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Blackout

Numéro 9 Septembre 2003 par Pierre Walthéry

septembre 2003

Jeu­di, milieu d’a­près-midi. Le siège des Nations unies, en bord de baie de l’Hud­son River. Archi­tec­ture moder­niste, quelques courbes, sur­tout des angles. Un long bâti­ment plat, une tour, pré­cé­dés d’une espla­nade en béton et de quelques arbres. Des bronzes contem­po­rains : un revol­ver au canon noué, une map­pe­monde. Des dra­peaux sur toute la lon­gueur : d’a­bord un […]

Jeu­di, milieu d’a­près-midi. Le siège des Nations unies, en bord de baie de l’Hud­son River. Archi­tec­ture moder­niste, quelques courbes, sur­tout des angles. Un long bâti­ment plat, une tour, pré­cé­dés d’une espla­nade en béton et de quelques arbres. Des bronzes contem­po­rains : un revol­ver au canon noué, une map­pe­monde. Des dra­peaux sur toute la lon­gueur : d’a­bord un groupe de cinq ou six, Cuba, Ita­lie, Israël, Mexique… Et puis les centre-quatre-vingt-cinq autres. Je me demande quelle est la logique qui pré­side à cet ordon­nan­ce­ment. Peut-être un déli­cat équi­libre qui date de la guerre froide. Selon le New York Times, le règne de la len­teur, le calme feu­tré, la cour­toi­sie de la bureau­cra­tie inter­na­tio­nale, le tout tra­duit en six langues.

Contraste total avec l’a­gi­ta­tion de l’ex­té­rieur. Le seul point com­mun avec la ville, peut-être… Le sen­ti­ment de sa propre importance.

À côté de l’O.N.U., un com­plexe non iden­ti­fiable : cen­trale élec­trique, usine quel­conque… Moses Play­ground, dit le plan. En tout cas, indus­trie lourde… Entre les deux, les voi­tures, encore les voi­tures. Des grosses, des petites, des rouges, des blanches et des jaunes. Sur­tout des grosses. Sur­tout des jaunes, genre Yel­low Cab. Quelques limou­sines. Et puis la der­nière mode, dans le genre, les SUV limou­sine. Des 4 x 4 de dix mètres de long, avec chauffeur.

Ce matin, nous avons visi­té le Clois­ter Museum, une exten­sion du Metro­po­li­tan, offerte par un mil­liar­daire de la dynas­tie Rocke­fel­ler. En 1938, il a fait impor­ter d’Eu­rope des pans entiers d’ab­bayes, romanes et gothiques, et les a recons­ti­tués ici, sur le haut de l’ile à Washing­ton Heights, au milieu d’un parc dans une espèce de manoir bâti avec des pierres ame­nées dans la fou­lée. Quatre cloitres com­plets, fran­çais et alle­mands, dont un occu­pé par la café­té­ria. Des tom­beaux, des gisants, des cos­tumes reli­gieux anciens. Des toiles repré­sen­tant des scènes de la Bible, d’é­coles alle­mandes, ita­liennes ou espa­gnoles. Divers objets en pro­ve­nance de Tour­nai ou du Sud de la France. Comme si cet homme avait vou­lu sau­ver un mor­ceau d’Eu­rope avant le désastre qui s’an­non­çait. Je me demande dans quelles cir­cons­tances ces ventes ont été effec­tuées. Tout ceci a un arrière-gout de tro­phée impé­rial, me fait remar­quer Xavier. Je me sens objec­ti­vé, par­tie inté­grante de cette Europe de carte pos­tale. Un insecte épin­glé dans la vitrine d’un entomologiste.

J’ai envie de voir le hall d’en­trée de l’O.N.U., où Cary Grant fai­sait les cent pas en atten­dant Les­ter Town­send dans North by Nor­th­west. On entre par une cahute en bois recou­verte de toile blanche, on fait la file et on passe au détec­teur, comme dans un aéro­port. Une foule mélan­gée de tou­ristes patiente, plu­tôt asia­tique et fami­liale. Des agents de sécu­ri­té en uni­forme gris orga­nisent le contrôle, avec la même dégaine non­cha­lante que les flics du N.Y.P.D. Quelques Blacks et un géant roux. Je suis dans la queue avec Xavier depuis quelques minutes quand les lumières s’é­teignent. Tout le monde se regarde, des sou­rires sont esquis­sés. Même l’O.N.U. peut avoir des pannes de cou­rant. Les agents de sécu­ri­té sont au télé­phone. On ne passe plus. Les néons cli­gnotent, s’é­teignent, se ral­lument, mais leur lumière est faible. Les détec­teurs ne semblent plus très vivants. Le sosie de Bill Bal­lan­tine nous explique qu’il ne sait pas quand le check-in reprendra.

