Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Bicentenaire de Waterloo, quels enjeux depuis 1815 ?

Numéro 4 - 2015 par Éric Bousmar

juin 2015

Le bicen­te­naire de la bataille de Water­loo est un des deux grands évè­ne­ments média­tiques wal­lons de l’année 2015 sur le plan cultu­rel et tou­ris­tique. L’autre étant Mons 2015. Qui plus est, il se situe à deux pas de la Région de Bruxelles-Capi­­tale, capi­tale euro­péenne. Le bud­get s’énonce en mil­lions d’euros, sans comp­ter les tra­vaux préa­lables d’infrastructure […]

Dossier

Le bicen­te­naire de la bataille de Water­loo est un des deux grands évè­ne­ments média­tiques wal­lons de l’année 2015 sur le plan cultu­rel et tou­ris­tique. L’autre étant Mons 2015. Qui plus est, il se situe à deux pas de la Région de Bruxelles-Capi­tale, capi­tale euro­péenne. Le bud­get s’énonce en mil­lions d’euros, sans comp­ter les tra­vaux préa­lables d’infrastructure et de réno­va­tion. Les orga­ni­sa­teurs attendent près de deux-cent-mille visi­teurs en quatre jours. Cer­tains vien­dront de Chine, des États-Unis, d’Australie et de Nou­velle-Zélande, nous dit-on dans la presse. Les billets se sont tous ven­dus deux mois et demi avant l’évènement. La pré­pa­ra­tion, chao­tique à cer­tains égards, s’étale sur de nom­breuses années. Quatre com­munes du Bra­bant wal­lon, situées dans la par­tie la plus riche de cette pros­père pro­vince, ain­si que les auto­ri­tés pro­vin­ciales et régio­nales sont par­ties pre­nantes de l’organisation.

Ce qui est pro­po­sé, c’est un spec­tacle d’ouverture dans la tra­di­tion des grandes mani­fes­ta­tions inter­na­tio­nales, mêlant pyro­tech­nie, dra­ma­tur­gie, scé­no­gra­phie, son et lumière, et texte. Suivent deux spec­tacles de recons­ti­tu­tion, pré­sen­tant cha­cun une phase de la bataille dite de Water­loo, à l’aide de quelque cinq-mille recons­ti­tu­teurs venus de nom­breux pays et regrou­pés au sein de plus d’une cen­taine d’associations. Le public pour­ra aus­si visi­ter les bivouacs où ces recons­ti­tu­teurs logent et assurent diverses démonstrations.

Du spec­tacle donc. Mais aus­si une démarche de com­mé­mo­ra­tion. Les ques­tions sur­gissent. Faut-il com­mé­mo­rer une bataille ? Est-il res­pon­sable de mettre à l’honneur un évè­ne­ment si mor­ti­fère ? On com­mé­more bien Ver­dun et le débar­que­ment de Nor­man­die. Com­mé­mo­rer n’est pas « célé­brer » : se sou­ve­nir per­met de médi­ter, de com­prendre, si la com­mé­mo­ra­tion ne néglige pas la contex­tua­li­sa­tion, si le tra­vail d’histoire rejoint le tra­vail de mémoire1. Faut-il com­mé­mo­rer une défaite fran­çaise (diront cer­tains amis fran­çais)? Cette ques­tion est récur­rente depuis plus d’un siècle. Même réponse : com­mé­mo­rer n’est pas célé­brer. Les orga­ni­sa­teurs pro­posent un mes­sage de récon­ci­lia­tion euro­péenne et de paix. Le tra­vail d’histoire et de mémoire per­met de dépas­ser le pas­sé sans le nier. Certes. On com­prend l’intérêt d’une telle démarche mémo­rielle pour les grandes crises du XXe siècle (géno­cides, Pre­mière et Seconde Guerres mon­diales, tota­li­ta­risme, rideau de fer et guerre froide…), mais faut-il dépen­ser son éner­gie pour une si loin­taine bataille ? On répon­dra que des faits bien plus éloi­gnés dans le pas­sé ont géné­ré, et génèrent encore, des ten­sions signi­fi­ca­tives, voire des conflits san­glants. Ce point accor­dé, on objec­te­ra que, pour Water­loo, les pas­sions sont bien éteintes. Est-ce si sûr ? Peut-être. Mais si, quelques piques mises à part que s’échangent Bri­tan­niques et Fran­çais (on pour­rait ten­ter d’en dres­ser la liste, pas tou­jours édi­fiante), la place de la bataille dans l’imaginaire col­lec­tif est apai­sée, c’est aus­si le résul­tat d’un tra­vail de mémoire, enta­mé depuis long­temps, sur lequel ce bicen­te­naire repose et qu’il entend prolonger.

