Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Agriculture familiale ou « familiarcale » ? Des raisons pour la soutenir

Blog - e-Mois par Emmanuel De Loeul

février 2014

Les Nations unies ont dési­gné 2014 comme Année inter­na­tio­nale de l’agriculture fami­liale. L’on entend sou­vent par là une agri­cul­ture pra­ti­quée en majo­ri­té dans les pays pauvres avec peu de moyens méca­niques et une nom­breuse main‑d’œuvre. Voi­ci com­ment, en 2008, l’éleveur nigé­rien Dji­bo Bagna, à l’époque coor­di­na­teur natio­nal de la Plate-forme pay­sanne du Niger, défi­nis­sait l’agriculture familiale : […]

e-Mois

Les Nations unies ont dési­gné 2014 comme Année inter­na­tio­nale de l’agriculture fami­liale. L’on entend sou­vent par là une agri­cul­ture pra­ti­quée en majo­ri­té dans les pays pauvres avec peu de moyens méca­niques et une nom­breuse main‑d’œuvre.

Voi­ci com­ment, en 2008, l’éleveur nigé­rien Dji­bo Bagna, à l’époque coor­di­na­teur natio­nal de la Plate-forme pay­sanne du Niger, défi­nis­sait l’agriculture fami­liale 1 :

Un mode d’organisation qui per­met de trans­mettre des civi­li­sa­tions, des cultures, de géné­ra­tion en géné­ra­tion. Chez nous, une exploi­ta­tion fami­liale est com­po­sée d’une famille dont les carac­té­ris­tiques varient d’une com­mu­nau­té à l’autre (de 20 à 40 membres). Il y a une hié­rar­chie et des règles, le plus jeune a du res­pect pour l’ancien, l’ancien sait com­ment orien­ter les choses. Le lien fami­lial est fort. Dans le groupe il peut y avoir des membres qui font de l’agriculture, de l’élevage, un peu de com­merce et éven­tuel­le­ment quelques per­sonnes qui sont fonc­tion­naires. Aujourd’hui on a de plus en plus ten­dance à mettre en place de nou­velles règles de fonc­tion­ne­ment. Ain­si on est en train, avec les nou­velles lois modernes, de mor­ce­ler les terres pour que chaque per­sonne puisse avoir sa part. Il y a des avan­tages et des incon­vé­nients à cela. Avan­tages, car les familles aug­mentent et par­fois cela amène des conflits par­fois meur­triers. En attri­buant une par­celle à cha­cun on évite ce pro­blème. Main­te­nant l’inconvénient c’est que tu as aujourd’hui des per­sonnes qui n’ont plus de terre car les parents ne veulent plus don­ner un petit mor­ceau de ter­rain à leurs des­cen­dants. Ces der­niers sont donc obli­gés de migrer ou, s’ils en ont les moyens, d’acheter d’autres terres. En consé­quence, avec ce moder­nisme, la soli­da­ri­té entre les com­mu­nau­tés et entre les familles dis­pa­raît, ain­si que le res­pect des enfants pour les parents. Pour toutes ces rai­sons, chez nous, la notion d’agriculture fami­liale a beau­coup de sens. S’il n’y a plus ce sys­tème d’organisation cela pose­ra beau­coup de problèmes.

Le patriar­cat et le conser­va­tisme tels qu’exprimés dans cet extrait par Dji­bo Bagna sont rare­ment évo­qués par les défen­seurs occi­den­taux de l’agriculture fami­liale. La plu­part d’entre-eux consi­dèrent, sou­vent à juste titre, qu’il n’est pas de leur res­sort de déci­der de la fin du patriar­cat et se démarquent d’un rap­port d’asymétrie poli­tique où l’Occident est en mesure d’imposer uni­la­té­ra­le­ment ses vues et de condi­tion­ner ses prêts en les subor­don­nant à la repro­duc­tion de ses propres modèles.

Oser le néo­lo­gisme dou­teux que contient le titre de cet article et abor­der de front les ques­tions rela­tives au patriar­cat et au conser­va­tisme dans les agri­cul­tures fami­liales de pays pauvres a néan­moins l’avantage de per­mettre, en contre­point, une démons­tra­tion des bonnes rai­sons qui méritent que ces agri­cul­tures soient défen­dues, mal­gré cer­taines de ses carac­té­ris­tiques qui peuvent heur­ter un nombre de prin­cipes et d’idéaux égalitaires.