Pas de chance. 16 h 15, le bâti­ment ferme ses portes dans une demi­heure. Plus la peine d’at­tendre qu’ils aient trou­vé la source de la panne. Peut-être un fonc­tion­naire qui a pous­sé la cli­ma­ti­sa­tion trop fort. North by Nor­th­west, ce sera pour une autre fois. De toute façon, ce n’au­rait plus été pareil. Moins de gent­le­men en cos­tume, de secré­taires en tailleur ; 2003 est trop bigar­ré pour que l’on puisse res­sen­tir le monde bipo­laire et gris des années cin­quante. Nous repre­nons nos sacs lais­sés à la consigne. Xavier part à l’ex­plo­ra­tion des immeubles du quar­tier, le Chrys­ler Buil­ding, le Fla­ti­ron, l’Em­pire State. Je me dirige vers Grand Cen­tral pour reprendre le métro vers Brook­lyn Bridge, et de là me bala­der dans Brook­lyn Heights.

Les feux de signa­li­sa­tion du car­re­four entre la First Ave­nue et la 42nd Street semblent en panne. Coups de klaxons. Une grosse femme avec une pous­sette coin­cée au milieu du tra­fic s’ex­clame « Oh my God ! ». Des volon­taires s’in­ter­posent, arrêtent un ins­tant le flot de voi­tures. La dame peut pas­ser de l’autre côté. En remon­tant la 42nd Street, la foule se den­si­fie. Un autre car­re­four dont les feux ne fonc­tionnent pas. Les employés du Pfi­zer Buil­ding sont sur le trot­toir. L’air mi-déso­rien­tés mia­mu­sés. Peut-être une alerte à la bombe, en pro­tes­ta­tion contre la com­mer­cia­li­sa­tion mas­sive du Via­gra. Ou un drink de départ ori­gi­nal. Plus haut, la foule déborde du trot­toir. Des gens com­mencent à mar­cher sur la chaus­sée. En temps nor­mal, il fau­drait oser, étant don­né la den­si­té du tra­fic. Il est envi­ron 17 heures. Je me demande si les sor­ties de bureau sont tous les jours aus­si chao­tiques. À la hau­teur de Grand Cen­tral, la cohue. J’hé­site un ins­tant, essaie de pas­ser. Un flic qui filtre à l’en­trée me repousse en mar­mon­nant quelque chose d’in­com­pré­hen­sible. Je renonce à lui deman­der de répé­ter dans un lan­gage plus forei­gner-friend­ly. De toute manière très peu de monde semble entrer dans la sta­tion. Je m’ar­rête un ins­tant. Autour de moi, les gens ont l’air de s’in­ter­ro­ger sur ce qui se passe.

J’en­tame la conver­sa­tion avec un homme, cos­tume trois pièces, en train de dis­cu­ter avec une asia­tique plu­tôt mignonne. Pas de chance, elle en pro­fite pour s’es­qui­ver. « Vous êtes Fran­çais ? », me demande-t-il, en sou­riant et en fran­çais. Autant pour mon amour-propre. Je ne pen­sais pas que mon anglais fai­sait si Fren­chy. « Non, je suis Belge. » Je lui réponds dans la même langue. Il sou­rit et m’a­voue ne pas vrai­ment par­ler fran­çais. Il me demande si je connais Bruxelles. Il tra­vaille comme consul­tant aux Nations unies. Il me répète à plu­sieurs reprises qu’il a fait deux M.B.A. ici, depuis qu’il est arri­vé. Qu’il a pas­sé dix ans en Europe, et qu’il la pré­fère aux États-Unis, défi­ni­ti­ve­ment. Il compte y retour­ner bien­tôt. « Les gens se foutent des pauvres ici. » « Je ne dis pas ça parce que tu es Euro­péen », ajoute-t-il. J’es­saie de lui glis­ser que de l’autre côté de l’At­lan­tique, nous avons aus­si nos pauvres qui ne sont pas tou­jours mieux logés qu’i­ci. Il m’ex­plique que cette foule, ce n’est pas nor­mal. Ce ne sont pas seule­ment les employés de Pfi­zer. Tout le quar­tier, et peut être toute la ville sont sans élec­tri­ci­té. Je regarde de nou­veau les flots de gens qui passent au car­re­four entre la 42nd et Park Ave­nue. De plus en plus com­pacts. La cir­cu­la­tion est pra­ti­que­ment à l’arrêt.

