, ain­si que le défer­le­ment de leurs pra­tiques de ter­reurs, et tra­cer une nou­velle géo­gra­phie de la guerre : au nord du Caquetá, à San Vicente, la gué­rilla, et le contrôle qu’elle exerce à par­tir de là vers d’autres dépar­te­ments et les 40.000 km2 de la zone démi­li­ta­ri­sée. Au sud du dépar­te­ment, près de Belén de los Anda­quíes, dans le vil­lage de Puer­to Torres, les hommes du Bloque Cen­tral Boli­var, rebap­ti­sé Frente Sur Anda­quíes, et leur chef Car­los Mario Jimé­nez alias « Maca­co », qui ins­tallent leur centre de com­man­de­ment et de tor­ture dans l’école municipale.

L’horreur vécue alors dans le Caquetá et le Caguán est telle que, en mai 2015, le Cen­tro Nacio­nal de Memo­ria Histó­ri­ca (CNMH) prend jus­te­ment l’exemple de Puer­to Torres pour docu­men­ter les apports de l’anthropologie légiste, de la jus­tice ordi­naire et de la jus­tice tran­si­tion­nelle dans la recons­truc­tion de la mémoire his­to­rique afin de témoi­gner de ce qui s’est pas­sé, non seule­ment à Puer­to Torres, mais au-delà, à l’échelle du pays entier. Ce tra­vail retrace les étapes selon les­quelles les para­mi­li­taires orga­ni­saient leurs exac­tions, et les met en mots qui com­plètent les témoi­gnages brefs, pudiques, voire allu­sifs des civils — un tra­vail qui est aus­si une brèche dans le silence où se murent encore aujourd’hui un grand nombre de sur­vi­vants du Caquetá et du Caguán.

L’arbre aux suppliciés

Dans cette his­toire de Puer­to Torres, le plus effa­rant est l’écart entre le moment où la jus­tice com­mence à tra­vailler, et celui où la parole de la mémoire his­to­rique prend forme : en effet, dès août 2002, la Fis­calía, le par­quet colom­bien, mène l’enquête, à la suite des confes­sions d’un déser­teur du groupe para­mi­li­taire qui éva­lue à une cen­taine le nombre de vic­times dont les corps étaient enter­rés dans dif­fé­rents endroits de la seule loca­li­té de Puer­to Torres. Du 18 au 28 octobre 2002, la jus­tice exhume trente-six corps.

Le rap­port des enquê­teurs et de l’équipe de méde­cine légale signale que « les per­sonnes qui arri­vaient ago­ni­santes de la cave (…) étaient déca­pi­tées et leurs corps démem­brés sur un autre tronc d’arbre des­ti­né à cette fonc­tion ». D’autres vic­times, en attente d’exécution, étaient atta­chées à un arbre, for­cées de regar­der ces exé­cu­tions et démem­bre­ments, et, en atten­dant leur tour, étaient déjà tor­tu­rées à coups de machette. Une pho­to du rap­port du CNMH, qui reprend les docu­ments de l’enquête judi­ciaire de 2002, montre le tronc de cet arbre, mar­qué d’innombrables et pro­fondes entailles, ain­si que d’impacts de balles.

La recons­truc­tion des faits et leur mise en récit res­ti­tuent aux morts l’histoire de leurs der­niers moments, bri­sant ain­si le silence qui est l’une des dimen­sions de la dis­pa­ri­tion for­cée de ces vic­times des paramilitaires.

Aujourd’hui, sur­vi­vants et cou­pables judi­cia­ri­sés estiment à un mil­lier le nombre des vic­times de l’offensive para­mi­li­taire dans la seule région du Caquetá : l’un des anciens chefs « para » a signa­lé l’existence de 743 fosses com­munes et tombes clan­des­tines, et, en octobre 2014, la Fis­calía avait exhu­mé 203 cadavres.

