Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Berlin face à la tempête. Et vogue le navire

Numéro 1 janvier 2014 par Claire Demesmay

janvier 2014

Alors que les voi­sins de l’Allemagne ont sui­vi l’élection du Bun­des­tag comme s’il s’agissait d’une échéance natio­nale, y voyant un scru­tin déter­mi­nant pour le cours de l’Union, les ques­tions euro­péennes n’ont joué dans la cam­pagne élec­to­rale alle­mande qu’un rôle secon­daire. Certes, les débats ont été ponc­tués de réfé­rences à l’avenir de la zone euro, mais celles-ci n’ont pas eu de fonc­tion struc­tu­rante dans la cam­pagne. En réa­li­té, les citoyens et les médias se sont davan­tage inté­res­sés, et de loin, à des sujets de poli­tique inté­rieure tels que l’introduction d’un salaire mini­mum, la reva­lo­ri­sa­tion des retraites pour les mères de famille ou encore la per­ti­nence d’un péage auto­rou­tier pour les véhi­cules étran­gers. Mal­gré l’irruption dans le jeu poli­tique d’un par­ti ayant axé son pro­gramme sur la dis­so­lu­tion de la zone euro, une rare­té dans le pay­sage poli­tique alle­mand, il n’y a pas eu de réelle contro­verse autour de la poli­tique euro­péenne. Seule l’allusion à un pro­bable ren­floue­ment de la Grèce, faite par le ministre des Finances en aout 2013, a pro­vo­qué dans la cam­pagne des remous — que ses coéqui­piers chré­tiens-démo­crates et libé­raux ont rapi­de­ment cher­ché à apai­ser. Com­ment s’explique un tel calme autour des sujets euro­péens au moment où l’UE vit l’une de ses plus graves tem­pêtes ? De quelle manière s’articule, en Alle­magne même, la contes­ta­tion de la poli­tique euro­péenne du gou­ver­ne­ment fédé­ral ? Et faut-il s’attendre à un chan­ge­ment de cap dans le contexte de grande coalition ?

Outre que les sujets euro­péens sont répu­tés abs­traits et tech­niques, donc peu ven­deurs, leur mise entre paren­thèses dans la cam­pagne s’explique par l’approche apo­li­tique pri­vi­lé­giée par les par­tis de gou­ver­ne­ment. Au cours de la pré­cé­dente légis­la­ture (2009 – 2013), chaque grande mesure de ges­tion de crise a été l’occasion d’affirmer que le cours de la poli­tique euro­péenne est « sans alter­na­tive », lais­sant entendre que le sujet ne se prête pas aux débats contra­dic­toires. C’est, par exemple, ce qu’a assu­ré Ange­la Mer­kel à pro­pos du pre­mier plan d’aide à la Grèce au prin­temps 2010 ou encore Wolf­gang Schäuble, le ministre fédé­ral des Finances, lors du second plan en février 2012. Les diri­geants ont d’ailleurs si sou­vent eu recours à l’expression, dans mais aus­si en dehors du contexte de la poli­tique euro­péenne, que des lin­guistes l’ont dési­gné « anti-mot » (Unwort) de l’année 2010.