Ce dos­sier envi­sage donc le bicen­te­naire de Water­loo comme por­teur de sens. Au-delà du cas d’espèce, les méca­nismes que l’on observe ont sans doute valeur exem­pla­tive, et don­ne­ront au lec­teur, nous l’espérons, des clés pour réflé­chir à d’autres enjeux liant mémoire col­lec­tive, patri­moine, his­toire, iden­ti­tés locales et natio­nales, conflit et récon­ci­lia­tion, guerre et paix.

Si les enjeux sont tels, encore une fois posons la ques­tion du spec­tacle. Le pro­gramme est-il au dia­pa­son des enjeux ? Il est clair que la manière de com­mé­mo­rer Water­loo a signi­fi­ca­ti­ve­ment évo­lué au fil du temps. Il est clair aus­si que l’aspect spec­ta­cu­laire prend le pas sur une dimen­sion de recueille­ment. Il est évident que pour cer­tains, voire pour beau­coup, la recons­ti­tu­tion his­to­rique pro­po­sée sera d’abord per­çue comme un véri­table diver­tis­se­ment. Mais ce type de diver­tis­se­ment, qui pro­pose un « voyage dans le pas­sé » à l’instar du film en cos­tume, du roman his­to­rique ou de la BD his­to­rique, per­met aus­si, selon la for­mule gal­vau­dée, d’apprendre en s’amusant. La dimen­sion didac­tique est sous-jacente au dis­po­si­tif mis en place, et sous plu­sieurs formes, nous le ver­rons : le spec­tacle se veut en par­tie expli­ca­tion, et s’appuie sur la valeur démons­tra­tive des bivouacs, des musées et du mémo­rial éri­gés sur le site. La com­mé­mo­ra­tion offri­ra des clés de com­pré­hen­sion. Dans les deux sens du terme : sur le plan cog­ni­tif (com­prendre la stra­té­gie et le vécu quo­ti­dien du sol­dat, vivre la bataille à hau­teur d’homme, en sai­sir les enjeux géo­po­li­tiques durables) et sur le plan de la « com­pré­hen­sion entre les peuples ». Le bicen­te­naire aura en effet, par cer­tains égards, les allures d’un grand jam­bo­ree, mêlant les langues et les natio­na­li­tés, tant dans le public que par­mi les mil­liers de recons­ti­tu­teurs qui vont coha­bi­ter sous tente et dans les champs pen­dant quelques jours. Cette expé­rience-là ne s’effacera pas.

Pour explo­rer ces ques­tions, notre dos­sier envi­sa­ge­ra trois aspects. Le pre­mier article porte sur le champ de bataille de Water­loo comme lieu de mémoire euro­péen, belge et local. Le terme « lieu de mémoire » a deux accep­tions : maté­rielle et topo­gra­phique (il s’agit du site pay­sa­ger de la bataille, de ses monu­ments et des musées qui y sont édi­fiés), imma­té­rielle (il s’agit de la place qu’occupent dans l’imaginaire le lieu maté­riel et l’évènement qui s’y est dérou­lé). La signi­fi­ca­tion recon­nue à la bataille de Water­loo varie dans le temps et selon les groupes sociaux ou natio­naux qui en portent la mémoire col­lec­tive. L’article pro­pose au lec­teur de suivre pas à pas la manière dont s’est consti­tuée la confi­gu­ra­tion mémo­rielle où s’inscrit le bicen­te­naire. On ver­ra aus­si en quoi ce bicen­te­naire s’inscrit dans une conti­nui­té ou confirme des inflexions.

Le second article envi­sage un aspect par­ti­cu­lier, lié à la muséo­lo­gie pré­sente sur le site de Water­loo, mais aus­si à l’imaginaire de la bataille tel qu’il se per­pé­tue bien à dis­tance de son site. Le gout de l’uniforme ancien se tra­duit dans la figu­rine his­to­rique comme dans la pein­ture d’histoire. Ces deux démarches ont mobi­li­sé depuis long­temps ama­teurs et col­lec­tion­neurs. Elles débouchent aus­si sur la réa­li­sa­tion de dio­ra­mas et de pano­ra­mas de la bataille. Cer­tains remontent au XIXe siècle. L’un d’eux, heu­reu­se­ment conser­vé, fait par­tie du dis­po­si­tif muséal au pied de la butte du Lion. Tou­jours, ils com­portent une inter­pré­ta­tion de la bataille ou lui confèrent un cer­tain sens. Qu’ils s’insèrent dans un cir­cuit tou­ris­tique ou qu’ils relèvent de formes de diver­tis­se­ment dans la culture com­mune, ils contri­buent, direc­te­ment ou indi­rec­te­ment, à colo­rer notre ima­gi­naire de la bataille napo­léo­nienne. L’analyse de Roland Bau­mann, à la fois eth­no­logue et his­to­rien de l’art, est très éclai­rante et nous emmène dans cer­taines cou­lisses insoup­çon­nées de notre mémoire collective.