Cette démons­tra­tion com­mence par un rap­pel du contexte mon­dial. À l’échelle de la pla­nète, la popu­la­tion agri­cole est esti­mée à 2,6 mil­liards de per­sonnes, soit 40 % de la popu­la­tion totale. Avec 1,3 mil­liard d’actifs, l’agriculture demeure le pre­mier sec­teur d’emploi au niveau mon­dial. Dans les pays en déve­lop­pe­ment, là où 70% de la popu­la­tion reste liée aux acti­vi­tés agri­coles, l’alimentation des familles dépend essen­tiel­le­ment de la pro­duc­tion vivrière et des mar­chés locaux.

Défendre l’agriculture fami­liale dans les pays du Sud, c’est donc d’abord être prag­ma­tique. Il s’agit éga­le­ment d’une prise de conscience des défis envi­ron­ne­men­taux, ce type d’agriculture étant sans doute le mieux à même de conci­lier les contraintes de la démo­gra­phie galo­pante, de la sécu­ri­té ali­men­taire et de l’adaptation aux enjeux du réchauf­fe­ment cli­ma­tique. Ces constats sont dres­sés par Denis Pesche et Jean-Michel Sou­ris­seau, cher­cheurs au Centre de recherche des enjeux inter­na­tio­naux de l’agriculture et du déve­lop­pe­ment (Cirad) et auteurs d’un récent rap­port inti­tu­lé Les agri­cul­tures fami­liales du monde 2 . Leur plai­doyer n’est pas exempt de luci­di­té. Dans un numé­ro récent de la revue Défis Sud 3 , les cher­cheurs expliquent que quand les logiques fami­liales et de pro­duc­tion se confondent, on ne « compte pas ses heures ». L’autoexploitation ou la sur­ex­ploi­ta­tion ne sont pas loin. Sur­tout dans des contextes de patriar­cat où les femmes se trouvent dans une situa­tion d’infériorité et où les plus jeunes n’ont pas voix au cha­pitre sur les déci­sions concer­nant l’exploitation familiale.

Modifier les rapports de force

Com­ment s’appuyer sur les avan­tages de l’agriculture fami­liale pour amé­lio­rer la sécu­ri­té ali­men­taire ? Pas en pri­vi­lé­giant des poli­tiques d’individualisation des droits estiment les auteurs du rap­port. D’une manière géné­rale, ces poli­tiques « sont por­teuses d’émancipation des per­sonnes, mais dans la pra­tique du monde agri­cole, elles peuvent débou­cher aus­si sur des effets per­vers, pré­cise Jean-Michel Sou­ris­seau : frag­men­ta­tion des terres, réduc­tion de la taille des exploitations ».

Quelles orien­ta­tions suivre, alors ? Pour Jean-Michel Sou­ris­seau, il s’agirait éven­tuel­le­ment de « conser­ver les logiques pro­duc­tives en com­mun tout en modi­fiant les rap­ports de force internes aux familles. » En éla­bo­rant des sta­tuts par­ti­cu­liers aux­quels seraient atta­chés des droits pro­té­geant les femmes et les jeunes, sur le mode du « conjoint aidant » qui existe dans cer­taines légis­la­tions occi­den­tales. Ou en inno­vant dans les pro­ces­sus déci­sion­nels, comme l’expérimente la Fédé­ra­tion pay­sanne séné­ga­laise (Fongs) à tra­vers des « assem­blées de famille », qui offrent un cadre plus for­mel et plus démo­cra­tique de concer­ta­tion, de pla­ni­fi­ca­tion et de sui­vi des activités.

Transformation transversale nécessaire

Quelques unes de ces pro­po­si­tions du cher­cheur fran­çais n’échappent donc pas à un cer­tain « occi­den­ta­lo­cen­trisme » fort cri­ti­qué par ceux qui consi­dèrent que le Nord n’a pas à juger en ver­tu de ses propres valeurs, quelles que soient ses nobles intentions.