Dompter les vagues, la tentation du consensus

Si les ques­tions euro­péennes ont été peu débat­tues au cours de la cam­pagne, c’est aus­si en rai­son du rela­tif consen­sus poli­tique dont elles font l’objet en Alle­magne. Il existe bien cer­taines dif­fé­rences d’approche entre l’Union chré­tienne-démo­crate (CDU), l’Union chré­tienne-sociale (CSU), son par­ti frère de Bavière, et le Par­ti social-démo­crate (SPD). À titre d’exemple, citons la créa­tion d’un fonds de rédemp­tion euro­péen, pour lequel plaide le SPD, mais que rejette la CDU/CSU, et qui n’a d’ailleurs pas été rete­nue dans le contrat de coa­li­tion. Cepen­dant, ces dif­fé­rences ne sont pas fon­da­men­tales et ne suf­fisent pas, en tout cas, à ali­men­ter un cli­vage par­ti­san. Non seule­ment les grands par­tis adoptent des posi­tions assez proches sur les ques­tions euro­péennes, y com­pris d’ordre éco­no­mique et moné­taire ; mais au cours de la der­nière légis­la­ture (2009 – 2013), le SPD et les Verts — alors dans l’opposition — ont sou­te­nu toutes les déci­sions du gou­ver­ne­ment conser­va­teur liées à la zone euro dans le contexte de la crise. La chan­ce­lière n’a d’ailleurs pas man­qué de le faire remar­quer à Peer Stein­brück, son chal­len­ger social-démo­crate, lors du débat télé­vi­sé qui les a oppo­sés quelques semaines avant le vote. Dans ces condi­tions, il aurait été dif­fi­cile à ce der­nier de cri­ti­quer la poli­tique gou­ver­ne­men­tale sans perdre en crédibilité.

En même temps, il importe de rela­ti­vi­ser le carac­tère apo­li­tique des sujets euro­péens, dont a sem­blé témoi­gner la cam­pagne élec­to­rale. Bien que les par­tis ne se soient pas affron­tés en pré­sence des élec­teurs et que les res­pon­sables alle­mands aient ten­dance à poin­ter l’absence de solu­tions alter­na­tives dans la réso­lu­tion de crise, le débat a bien lieu. Seule­ment, jusqu’à aujourd’hui, il a été en grande par­tie can­ton­né à l’enceinte du Bun­des­tag. Avec l’intensification de la crise, les dépu­tés alle­mands ont, en effet, été confron­tés au quo­ti­dien à des ques­tions liées à l’avenir de la zone euro. Celui-ci « est deve­nu un sujet de dis­cus­sion per­ma­nent à tous les niveaux du tra­vail par­le­men­taire1 » notam­ment des com­mis­sions et des groupes par­le­men­taires. Dans ce contexte, la seule véri­table oppo­si­tion par­le­men­taire a été le fait de Die Linke, le par­ti de gauche radi­cale. Sans remettre en cause l’existence de la mon­naie com­mune, ses repré­sen­tants au Par­le­ment ont reje­té les dif­fé­rentes mesures de ges­tion de crise en rai­son des exi­gences de dis­ci­pline bud­gé­taire — et donc des consé­quences sociales — dont elles s’accompagnaient. En situa­tion de mino­ri­té, Die Linke n’a pu blo­quer les votes. Quant aux autres par­tis d’opposition, le SPD et les Verts, ils ne se sont certes pas pri­vés de for­mu­ler des réserves envers les pro­po­si­tions gou­ver­ne­men­tales ; mais plu­tôt que de jouer la carte de la confron­ta­tion, ils ont, en géné­ral, sou­mis leur accord à cer­taines condi­tions et ain­si négo­cié des amé­na­ge­ments ou des contreparties.

Fina­le­ment, les dis­cus­sions au sein de l’hémicycle — et le vote sur lequel elles ont jusqu’alors débou­ché — confèrent à la poli­tique gou­ver­ne­men­tale une légi­ti­mi­té démo­cra­tique accrue. Le pro­ces­sus de déci­sion s’en trouve certes com­plexi­fié, et donc ralen­ti, ce qui sus­cite sou­vent l’incompréhension des par­te­naires euro­péens et sou­lève la ques­tion de la réac­ti­vi­té du poli­tique dans un contexte de crise. Mais jusqu’à pré­sent, le gou­ver­ne­ment en est tou­jours sor­ti ren­for­cé, à la fois sur la scène inté­rieure et vis-à-vis des autres États membres.