Le troi­sième article se penche sur les recons­ti­tu­teurs. Le phé­no­mène de living his­to­ry ou ree­nact­ment est au cœur des choix posés pour le bicen­te­naire. Les pho­to­gra­phies de ree­nac­tors inondent lit­té­ra­le­ment la com­mu­ni­ca­tion web et papier liée à la com­mé­mo­ra­tion et, plus lar­ge­ment, à la valo­ri­sa­tion cultu­relle du site depuis plu­sieurs années. Bien au-delà, il s’agit d’un phé­no­mène d’ampleur inter­na­tio­nale. On ne sau­rait le réduire à l’aspect folk­lo­rique de sol­dats du dimanche, qui fui­raient un quo­ti­dien gris en allant mar­cher au pas dans des cos­tumes recons­ti­tués. Au contraire. Il s’agit d’un véri­table phé­no­mène social, par­ti­cu­liè­re­ment exi­geant en temps, en argent et en rigueur pour ceux qui s’y adonnent avec pas­sion. Loin d’être un simple pas­se­temps, il com­porte une valeur d’expérimentation, jusqu’à un cer­tain point, et de redé­cou­verte, cer­tai­ne­ment. L’ouverture au public est une dimen­sion constante des mani­fes­ta­tions orga­ni­sées par les groupes de recons­ti­tu­teurs, et leur voca­tion est net­te­ment didac­tique. Satis­fac­tion per­son­nelle d’un gout pour l’uniforme ancien et ren­contre infor­ma­tive avec le public sont les deux facettes d’un même hob­by. Car il s’agit d’abord d’une forme de loi­sir social, qui coute cher et rap­porte peu sur le plan pécu­niaire. Mais l’engouement du public et des orga­ni­sa­teurs d’évènements com­porte un risque d’instrumentalisation et de perte de rigueur. Ce sont ces enjeux qui sont éclai­rés par Pierre Lier­neux. Il a lui-même été recons­ti­tu­teur au sein du 8e de Ligne (le groupe clé sur le site de Water­loo), mais il est aus­si un spé­cia­liste uni­ver­si­taire des uni­formes anciens, doc­teur en his­toire et col­la­bo­ra­teur au Musée royal de l’Armée et d’Histoire mili­taire (Bruxelles).

Le dos­sier com­porte enfin un rele­vé de mani­fes­ta­tions et d’expositions liées au bicen­te­naire et un choix de réfé­rences, sur le web comme en librairie.

Le pay­sage actuel du champ de bataille est assez simple. Deux points de repère essen­tiels le long de l’ancienne grand-route Char­le­roi-Bruxelles (actuelle N5), qui consti­tue l’axe de l’avancée fran­çaise : au nord, le musée Wel­ling­ton, ancien quar­tier-géné­ral bri­tan­nique durant la bataille, en plein cœur de Water­loo ; au sud, l’ancienne ferme du Caillou, der­nier quar­tier géné­ral de Napo­léon (et musée du même nom), en zone rurale sur la com­mune de Genappe.

Entre les deux, la chaus­sée tra­verse le site de la bataille. Le long de celle-ci s’égrènent de nom­breux monu­ments (monu­ments Gor­don, aux Belges, aux Hano­vriens, à l’Aigle bles­sé, colonne Vic­tor Hugo) et plu­sieurs fermes, dont celle de la Haie-Sainte.

Per­pen­di­cu­laire à la chaus­sée, à hau­teur du monu­ment Gor­don, un che­min suit l’ancienne crête occu­pée par Wel­ling­ton face aux attaques de Napo­léon. En l’empruntant vers l’ouest, on rejoint la butte du Lion dit de Water­loo et quelques constructions.

À quelques cen­taines de mètres en contre­bas de ce hameau du Lion, la ferme de Hou­gou­mont, lieu de féroces com­bats d’avant-poste et site de mémoire.

Redes­cen­dant la N5 vers le sud, on trouve une bifur­ca­tion vers l’ouest qui mène à Plan­ce­noit, vil­lage jadis dis­pu­té entre Prus­siens et Français.

  1. Voir notam­ment Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, 2000 ; Phi­lippe Rax­hon, « Essai de bilan his­to­rio­gra­phique de la mémoire », dans Bilans his­to­rio­gra­phiques, facul­tés Saint-Louis, 2008 (Cahiers du Crhi­di, n° 30), p. 11 – 94, et Phi­lippe Jou­tard, His­toire et mémoires : conflits et alliances, La Décou­verte, 2013.

Éric Bousmar


Auteur