Pour le cher­cheur, il ne s’agit pour­tant pas tant de sou­te­nir une vision pré­cise de l’agriculture fami­liale que de réflé­chir à sa néces­saire trans­for­ma­tion en vue d’atteindre la sécu­ri­té ali­men­taire. De quelle manière la trans­for­mer de façon endo­gène ? La route sera encore longue si l’on ne tient pas compte avec luci­di­té de toutes ses carac­té­ris­tiques : « les défen­seurs de l’agriculture fami­liale font rare­ment le lien entre rela­tion de tra­vail intra­fa­mi­liale et repro­duc­tion du patriar­cat », répète Jean-Michel Sou­ris­seau. Autre frein : les mesures visant une trans­for­ma­tion des agri­cul­tures pay­sannes relèvent d’autres sec­teurs que les minis­tères de l’Agriculture. L’enjeu ici est dans le déve­lop­pe­ment d’une culture gou­ver­ne­men­tale inter­mi­nis­té­rielle et transversale.

En 2008, la Banque mon­diale elle même s’est mise à chan­ter les louanges de l’agriculture fami­liale comme sup­port à une véri­table poli­tique de sécu­ri­té ali­men­taire. La pers­pec­tive reste néan­moins, à moyen et à long terme, de connec­ter les agri­cul­teurs du Sud aux mar­chés inter­na­tio­naux. Et la vision linéaire du déve­lop­pe­ment de l’agriculture, ins­pi­rée de celui des agri­cul­tures des pays indus­tria­li­sés, demeure sous-jacente. Sou­te­nir l’agriculture fami­liale ne serait qu’une étape vers une inten­si­fi­ca­tion voire une indus­tria­li­sa­tion de la production.

Développer de nouvelles pratiques

Pour les cher­cheurs du Cirad, cette vision – encore domi­nante – se heurte aujourd’hui à deux grands écueils. Tout d’abord, les pays du Sud qui n’ont pas réa­li­sé leur tran­si­tion démo­gra­phique et qui ne dis­posent pas d’industries manu­fac­tu­rières et encore moins d’activités de ser­vices sont inca­pables d’absorber la main‑d’œuvre qui pro­vien­drait d’une indus­tria­li­sa­tion ou d’une inten­si­fi­ca­tion méca­nique de leurs agri­cul­tures. Dans ces pays-là, la voie de l’agriculture fami­liale est la plus réa­liste et la plus effi­cace, estiment les auteurs du rap­port. Et de pré­co­ni­ser dans ce cas d’y mener des poli­tiques basées sur une éco­no­mie vivrière et locale, incluant néan­moins la réduc­tion de la péni­bi­li­té du travail.

Ensuite, au niveau mon­dial, le réchauf­fe­ment cli­ma­tique, la raré­fac­tion des res­sources pétro­lières (matières pre­mières des engrais chi­miques) et les effets envi­ron­ne­men­taux néfastes de l’agrochimie font de la ques­tion éner­gé­tique une prio­ri­té. « Au niveau des éner­gies fos­siles, on va dans l’impasse, estime Denis Pesche. La prio­ri­té, c’est de déve­lop­per des pra­tiques agri­coles les moins éner­gi­vores pos­sibles. » Dans cette pers­pec­tive, la fécon­da­tion mutuelle des agri­cul­tures fami­liales et des pra­tiques d’agroécologie semble être l’une des pistes d’avenir.

  1. Extrait de la revue Grain de Sel (une publi­ca­tion de l’association fran­çaise Inter-Réseaux), n° 43, juin-août 2008. « Pour l’agriculture fami­liale, oui, mais laquelle ?», pages 29 et 30.
  2. Les agri­cul­tures fami­liales du monde. Défi­ni­tion, contri­bu­tions et poli­tiques publiques. Résu­mé exé­cu­tif, col­lec­tif, CIRAD, mai 2013.
  3. Cet article est une ver­sion adap­tée et modi­fiée d’un article d’Emmanuel De Loeul paru dans le récent numé­ro de Défis Sud consa­cré à l’Année inter­na­tio­nale de l’agriculture fami­liale. « Des réa­li­tés mul­tiples et mal connues », Défis Sud n°116, jan­vier 2014. Pierre Coop­man est le rédac­teur en chef de la revue Défis Sud.

Emmanuel De Loeul


Auteur