Pour lui, c’est pra­ti­que­ment cer­tain. Un nou­vel atten­tat. Quelque chose — une cen­trale élec­trique — a dû sau­ter à l’ex­té­rieur de New York. Ce n’est que le com­men­ce­ment. Il me sou­rit d’un air un peu condes­cen­dant quand je lui dis que pour ma part je pense plu­tôt à une trop forte demande d’élec­tri­ci­té à cause de la cha­leur. « De plus en plus de gens détestent ce pays et ceux qui y vivent », m’ex­plique-t-il avec un sou­rire fata­liste. « Ça n’a fait que s’ac­croitre avec la guerre. Et main­te­nant, avec la nou­velle poli­tique du gou­ver­ne­ment amé­ri­cain, les choses risquent encore d’empirer. Bush met à dis­tance ses alliés arabes tra­di­tion­nels, quitte l’A­ra­bie Saou­dite et cherche à diver­si­fier son appro­vi­sion­ne­ment en pétrole en favo­ri­sant la construc­tion d’un pipe­line entre le Tchad et le Came­roun. Tout cela est mauvais. »

Je lui dis que même si la ville est sens des­sus des­sous, je trouve cette ambiance « les pié­tons reprennent la rue » plu­tôt cool. Il me regarde un ins­tant et approuve. Il me raconte que quand il était gosse, en Afrique il devait mar­cher plu­sieurs kilo­mètres pour aller à l’é­cole, de son vil­lage. Et chaque matin, il se fai­sait dépas­ser par le camion de son grand-père qui allait livrer des mar­chan­dises à la ville. Il ne com­pre­nait pas pour­quoi le vieux ne s’ar­rê­tait jamais pour le prendre avec lui. Un jour, il est allé lui rendre visite, au grand-père, pour lui deman­der des expli­ca­tions. Et le vieux lui a fait la morale. Il lui a dit qu’il y a deux niveaux, deux couches au monde tel qu’on peut le per­ce­voir : celui des appa­rences, confor­table, à l’a­bri des contin­gences. Et puis la réa­li­té, où cha­cun doit trou­ver sa propre solu­tion pour aller à l’é­cole. Sou­vent, les gens finissent par oublier l’exis­tence de ce pre­mier niveau. « Si je ne t’emmène jamais avec moi dans mon camion, c’est parce que je veux que tu prennes bien conscience de la réa­li­té des choses, pour com­men­cer. Un jour, tu pas­se­ras à autre chose, tu mon­te­ras plus loin. Mais il faut que tu n’ou­blies jamais ce tra­jet que tu fais main­te­nant pour te rendre à l’é­cole. » Je le quitte peu après. Nous nous ser­rons la main : Tho­mas. Pierre.