L’émergence de l’Alternative pour l’Allemagne (AFD), le pre­mier par­ti anti-euro de l’histoire du pays, est venue trou­bler ce confor­table consen­sus. Créé quelques mois à peine avant l’élection, le nou­veau venu a pris à contre­pied la stra­té­gie des déci­deurs alle­mands, argüant d’une pos­sible alter­na­tive qui serait à l’opposé du choix fait jusqu’alors par le gou­ver­ne­ment fédé­ral. À lui seul, le nom que ses créa­teurs lui ont attri­bué sonne comme un défi à l’équipe au pou­voir. Si l’AFD a su convaincre plus de deux mil­lions d’électeurs et a d’ailleurs man­qué de peu la barre des 5 % des suf­frages qui lui aurait per­mis d’entrer au Bun­des­tag, elle n’a pas réus­si à faire sor­tir les grands par­tis de leur réserve. Plu­tôt que de se ris­quer sur le ter­rain miné de la poli­tique euro­péenne, ces der­niers ont choi­si d’ignorer le tru­blion et son dis­cours provocateur.

Derrière le poste de contrôle, le besoin de rassurer

Cette stra­té­gie ren­voie à la volon­té d’apaiser les esprits, de ras­su­rer la popu­la­tion sur l’impact de la crise et des mesures d’aide sur la situa­tion du pays. Certes, les citoyens alle­mands res­tent atta­chés en pro­fon­deur au pro­jet euro­péen. Si la crise a contri­bué à une cer­taine dés­illu­sion vis-à-vis de l’Union euro­péenne, leur per­cep­tion reste majo­ri­tai­re­ment posi­tive. D’après l’enquête réa­li­sée par le Pew Research Cen­ter en 2013, ils sont par­mi les popu­la­tions d’Europe les plus favo­rables à l’UE (60 %, soit – 8 points par rap­port à l’année pré­cé­dente) ; par com­pa­rai­son, il s’agit de 17 points de plus que la moyenne des popu­la­tions de l’Union inter­ro­gées et 20 points de plus qu’en France, le par­te­naire tra­di­tion­nel de l’Allemagne2. En même temps, avec la crise, la méfiance vis-à-vis des pays du Sud s’est for­te­ment accrue. On a pu le consta­ter à la viru­lence avec laquelle le tabloïd Bild-Zei­tung s’en est pris à la Grèce dès 2010, titrant par exemple « Les Grecs veulent notre argent » (24 avril 2010) ou « Pour­quoi payons-nous les retraites de luxe des Grecs ? » (27 avril 2010). Mais on a éga­le­ment pu mesu­rer cette méfiance au suc­cès qu’a ren­con­tré une telle cam­pagne auprès de la popu­la­tion. Contrai­re­ment à l’euroscepticisme clas­sique, pré­sent dans d’autres pays euro­péens, cette cri­tique se concentre moins sur l’UE en tant que telle que sur cer­tains de ses membres. Ain­si pour­rait-on par­ler de « pigos­cep­ti­cisme », en réfé­rence à l’acronyme railleur par lequel sont dési­gnés les pays du Sud dans cer­tains cercles bruxellois.

