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Au pays des aveugles, les borgnes sont-ils rois ?
La récente tuerie d’Umpqua a une fois de plus relancé le débat sur les armes aux États-Unis. D’un côté, on trouve bien entendu ceux qui plaident pour une restriction du droit à posséder et porter des armes. En face, sans surprise, campent ceux qui répètent que le problème n’est pas l’arme, mais celui qui la tient… ou ne la tient pas, que si les victimes avaient eu leur propre flingue, elles auraient pu limiter les dégâts… ou au moins économiser à l’État les frais d’un procès médiatique et mourir dans un combat loyal.

Et nous, Européens, de nous émouvoir, de nous scandaliser, de nous gausser. Quoi, ces idiots d’Américains n’ont pas encore compris que le contrôle des armes est le seul moyen de limiter la boucherie ? Ils ne voient pas que la course aux armements les mène dans le mur ? Ils ne sont pas foutus de concevoir que leur culture des armes génère incidents et attaques, faisant potentiellement de tout adolescent complexé un exécuteur ? Enfin, 30.000 morts et 70.000 blessés par an1 ne leur suffisent pas ?
Comme nous sommes sages et clairvoyants !
Mais sommes-nous vraiment en position de leur faire la leçon ? Les Américains sont pris dans un double système qui les immobilise. D’une part, il y a leur droit constitutionnel à être armés, leurs légendes et récits sur la manière dont l’Amérique fut civilisée – même si elle le fut plus par la charrue que par le six-coups –, leur fascination culturelle pour les armes et la puissance qu’elles confèrent. Il y a là tout un contexte culturel qui fait de l’arme à feu, autre chose qu’un objet dangereux qu’il suffit d’interdire.
D’autre part, les Américains ne vivent pas sur un continent vierge qu’ils défrichent. Leur société regorge littéralement d’armes à feu. 300 millions seraient en circulation. Réduire les ventes ne provoquerait donc qu’un très progressif assèchement de cette immense réserve. Il faudrait y ajouter des programmes de rachat et de confiscation, ce qui requerrait une politique coûteuse, volontariste et constante pendant des décennies, chose bien peu probable vu le caractère passionné du débat. Il est donc certain que, comme le relèvent les propagandistes d’une Amérique en armes, les malfrats continueraient d’accéder aux armes sans difficultés, tandis que les honnêtes citoyens ne le pourraient plus. On voit la taille de l’obstacle.
Dans un tel contexte, deux options sont ouvertes. Soit, la logique actuelle est maintenue, voire renforcée et l’on arme tout le monde, des enfants aux vieillards, des professeurs aux prêtres en se protégeant ainsi des armes par le recours aux armes. Cette fuite en avant présente l’indéniable avantage de disposer d’un discours prêt à servir, gracieusement fourni par le lobby des armes. L’autre possibilité est d’opérer un virage à 180 degrés, de prendre une suite de décisions politiques difficiles et de susciter la colère d’une partie de l’opinion publique pour espérer obtenir des résultats probants dans plusieurs années, voire plusieurs décennies. Si le succès est au rendez-vous. Suivre la pente ou changer de cap, donc… comme il est aisé, dès lors, d’affirmer qu’il n’y a pas d’alternative viable !
Mais, nous, les clairvoyants, sommes-nous bien certains de ne jamais tomber dans le piège de la courte-vue, du « bon sens » et de l’impasse culturelle ? En matière de stupéfiants, par exemple, alors que le marché de la drogue est hors de contrôle, alors que la lutte contre le trafic, l’incarcération des délinquants et les soins à prodiguer aux toxicomanes coûtent des sommes folles à la collectivité, alors que la prohibition permet aux maffias de s’enrichir démesurément, alors que la criminalisation renforce les risques liés à la qualité des produits et à leurs modes d’administration, alors que, en un mot, la prohibition est depuis longtemps un échec patent, nous continuons de la valider, voire d’appeler à son renforcement.
D’une part, nous vivons dans un univers culturel où il nous apparaît évident que l’alcool est un produit anodin – la preuve, il fait partie de notre quotidien – alors que les autres produits sont incomparablement plus dangereux. Nous continuons en outre de penser que le droit pénal et ses mécanismes de prohibition sont le seul rempart crédible face à la menace de la consommation de stupéfiants. Nous nous entêtons à craindre une épidémie de toxicomanie si la répression faiblissait. Nous continuons de classer « les drogues » ensemble, comme si les produits concernés avaient d’autres points communs que d’être psychotropes (comme bien d’autres substances) et interdits.
D’autre part, un pan considérable de notre système répressif s’est organisé autour de la prohibition : de la police à l’administration pénitentiaire, des structures de soin aux laboratoires d’analyse, c’est tout un monde qui tourne autour de la prohibition. Changer cette approche requerrait des réorganisations considérables, des réallocations de budgets, des changements de priorité et, plus encore, des révolutions culturelles. Les modifier au niveau national risquerait également de nous attirer les toxicomanes des pays environnants, les foudres de nos voisins et la condamnation des instances internationales auxquelles nous avons promis de rester prohibitionnistes.
Voilà donc que, nous aussi, nous validons la poursuite de politiques contreproductives. Des expériences de dépénalisation et de régulation de la vente de cannabis existent cependant, qui n’aboutissent pas à une hausse de la consommation, qui génèrent de considérables rentrées financières pour les autorités publiques et qui permettent un meilleur contrôle sanitaire des produits. Mais voilà, nous semblons tétanisés, incapables de sortir d’un cycle mortifère.
Nous aussi.
Il n’est pas ici question de défendre la position américaine en matière d’armes, mais plutôt d’appeler à prendre chaque dossier étranger où il nous paraît si évident que nos voisins font fausse route pour une occasion de nous interroger sur nous-mêmes. Sommes-nous meilleurs ou nos angles-morts sont-ils simplement différents ? Aurons-nous le courage de les réduire, aurons-nous la volonté d’ouvrir les yeux ?
Comme souvent, la question est moins d’imaginer de nouvelles solution que de prendre son courage politique à deux mains.
- Les chiffres repris dans cet article proviennent de : Hélène Sallon, « Etats-Unis : 300 millions d’armes à feu, 30 000 morts par an », Le Monde.fr, 8 janvier 2013, http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2013/01/08/etats-unis-300-millions-d-armes-a-feu-30 – 000-morts-par-an_1813806_3222.html.