Un peu plus loin, je bifurque vers la gauche sur la Troi­sième Ave­nue. La ville est presque à l’ar­rêt. De mil­liers de gens sont dans les rues, sur les trot­toirs et les chaus­sées. Trois mil­lions de per­sonnes coin­cées sur l’ile de Man­hat­tan. Les néons sont éteints et la plu­part des com­merces ont fer­mé. Quelques ter­rasses de cafés conservent leurs clients. Des files de plus en plus longues — calmes et dis­ci­pli­nées, à l’an­glaise — se forment aux arrêts de bus. La plu­part de ceux-ci sont com­plè­te­ment bon­dés et ne s’ar­rêtent pas. De toute manière ils avancent au pas. Peut-être les gens ne les pren­nen­tils que pour pro­fi­ter de la cli­ma­ti­sa­tion. Vingt degrés, contre 100°F/ 35°C à l’ex­té­rieur. Des immi­grés indiens vendent des bois­sons, des bret­zels et des jus de fruits à leurs échoppes, comme à l’ac­cou­tu­mée. Je me demande s’ils ont fait mon­ter les prix pour l’oc­ca­sion. Devant la ter­rasse d’un café, la patronne a réqui­si­tion­né ses employés et dis­tri­bue des verres d’eau gla­cée aux pas­sants avec un air de « self righ­teous­ness », de dame patron­nesse qui visite ses pauvres. Je prends un gobe­let comme les autres. Les gens la remer­cient. Thank you very much indeed. L’am­biance est pla­cide, presque décon­trac­tée. À un car­re­four, un jeune en rol­lers et sac à dos s’im­pro­vise agent de la cir­cu­la­tion pen­dant quelques minutes. Bras ten­dus, exhor­ta­tions aux pas­sants et auto­mo­bi­listes. À d’autres croi­se­ments, ils sont deux ou trois, pas tou­jours très coor­don­nés. Ça marche : les voi­tures s’ar­rêtent, les gens attendent un ins­tant devant les feux éteints. Au bloc sui­vant, le chaos. Un taxi et un bus bloquent le pas­sage. La marée humaine se glisse dans les inter­stices et conti­nue de cou­ler down­town — vers le bas de l’ile et les ponts. Les cabines télé­pho­niques sont prises d’as­saut. Des files, à peine moins longues qu’aux arrêts de bus, dix, quinze per­sonnes. Cer­tains por­tables ont l’air de fonc­tion­ner. Les espaces sur­éle­vés sont enva­his par des pho­to­graphes et des camé­ra­mans impro­vi­sés. La foule se laisse immor­ta­li­ser, avec par­fois des remarques iro­niques. Au moment où je le prends en pho­to, un homme, géant de deux mètres gri­son­nant, genre cadre supé­rieur qui a tom­bé la veste me fait un sou­rire éblouis­sant en disant « smile », sans s’ar­rê­ter. Dans les maga­sins, les jetables partent comme des petits pains. Faute de caisse enre­gis­treuse, les tran­sac­tions sont approxi­ma­tives. Le ven­deur qui me tend les deux films cou­leur me fait un rabais de trois dol­lars à défaut de change.

Au car­re­four avec la Trente-troi­sième Rue, un homme mous­ta­chu, la cin­quan­taine, ves­ton gris look d’a­vo­cat de série télé s’est juché sur un bac à fleurs dans la tra­vée qui sépare les deux sens de cir­cu­la­tion. Il porte un badge de jour­na­liste et est en train de com­mu­ni­quer par wal­kie-tal­kie. J’at­tends qu’il ait ter­mi­né sa conver­sa­tion, puis je lui demande s’il a des infos sur « all this mess ». Il me dit que, selon ses contacts, ce n’est pas une cen­trale élec­trique, mais une sous-sta­tion, un relais, qui a flan­ché à la fron­tière avec le Cana­da. On ne connait tou­jours pas la rai­son…, me dit-il en appuyant son regard. Une bonne par­tie de la Côte Est est pri­vée d’élec­tri­ci­té. D’autres pas­sants, nous voyant cau­ser s’ar­rêtent et lui demandent com­bien de temps ça va durer. Il n’en sait évi­dem­ment rien. L’homme ajoute sim­ple­ment qu’il était là en 1965, et que là le cou­rant avait mis qua­rante-huit heures à reve­nir. Per­sonne ne semble ouver­te­ment par­ler de l’é­ven­tua­li­té d’un atten­tat. Et pour­tant tout le monde y pense, laisse per­cer une inter­ro­ga­tion, des points de sus­pen­sion dans ses ques­tions. Seuls les tou­ristes pro­noncent ouver­te­ment le mot. Je pense aux rames de métro qui ont dû s’ar­rê­ter un peu par­tout sous terre. Aux hôpi­taux aus­si. Cette ambiance cool n’est qu’une appa­rence et les nou­velles du soir ne man­que­ront pas d’a­me­ner leur lot de vic­times que je ne peux que pré­sa­ger. Je com­mence à me deman­der com­ment je vais me débrouiller pour remon­ter sur Mont­réal si tout ceci se pro­longe, avec mes vingt­sept dol­lars en poche.