À l’époque, les attaques de la Bild-Zei­tung ont alar­mé les diri­geants alle­mands, qui ont craint que la méfiance ne se mue en contes­ta­tion de la poli­tique gou­ver­ne­men­tale, et donc ne fra­gi­lise la sor­tie de crise pour l’ensemble de la zone euro3. Depuis, ils s’efforcent de cal­mer le jeu en tablant sur une approche tech­nique de la crise. Ren­voyant à une lec­ture de la réa­li­té euro­péenne à tra­vers le prisme éco­no­mique, cette approche est cen­sée — consciem­ment ou non — confé­rer une assise scien­ti­fique à la ges­tion de crise. Dans le dis­cours sur l’Europe d’Angela Mer­kel devant le Par­le­ment euro­péen, dans lequel elle a plai­dé pour une « Europe stable et forte », on ne trouve guère d’envolées lyriques, mais avant tout l’idée qu’il est indis­pen­sable de mettre les pays euro­péens sur les rails de la com­pé­ti­ti­vi­té. Ain­si, lorsqu’elle en appelle à de « nou­velles solu­tions » pour la sor­tie de crise, c’est pour pré­ci­ser : « Tous les États membres doivent mener des réformes, adap­ter leurs struc­tures et adop­ter des mesures dif­fi­ciles de conso­li­da­tion pour gagner en com­pé­ti­ti­vi­té4. » Dans ce contexte, la chan­ce­lière ne se laisse pas aller au pathos, ou alors seule­ment à titre excep­tion­nel, lorsqu’il s’agit de convaincre les dépu­tés alle­mands d’approuver des mesures contes­tées — comme la créa­tion du Fonds euro­péen de sta­bi­li­té finan­cière (FESF), à pro­pos duquel elle a affir­mé : « Si l’euro échoue, c’est l’Europe qui échoue5. »

À cette approche tech­nique de la crise contri­bue éga­le­ment le recours à des argu­ments juri­diques, très pré­sents dans le dis­cours alle­mand sur l’Europe. Depuis l’arrêt du 30 juin 2009 de la Cour consti­tu­tion­nelle, laquelle s’est impo­sée au cours des der­nières années comme un des acteurs incon­tour­nables de la poli­tique euro­péenne de l’Allemagne, le gou­ver­ne­ment est pru­dent : il veille à ce que les mesures prises en réac­tion à la crise soient conformes à la Consti­tu­tion alle­mande, la Loi fon­da­men­tale, comme l’a deman­dé Karls­ruhe6. Cela sup­pose d’impliquer sys­té­ma­ti­que­ment le Bun­des­tag dans le pro­ces­sus de déci­sion euro­péen, mais aus­si de limi­ter les trans­ferts de com­pé­tences vers Bruxelles. C’est ain­si que l’argument consti­tu­tion­nel a joué un rôle cen­tral dans la dis­cus­sion sur l’Union ban­caire. Si Ber­lin s’est mon­tré réti­cent vis-à-vis de sa fina­li­sa­tion, c’est notam­ment en rai­son du trans­fert de sou­ve­rai­ne­té que sup­pose la créa­tion d’un méca­nisme de sur­veillance ban­caire unique, auquel il a tou­jours pré­fé­ré un réseau d’autorités natio­nales7.

Sans se sub­sti­tuer à un pro­jet poli­tique pour l’Europe, le droit — qu’il soit natio­nal ou com­mu­nau­taire — pose des jalons et déli­mite le cadre de l’action publique. Il per­met, d’une part, de ras­su­rer une popu­la­tion alle­mande très atta­chée au res­pect de la Loi fon­da­men­tale et, de l’autre, d’argumenter vis-à-vis des par­te­naires euro­péens en leur rap­pe­lant que le gou­ver­ne­ment fédé­ral n’est pas tout puis­sant, mais dis­pose d’une marge de manœuvre limi­tée. Si ces contraintes sont réelles, Ber­lin n’en est pas pour autant pri­vée de sa capa­ci­té de déci­sion, condam­née à suivre une voie unique. En fait, dès le début de la crise, le gou­ver­ne­ment fédé­ral a mon­tré qu’il savait faire preuve de prag­ma­tisme, contour­nant les obs­tacles juri­diques dès lors qu’il le jugeait néces­saire. En témoigne la manière dont il s’est accom­mo­dé de la clause de « non bail-out » ins­crite dans les trai­tés de l’UE (article 125 du TFUE). Inter­di­sant aux membres de l’UE de ren­flouer un État en dif­fi­cul­té finan­cière, cette clause a été mise à plu­sieurs reprises en exergue par les cri­tiques de la poli­tique gou­ver­ne­men­tale pour reje­ter toute nou­velle aide aux pays du Sud. Cepen­dant, cela n’a pas empê­ché le gou­ver­ne­ment de sous­crire aux plans d’aide à la Grèce, ni de par­ti­ci­per à la mise en place du FESF puis du Méca­nisme euro­péen de sta­bi­li­té. Dès lors que la volon­té poli­tique est pré­sente au plus haut niveau, aigui­sée par la conscience d’une forte inter­dé­pen­dance entre les éco­no­mies euro­péennes, le prag­ma­tisme a tou­jours été de rigueur.