Pour­tant, pen­dant et après les négo­cia­tions de paix du Caguán, les habi­tants de San Vicente ont été confron­tés à une pro­pa­gande offi­cielle et média­tique qui vou­lait rendre invi­sible la guerre civile colom­bienne. Il est par­ti­cu­liè­re­ment frap­pant de voir que, tout au long des négo­cia­tions du Caguán, cette pro­pa­gande témoigne du choix fait par la classe poli­tique et de nom­breux sec­teurs de la socié­té, d’occulter ce qui se passe au même moment, à savoir, l’offensive et la mon­tée en puis­sance para­mi­li­taire à tra­vers le pays et tout autour de la zone démilitarisée.

Certes, beau­coup d’encre coule alors sur les offen­sives conti­nuelles de la gué­rilla des FARC hors de son fief de 40.000 km2, notam­ment sur ses prises d’otages, sou­vent spec­ta­cu­laires, comme les « pêches mira­cu­leuses » effec­tuées lors de bar­rages rou­tiers. Mais tout au long de ces négo­cia­tions, d’autres actes de guerre ne sont évo­qués qu’épisodiquement par les grands médias colom­biens et inter­na­tio­naux : quelque 449 mas­sacres para­mi­li­taires, presque tou­jours effec­tués avec la com­pli­ci­té des forces armées colom­biennes, qui, de 1999 à 2002, ont per­mis aux AUC de mon­ter en puis­sance et d’asseoir leur contrôle sur des régions entières4. Et, par là même, sur des pans entiers de l’économie et de la vie poli­tique du pays. Une influence à long terme, qui va bien au-delà des démo­bi­li­sa­tions de façade enga­gées à par­tir de 2005 sous la loi dite de « Jus­tice et Paix » durant le pre­mier des deux man­dats du pré­sident Alva­ro Uribe. Une influence qui per­dure aujourd’hui encore, sous d’autres formes.

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20 juillet 2005 — Défi­lé mili­taire à Bogotá

Aujourd’hui l’espoir d’une guerre qui ne sera plus héréditaire


Pho­to : Lau­rence Mazure

Guerre occultée, guerre niée

Si 1999 a atti­ré l’attention du monde entier sur les négo­cia­tions avec la gué­rilla des FARC qui s’ouvraient à San Vicente del Caguán, il faut rap­pe­ler que l’année a aus­si com­men­cé avec neuf grands mas­sacres para­mi­li­taires ciblant des com­mu­nau­tés rurales à tra­vers le pays — tous com­mis les 8, 9 et 10 jan­vier, c’est-à-dire dans le sillage immé­diat de l’ouver­ture offi­cielle des dia­logues le 7 jan­vier. Cette même année va connaître un total de nonante-neuf mas­sacres per­pé­trés par les AUC. Les grands médias conti­nue­ront essen­tiel­le­ment à ne par­ler du conflit qu’au tra­vers des actions de la gué­rilla des FARC.

Dans l’intelligentsia locale et inter­na­tio­nale, per­sonne ne veut par­ler de « guerre » et encore moins « civile ». Iro­nie san­glante de l’histoire, en août 1999, alors que Daniel Pécaut, direc­teur de recherche à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales), spé­cia­liste fran­çais de la Colom­bie et des FARC, reçu par les auto­ri­tés et le monde uni­ver­si­taire colom­biens, décrète, du haut de son exper­tise euro­péenne qu’on ne peut par­ler de l’existence d’une guerre civile, quelque dix-sept mas­sacres para­mi­li­taires frappent le ter­ri­toire.