Plus bas, sur Union Square, la place est bon­dée, à peine plus que d’ha­bi­tude. On conti­nue à sen­tir l’am­biance East Vil­lage. Des gens assis par terre bou­quinent, bavardent ou boivent. L’in­ter­dic­tion de boire de l’al­cool en public semble oubliée pour un temps. Un groupe de rap­peurs com­mence son show. Ici aus­si, l’en­trée du métro est fer­mée. Sur le côté, un groupe de Women in Black pro­teste contre la poli­tique des États-Unis en Israël-Pales­tine et dis­tri­bue des tracts. Un homme, presque jubi­lant, bran­dit une ban­de­role Free Pales­tine, avec un air de « je vous l’a­vait bien dit ».

Je conti­nue mon che­min vers William­sburg Bridge, le pont le plus proche, pour retour­ner à l’ap­par­te­ment. Je redes­cends la Qua­trième Ave­nue, puis la Seconde, le long du Sara Roo­se­velt Park. La longue file humaine s’est un peu éti­rée de ce côté. Des immi­grés por­to­ri­cains assis sur la devan­ture de leur épi­ce­rie nous regardent pas­ser, imper­tur­bables. Des gens leur achètent de l’eau, de la bière, des glaces. Un patron de café a ins­crit à la craie sur son tableau « Power out — Get your drink on ». En devan­ture, les clients rigolent.

Le pont, enfin. Sept-cents mètres de long, au moins. Des voi­tures de flics à l’en­trée qui tentent de cana­li­ser le flot humain. Les quatre bandes de cir­cu­la­tion sont enva­hies, en plus de la pas­se­relle réser­vée aux pié­tons. Seuls les ser­vices d’ur­gence et pro­fes­sions prio­ri­taires peuvent tra­ver­ser l’Hud­son en voi­ture dans les deux sens. Une rame de métro est à l’ar­rêt au-des­sus, la conduc­trice nous regarde, assise sur un rail. Par­fois, nous nous fai­sons dépas­ser par des cyclistes ou des rol­lers. Au milieu, la vue est superbe sur Man­hat­tan et Brook­lyn. De l’autre côté, sur la gauche, j’a­per­çois les bâti­ments de la Old Dutch Bre­we­ry, avec ses carac­tères blancs monu­men­taux à demi effa­cés, près de l’ap­par­te­ment. Tou­jours le même calme non­cha­lant, presque désa­bu­sé. Un ras­ta me dépasse, un livre sous le bras, en train d’ex­pli­quer le sens de la vie à la fille qui l’ac­com­pagne. Je sai­sis au pas­sage les mots « vie », « amour ». Quelques groupes remontent dans l’autre sens vers Man­hat­tan. Des jeunes rigolent des tou­ristes qui prennent des pho­tos du pano­ra­ma, des gens, des deux : « Nice view, eh ? » À la sor­tie du pont un flic en lunettes noires répète inlas­sa­ble­ment « Man­hat­tan on the left, the Queens straight ahead » pour ceux qui cherchent leur che­min. Il fait des mou­li­nets avec ses bras pour diri­ger les quelques voi­tures qui se risquent à tra­ver­ser. Une fille lui donne à boire. Des juifs ortho­doxes, man­teaux et cha­peaux noirs, dis­tri­buent de l’eau. Je remer­cie le rou­quin qui me tend un gobe­let. De longues tresses, des lunettes, un air d’é­tu­diant timide. Il esquisse un sou­rire, mais n’ac­croche pas mon regard.

Je n’é­tais pas encore venu dans cette par­tie de Brook­lyn. Les habi­tants sont plus pauvres que plus haut, sur Bed­ford Ave­nue et Grand Street, net­te­ment plus hip. Beau­coup de Por­to­ri­cains, encore. Des gosses s’a­musent à s’as­per­ger autour d’une bouche d’in­cen­die qui a été déver­rouillée. Une mère tente de rem­plir un bibe­ron. La foule s’est épar­pillée dans toutes les direc­tions. Tout parait presque nor­mal ici. Les rues, plus étroites, sont presque désertes. Des vieux assis sur leur chaise me regardent pas­ser et échangent de temps en temps quelques mots en espa­gnol. C’est ici qu’en 1977, lors du der­nier bla­ckout, tous les maga­sins du quar­tier avaient été pillés par la foule. Tout avait été empor­té à pied, en voi­ture, en camionnette.