Le capitaine (un peu) contesté, Les demandes d’alternative

Au sein de l’Union chré­tienne, les résul­tats de l’élection fédé­rale ont été lus comme un plé­bis­cite de la ges­tion de crise d’Angela Mer­kel. Il faut dire que celle-ci est la seule diri­geante d’un État de l’UE à être, au cours des der­nières années, sor­tie ren­for­cée de la tour­mente de la zone euro. Cela est lié à la bonne situa­tion éco­no­mique du pays, qui per­met à une majo­ri­té d’Allemands de regar­der l’avenir avec opti­misme. Mais aus­si au calme qu’incarne la chan­ce­lière et à sa capa­ci­té de ras­su­rer8. Le fait que sa popu­la­ri­té dépasse lar­ge­ment le camp conser­va­teur et qu’une part non négli­geable de l’électorat de gauche a sou­hai­té la voir res­ter au pou­voir9, semble indi­quer que son dis­cours cor­res­pond aux attentes de larges pans de la population.

En même temps, on ne sau­rait oublier qu’une par­tie des citoyens n’adhère pas à la poli­tique gou­ver­ne­men­tale. On retrouve un cer­tain nombre d’entre eux par­mi les 17,6 mil­lions d’abstentionnistes de l’élection, soit envi­ron 30 % de l’électorat, presque autant que l’ensemble des élec­teurs de l’Union. Mais aus­si chez les élec­teurs de l’Alternative pour l’Allemagne, le seul par­ti à en appe­ler à un « déman­tè­le­ment ordon­né et pru­dent de la zone euro dans un pro­ces­sus tran­si­toire de plu­sieurs années10 ». Ce qui unit ces deux-mil­lions d’Allemands, c’est en par­tie leur insa­tis­fac­tion vis-à-vis des autres par­tis (37 %), et sur­tout leur convic­tion que l’euro a pour l’Allemagne « plu­tôt des incon­vé­nients » (80 %)11. Affir­mant pro­po­ser des solu­tions non idéo­lo­giques, Bernd Luke, le chef du par­ti, a bien com­pris l’intérêt à se posi­tion­ner en dehors du tra­di­tion­nel sys­tème gauche-droite — et ain­si de défier le consen­sus trans­par­ti­san autour de la poli­tique de l’euro12.

De ce point de vue, il n’est guère éton­nant que le der­nier né des par­tis alle­mands ait recru­té dans toutes les couches de la socié­té. Il obtient un suc­cès par­ti­cu­lier chez les plus jeunes : alors qu’il n’obtient que 3 % des voix chez les plus de soixante ans, il touche 6 % des élec­teurs de dix-huit à qua­rante-quatre ans ; ain­si, si les seniors n’avaient pas voté, l’AFD serait entrée au Bun­des­tag quelques mois à peine après sa créa­tion. Si l’on consi­dère en revanche la for­ma­tion et la caté­go­rie socio­pro­fes­sion­nelle de son élec­to­rat, on est frap­pé par le fait qu’il n’a pas, à ce stade, de pro­fil clai­re­ment iden­ti­fiable. Les ouvriers sont en légère sur­re­pré­sen­ta­tion, alors que les chô­meurs et les per­sonnes très peu qua­li­fiées sont quelque peu sous-repré­sen­tés, mais les écarts sont trop faibles pour être par­lants. De ce point de vue, le report de voix de l’élection de 2009 à celle de 2013 est révé­la­teur de la diver­si­té poli­tique de son élec­to­rat. Sur les deux-mil­lions de voix pour l’AFD, 430 000 viennent d’anciens élec­teurs du Par­ti libé­ral (FDP), l’ancien par­te­naire de coa­li­tion de la CDU/CSU, 340 000 de Die Linke, 290 000 de la CDU, 180 000 du SPD et 90 000 des Verts ; 210 000 des votants sont d’anciens abstentionnistes.