En sep­tembre 2001, durant une année san­glante où les AUC per­pètrent 119 mas­sacres, Pécaut joue sur les mots et les doubles mes­sages en affir­mant une fois de plus qu’«il n’y a pas de guerre civile en Colom­bie », mais « une guerre contre la socié­té civile ». Pour­tant, il y en a bien une en cours, avec prise de contrôle ter­ri­to­rial à la clé : le 23 juillet de cette même année 2001, deux mois avant la publi­ca­tion de ces pro­pos de Pécaut dans le grand heb­do­ma­daire colom­bien Semant, une réunion secrète s’est tenue dans la loca­li­té de San­ta Fé de Rali­to entre les quatre plus grands chefs para­mi­li­taires du pays et la classe poli­tique locale ain­si que onze membres du Congrès, pour signer un pacte stra­té­gique. Ce docu­ment éta­blit la « tâche iné­luc­table de refon­der notre patrie, de signer un nou­veau contrat social ».

Du pacte de Ralito à la « parapolitique »

En fait le texte n’annonce rien de nou­veau. Par contre, il prend acte de ce qui a été mis sur pied durant cette période où tous les regards sont fixés sur les négo­cia­tions avec la gué­rilla : il s’agit de la col­la­bo­ra­tion de pans entiers de la classe poli­tique avec les groupes para­mi­li­taires. Leur but ? Mettre le pou­voir du nar­co­tra­fic (hommes, armes et argent) au ser­vice de la conquête poli­tique du pays par cer­tains sec­teurs éco­no­miques et poli­tiques, notam­ment celui d’Alvaro Uribe, pour les élec­tions géné­rales de 2002, puis de 2006. Le pacte de Rali­to est loin d’être un cas unique : au moins treize autres pactes simi­laires ont été conclus durant les années 2000/2001 dans le plus grand secret et la plus totale illé­ga­li­té, comme le rap­porte la fon­da­tion Arco Iris en mai 2012. 

Pour­tant les signes visibles de cette prise de contrôle du pays n’ont jamais man­qué : ce sont les mas­sacres para­mi­li­taires qui ont par­ti­cu­liè­re­ment ensan­glan­té la Colom­bie durant les négo­cia­tions du Caguán. Si le pacte de Rali­to a été connu et est pas­sé à la pos­té­ri­té, c’est parce que l’un des signa­taires a ten­té, à la fin 2006, de mini­mi­ser sa culpa­bi­li­té en en révé­lant l’existence — ouvrant la porte au scan­dale de la « para­po­li­tique » et à la condam­na­tion, entre autres, de soixante membres du Congrès colom­bien.

La menace paramilitaire prise en compte à La Havane

Aujourd’hui, alors qu’on célèbre l’accord his­to­rique du 23 juin sur la fin de la guerre entre le gou­ver­ne­ment et les FARC, la peur est pour­tant tou­jours pré­sente dans le dépar­te­ment du Caquetá et le Caguán : en avril der­nier, à Belén de los Anda­quíes, à Puer­to Torres et dans d’autres loca­li­tés voi­sines, le cor­res­pon­dant du quo­ti­dien espa­gnol ABC a ren­con­tré des habi­tants ter­ro­ri­sés par le retour des para­mi­li­taires. Ces der­niers ont convo­qués les délé­gués com­mu­naux et leur ont tenu le dis­cours sui­vant : « Nous sommes de retour, c’est notre ter­ri­toire, et nous ne lais­se­rons pas le pays être ven­du aux ter­ro­ristes des FARC par un gou­ver­ne­ment qui tra­hit la nation ». L’un des habi­tants exprime la crainte qui habite tout le monde : « Ces per­sonnes (les para­mi­li­taires) se sont déjà mon­trées à La Mona, à Puer­to Torres, et ici, à Val­pa­rai­so. Les gens ont très peur, ils ne veulent pas revivre les hor­reurs qui nous ont frap­pés par le pas­sé. »

Cette menace, pour tout le pays, est d’ailleurs prise en compte dans l’accord du 23 juin, grâce à la clause #2 sur « Les garan­ties de sécu­ri­té et de lutte contre les orga­ni­sa­tions cri­mi­nelles res­pon­sables des homi­cides et mas­sacres, ou qui portent atteinte aux défen­seurs des droits humains, mou­ve­ments sociaux ou mou­ve­ments poli­tiques. »5 La clause concerne éga­le­ment « les orga­ni­sa­tions cri­mi­nelles qui ont été nom­mées héri­tières du para­mi­li­ta­risme ain­si que leur réseaux d’appuis, et la pour­suite des conduites cri­mi­nelles qui menacent la mise en place des accords et la construc­tion de la paix ».