De retour à l’ap­par­te­ment. Le soir tombe. Le télé­phone ne fonc­tionne pas. C’est un com­bi­né fax répon­deur. Sans élec­tri­ci­té, pas moyen de l’u­ti­li­ser. Xavier arrive un peu après. Comme moi il s’est pro­me­né sur Man­hat­tan un cer­tain temps avant de réa­li­ser ce qui se pas­sait et mar­cher vers le pont. Nous déci­dons d’al­ler faire quelques courses pour parer au plus pres­sé. Tops, la grande sur­face du quar­tier, est fer­mée. Je me demande com­ment ils vont faire pour conser­ver leurs sur­ge­lés. En che­min nous nous arrê­tons près d’une famille attrou­pée autour d’une voi­ture dont la radio dif­fuse des infos. Les nou­velles sont concen­trées sur la situa­tion locale. Pas moyen d’en savoir plus sur l’o­ri­gine du bla­ckout. Les petites épi­ce­ries de quar­tier et les night-shops sont ouverts. Dans l’obs­cu­ri­té qui tombe, les gens font leurs achats au bri­quet ou à la lampe de poche. La patronne à la caisse — une Polo­naise — échange quelques paroles avec les clients en fumant une ciga­rette. Ses fils guident les gens à la lueur de lampe de poche tout en veillant à la mar­chan­dise. Nous ache­tons quelques conserves et des bou­gies, en comp­tant l’argent qui nous reste. J’es­saie de trou­ver des piles pour la radio. Peine per­due, tout est par­ti. Tous les dis­tri­bu­teurs de billets sont évi­dem­ment morts.

De toute manière, il ne me reste plus assez pour le billet vers Mont­réal, si les dis­tri­bu­teurs de billets ne fonc­tionnent plus. En redes­cen­dant Bed­ford Ave­nue, nous nous arrê­tons devant la bou­qui­ne­rie qui s’est ouverte à la place d’une ancienne phar­ma­cie. Les titres sont à l’i­mage du quar­tier : livres d’art, quelques clas­siques, phi­lo­so­phie orien­tale, pam­phlets poli­tiques radi­caux. Des affiches anti-guerre et anti-Bush, ren­sei­gnant des sites web contes­ta­taires : www.thinkc.com, www.peace ‑action.org. En devan­ture de vitrine, un gros album de repro­duc­tion des oeuvres de Louise Bour­geois. On y trouve même un Tin­tin : the Com­plete Com­pa­nion, écrit par un cer­tain Michaël Farr. L’é­ta­lage est sor­ti, avec une bou­gie qui suf­fit à peine pour dis­cer­ner les titres des livres. Le libraire sort et engage la conver­sa­tion, un grand type, dégin­gan­dé, les che­veux blancs, un short en jeans déchi­ré. Une dégaine à la Jar­musch. Il a l’air indé­cis. Il ne sait pas s’il doit fer­mer bou­tique ou si au contraire il n’a pas une mis­sion à rem­plir : tenir sa librai­rie ouverte alors que toute la ville s’est éteinte. Il nous demande notre avis, puis nous pro­pose d’al­ler cher­cher des bières et de venir l’ai­der à tenir son maga­sin. On se dit « Peut-être à tout à l’heure ». Sur les murs et les lam­pa­daires, des gens ont pla­car­dé des affiches confec­tion­nées à la hâte au gros mar­queur noir, qui invitent les cyclistes à se ras­sem­bler à 20 heures pré­cises pour un Bla­ckout Bicycle Ride 2003 de Brooklyn.