Il est aus­si signi­fi­ca­tif que l’AFD ait réa­li­sé ses meilleurs scores à l’est du pays, dans des régions de l’ancienne RDA, où elle a obte­nu 5,8 % en moyenne et jusqu’à 6,8 % en Saxe. Suivent ensuite la Saare, le land dans lequel Die Linke a essuyé ses plus grosses pertes, ain­si que le Bade-Wur­tem­berg et la Hesse, où le FDP a recu­lé davan­tage encore que la moyenne natio­nale. Dans ces trois län­der de l’Ouest, l’AFD a légè­re­ment dépas­sé la barre des 5 %. À noter éga­le­ment que les cir­cons­crip­tions dans les­quelles l’Alternative pour l’Allemagne a obte­nu son record de voix sont celles dans les­quelles l’extrême droite est tra­di­tion­nel­le­ment bien implan­tée : à Gör­litz (8,2 %), une petite ville située sur la fron­tière ger­ma­no-polo­naise, et dans la Suisse saxonne (7,9 %), près de la fron­tière ger­ma­no-tchèque — toutes deux en Saxe, bas­tion du Par­ti natio­nal-démo­cra­tique (NPD) d’extrême droite, qui est repré­sen­té depuis des années au Par­le­ment régio­nal. Lors de l’élection de 2013, l’AFD est ain­si appa­ru comme le par­ti des élec­teurs pro­tes­ta­taires par excellence.

Maintenir le cap ? Les défis de l’adaptation

Quel sera l’impact de cette contes­ta­tion sur le posi­tion­ne­ment des autres par­tis en vue de l’élection euro­péenne de 2014 ? Dans quelle mesure ces der­niers se sen­ti­ront-ils contraints d’« arti­cu­ler avec plus de pré­ci­sion leur ligne euro­péenne13 » ? Au regard de la constel­la­tion poli­tique de l’Allemagne, ain­si que de son cadre ins­ti­tu­tion­nel, un chan­ge­ment radi­cal de cap semble d’ores et déjà exclu.

Tout d’abord, il n’est guère vrai­sem­blable que les diri­geants de la CDU optent pour une stra­té­gie dif­fé­rente en termes de poli­tique euro­péenne, alors que celle qu’ils ont menée jusqu’alors est per­çue comme payante sur le plan élec­to­ral. Le fait que les deux postes clés de la ges­tion de crise, à savoir la chan­cel­le­rie et le minis­tère des Finances, ne changent pas de main, joue lui aus­si en faveur de la conti­nui­té. De plus, la grande coa­li­tion pro­longe, tout en l’officialisant, la situa­tion poli­tique anté­rieure, faite de négo­cia­tions et de com­pro­mis per­ma­nents entre la droite et la gauche. À la dif­fé­rence que le SPD est désor­mais au gou­ver­ne­ment et que la nou­velle équipe ne doit comp­ter qu’avec une très faible oppo­si­tion par­le­men­taire, com­po­sée uni­que­ment de repré­sen­tants de Die Linke et des Verts, ce qui devrait contri­buer à ren­for­cer sa posi­tion. Dans une telle constel­la­tion, on ima­gine mal qu’Angela Mer­kel aban­donne l’approche prag­ma­tique et tech­nique qui a tou­jours été la sienne, ni que le gou­ver­ne­ment de grande coa­li­tion attache une moindre impor­tance aux réformes struc­tu­relles et à l’orthodoxie bud­gé­taire, vues comme la condi­tion de reve­nir à davan­tage de com­pé­ti­ti­vi­té. En revanche, le départ du gou­ver­ne­ment d’un FDP intran­si­geant sur l’assainissement des finances publiques et l’arrivée au pou­voir d’un SPD ayant axé sa cam­pagne sur la jus­tice sociale peuvent conduire à des inflexions vers une poli­tique de l’offre plus dyna­mique. L’accord pour intro­duire un salaire mini­mum pour l’ensemble des branches pro­fes­sion­nelles en est un des élé­ments phares.