Selon Ilde­fon­so Henao, ancien démo­bi­li­sé de la gué­rilla de l’EPL de 1991, qui a tra­vaillé toutes ces der­nières années avec le Haut-Conseil pour les droits des vic­times, la paix et la récon­ci­lia­tion, auprès de la mai­rie de Bogotá, cet accord crée un équi­libre mili­taire inédit : « Les FARC se reti­rant de la guerre, les deux-tiers des forces armées pour­ront être réorien­tées pour com­battre les orga­ni­sa­tions para­mi­li­taires qui se sont restruc­tu­rées sous de nou­veaux noms, les car­tels dédiés au tra­fic de drogue, et tous leurs sys­tèmes d’alliances — tels que leur coopé­ra­tion cri­mi­nelle avec les pou­voirs locaux, la jus­tice, les ser­vices de san­té et les ser­vices sociaux. Ain­si, la léga­li­té et les ins­ti­tu­tions vont pou­voir être mobi­li­sées pour l’après-conflit, et décla­rer la guerre aux orga­ni­sa­tions illé­gales et aux éco­no­mies qui leurs sont asso­ciées. »6

Tan­dis que la signa­ture de l’accord final est consi­dé­rée comme immi­nente, libé­rer la Colom­bie de la ter­reur para­mi­li­taire demeure le der­nier défi, et pas le moindre, d’un pays où se livrent depuis 1948 ce que l’historienne Olga Behar appelle Les guerres de la paix7.

  1. Le quo­ti­dien suisse Le Cour­rier a publié cet article en deux par­ties, les 1er et 8 juillet 2016. La revue en ligne Mémoire des luttes (MEDELU) a éga­le­ment publié cet article le 3 août 2016. La ver­sion pour le site de La Revue nou­velle reprend ces deux édi­tions précédentes.
  2. Toutes les cita­tions jusque-là pro­viennent des entre­vues effec­tuées par l’auteure lors du repor­tage effec­tué les 8 et 9 octobre 1999 à San Vicente del Caguán.
  3. Jorge Enrique Bote­ro, Simon Tri­ni­dad : El Hombre De Hier­ro, Ran­dom House Español, 2008.
  4. Dia­grammes sta­tis­tiques inter­ac­tifs et évo­lu­tifs pro­po­sés par ce site consa­cré au recen­se­ment des vio­lences liées au conflit armé colom­bien. Ce centre de res­sources est entre autres ani­mé par le Centre natio­nal de la mémoire his­to­rique. En ren­trant dans les para­mètres tous les dépar­te­ments de la Colom­bie, les regrou­pe­ments de muni­ci­pa­li­tés et les groupes para­mi­li­taires, le total des mas­sacres per­pé­trés par ces der­niers est de 449 entre les années 1999 et 2001 (1999 : total de 119 pour les groupes para­mi­li­taires sur un total tous groupes armés confon­dus de 182 ; 2000 : total de 169 sur 232 ; 2001 : total de 161 sur 224).
  5. Com­mu­ni­qué conjoint #76 du gou­ver­ne­ment colom­bien et de la gué­rilla des FARC.
  6. Cour­riel d’Ildefonso Henao avec l’auteur du 2 juillet 2016.
  7. Olga Behar, Las Guer­ras de la paz, Edi­to­rial Pla­ne­ta, 1986.

Laurence Mazure


Auteur

http://www.lecourrier.ch/journaliste/laurence_mazure