Plus tard, à la nuit tom­bée, nous mon­tons sur le toit de l’im­meuble. Les voi­sins du des­sus, Lea et Miles achèvent leur repas, avec leur bébé et le chien. Miles m’ex­plique que le chien a cinq noms dif­fé­rents mais que c’est à « Human » qu’il répond le mieux. Toute la ville est éteinte, la vue sur Man­hat­tan est irréelle. L’Em­pire State se dégage à la clar­té de la Lune. Seuls le City Hall et un hôpi­tal ont quelques-unes de leurs fenêtres éclai­rées. Au loin, plus à l’ouest, un immeuble est presque entiè­re­ment illu­mi­né, celui de City Corp dans le Queens. « Là où est l’argent », com­mente Lea d’un air iro­nique. Ils redes­cendent chez eux pen­dant un moment. Quelques autres bâti­ments semblent dis­po­ser de géné­ra­teurs dans les beaux quar­tiers de Man­hat­tan, au niveau de Middle Town et Upper East Side. Les étoiles sont anor­ma­le­ment visibles. Des héli­co­ptères de la police font la ronde autour des quar­tiers finan­ciers. Cer­tains éclairent la ville de leurs pro­jec­teurs, comme dans la scène d’ou­ver­ture de « Short Cuts ». L’un d’entre eux passe au-des­sus de nous. La lumière est aveu­glante. Les avions ont déser­té le ciel. J.F.K. et La Guar­dia sont, visi­ble­ment, à l’ar­rêt. Au loin, Newark semble fonc­tion­ner au ralenti.

La voi­sine du rez nous a rejoints. La petite qua­ran­taine, elle nous explique qu’elle vit seule pour l’ins­tant. Son mari et sa fille sont à Amster­dam. Elle ne trouve pas le som­meil. Elle parle de sa crainte des émeutes et des pillages. Elle se sou­vient de 1977. Lea et Miles sont remon­tés. Lea nous pro­pose un yaourt qu’elle a fabri­qué elle-même. Mince, che­veux courts, un peu froide, je l’i­ma­gine en peintre ou prof de yoga. Nous par­lons un peu, en regar­dant la ville. Un peu plus loin une famille a allu­mé un bar­be­cue sur un toit. Les flammes éclairent les mai­sons envi­ron­nantes. Je me demande si c’est bien pru­dent. Leur conver­sa­tion nous par­vient avec le vent. Les voi­sins d’à côté nous hèlent un ins­tant. Un peu par­tout, des fusées et des feux de Ben­gale sont allu­més spo­ra­di­que­ment et teintent le ciel d’o­range, mauve ou vert. Un vacarme d’a­bord dif­fus prend de l’am­pleur dans la rue. Une pro­ces­sion impro­vi­sée de trom­bones, djem­bés, cas­se­roles et son­nettes de vélo remonte vers le petit parc en bord d’Hud­son. J’hé­site un ins­tant à les rejoindre. Je les vois s’ar­rê­ter au loin. Ils sont rejoints par une voi­ture de patrouille du N.Y.P.D. Conci­lia­bule. La musique reprend. Un quart d’heure plus tard ils repassent dans l’autre sens et vont conti­nuer leur street-par­ty ailleurs. Miles com­mente d’un air gogue­nard : ce n’est cer­tai­ne­ment pas sur Man­hat­tan que l’on ver­rait ça. Plus tard tout le monde est redes­cen­du, nous res­tons seuls sur le toit, Xavier et moi. J’es­saie de prendre des pho­tos de Man­hat­tan dans la nuit.

Ven­dre­di, les nou­velles se veulent ras­su­rantes. La radio annonce que l’élec­tri­ci­té est reve­nue dans le Bronx et que, d’i­ci la fin de la jour­née, tous les quar­tiers devraient être à nou­veau cou­verts, ce qui se véri­fie­ra. Le maire de New York, Bloom­berg, a pro­mis que demain serait « un same­di presque nor­mal pour les New-Yor­kais ». On recom­mande au gens de res­ter chez eux, de prendre un jour de congé. George Bush, après un silence de plu­sieurs heures a décla­ré que c’é­tait un « wake up call » pour la réno­va­tion des infra­struc­tures élec­triques du pays. Mer­ci du conseil. Les nou­velles sont dif­fu­sées en conti­nu sur la sta­tion publique, WNYC, mais presque rien n’est dit sur l’é­ten­due de la cou­pure de cou­rant ni sur ses causes. Les infos sont essen­tielle ment pra­tiques, locales. Je me demande s’il s’a­git d’une consigne. Juste quelques bribes sur Cle­ve­land, Detroit et Toron­to, qui semblent subir le même sort. Les appels des audi­teurs sont dif­fu­sés en conti­nu. Un type raconte la bringue qu’il a faite la nuit pas­sée, et envi­sage de recom­men­cer le soir même. À la ques­tion de l’a­ni­ma­trice, il répond que non, il ne s’est pas trou­vé de com­pagne pour la nuit. Il sem­ble­rait — aus­si incroyable que cela puisse paraitre — qu’au­cune vic­time n’ait été à déplo­rer dans les métros à l’ar­rêt ou les hôpi­taux. On signale deux asphyxies dans des incen­dies cau­sés par les bou­gies, et seule­ment quelques cas de pillage, dont une bijou­te­rie dans le Queens. Le nombre d’ar­res­ta­tions effec­tuées est à peine plus éle­vé que celui d’une nuit nor­male. Pour les jour­na­listes, c’est « l’es­prit 9/11 » qui est à l’oeuvre.

En fin de mati­née, assis sur les marches de la librai­rie d’hier sur Bed­ford Ave­nue, je prends quelques notes dans mon cahier. Je me demande si fina­le­ment le libraire l’a lais­sée ouverte durant la nuit. Un groupe s’ar­rête près de moi. Au milieu, une fille raconte que son boy­friend, Paul, est res­té M.I.A.1 pen­dant 9 heures. Il était coin­cé dans les embou­teillages sur Man­hat­tan. La faune habi­tuelle se pro­mène sur les trot­toirs. Quelques juifs ortho­doxes. Beau­coup de 25 – 35, blancs, métis ou asia­tiques. Looks bran­chés et non­cha­lants. Pra­ti­que­ment tout le monde est tatoué. Pas mal de couples, hommes-hommes, femmes-femmes, hommes-femmes. Peu des immi­grés qui ont ori­gi­nel­le­ment peu­plé le quar­tier, polo­nais ou por­to­ri­cains. William­sburg est en pleine gen­tri­fi­ca­tion, et cer­tains habi­tants com­mencent à déser­ter à cause du boom qu’ont connu les loyers au cours des cinq der­nières années. Cer­tains habi­tués des mati­nées pas­sées chez Fabia­ne’s, pri­vés de leur café latte gla­cé, se tiennent devant la ter­rasse, debout ou assis sur la bor­dure du trot­toir. Peut-être un peu plus de groupes à l’ar­rêt qui dis­cutent qu’à l’ac­cou­tu­mée. Juste à côté, sur un par­king déser­té, des pan­neaux pro­posent un bar­be­cue de minuit. Des com­mer­çants ont trans­fé­ré une par­tie de leur stock dans des camions fri­go­ri­fiques et font tour­ner le moteur en conti­nu. De temps à autre, d’é­normes camions passent dans la rue. En face, une autre librai­rie, celle de Miles — Spoon­bill & Sugar­town — arbore iro­ni­que­ment « God is great » d’un côté, « Praise the Lord » de l’autre du petit tableau en ardoise posé devant l’en­trée. Plus tard dans la jour­née, « God » sera rem­pla­cé par « Dog ». Je me demande si Miles pen­sait vrai­ment à son chien. Il parait que des gens com­mencent à vendre des tee-shirts dans la rue « I sur­vi­ved N.Y.C. Bla­ckout 2003 ». J’ai le sen­ti­ment que les choses sont déjà en train de se ter­mi­ner. Je suis presque déçu. C’est la fin du car­na­val. Une fille au look d’in­tel­lec­tuelle East Vil­lage, che­veux longs et lunettes, m’a­pos­trophe, l’air moqueur : « Hey, is this your big bla­ckout sto­ry you are wri­ting, the big sto­ry of your life ? ». J’ac­quiesce en sou­riant, et en ajou­tant que l’ar­ticle de ma vie sera tout de même rédi­gé en fran­çais. Elle fait une moue, rejoint son groupe d’a­mis et s’éloigne.

  1. Abré­via­tions à l’o­ri­gine employées par l’ar­mée amé­ri­caine pour qua­li­fier les pertes humaines : Killed in Action (K.I.A.) et Mis­sing in Action (M.I.A.). Uti­li­sée ici de manière ironique.

Pierre Walthéry


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