Si ces pro­bables inflexions concernent la poli­tique éco­no­mique et sociale de l’Allemagne, lar­ge­ment aux mains de ministres sociaux-démo­crates, elles peuvent aus­si se tra­duire par une plus grande sou­plesse à l’égard des par­te­naires euro­péens. C’est ain­si que l’on peut inter­pré­ter le contrat de coa­li­tion, dans lequel on retrouve certes l’attachement aux prin­ci­paux objec­tifs du pré­cé­dent gou­ver­ne­ment, mais dans lequel on décèle aus­si quelques notes key­né­siennes. Pour sou­te­nir de façon durable la sor­tie de crise, les par­te­naires de coa­li­tion en appellent à une « approche glo­bale com­bi­nant des réformes struc­tu­relles pour davan­tage de com­pé­ti­ti­vi­té et une conso­li­da­tion bud­gé­taire stricte et durable avec des inves­tis­se­ments d’avenir dans la crois­sance et l’emploi14 ». Les dif­fi­cul­tés éco­no­miques et sociales de nom­breux voi­sins euro­péens, aux­quelles s’ajoute une pres­sion poli­tique crois­sante face à la mon­tée des popu­lismes — notam­ment chez les alliés tra­di­tion­nels de la Répu­blique fédé­rale — peuvent, eux aus­si, contri­buer à inflé­chir la poli­tique alle­mande dans ce sens15. Car, pour aus­si juste et néces­saire qu’il juge la stra­té­gie de sor­tie de crise, le gou­ver­ne­ment fédé­ral n’a ni les moyens ni la volon­té de l’imposer au reste de l’Union.

Au-delà des ques­tions éco­no­miques et moné­taires, il reste à savoir si Ber­lin sera en mesure de déve­lop­per un dis­cours plus inté­gra­tion­niste. Dans la pers­pec­tive des élec­tions euro­péennes, le gou­ver­ne­ment fait face à un double défi aux allures de contra­dic­tion. Il devra, d’une part, conti­nuer à ras­su­rer la popu­la­tion alle­mande sur sa bonne ges­tion de crise, ce qui devrait le conduire à se mon­trer ferme sur le calen­drier des réformes et à exi­ger un contrôle accru des poli­tiques natio­nales — éga­le­ment une manière de conte­nir la mon­tée de l’Alternative pour l’Allemagne. D’autre part, le défi sera pour lui d’adopter un pro­fil clai­re­ment pro-euro­péen, en fai­sant des pro­po­si­tions pour une Union plus inté­grée, c’est-à-dire à la fois plus démo­cra­tique et plus soli­daire. Avant même que n’ait débu­té la cam­pagne pour l’élection euro­péenne, des voix se sont éle­vées au sein de la socié­té civile pour deman­der la fin du « quié­tisme » et la mise en place de mesures ambi­tieuses pour l’Europe16. Ren­voyant à une culture poli­tique favo­rable à l’intégration, ces demandes d’alternative, à l’opposé de celles de l’AFD, pour­raient bien se mul­ti­plier dans un ave­nir proche. Il serait alors de plus en plus dif­fi­cile à Ber­lin de feindre d’ignorer la tempête.

  1. Danie­la Kietz, Poli­ti­sie­rung trotz Par­teien­kon­sens : Bun­des­tag, Bun­des­rat und die Euro-Krise, Ber­tels­mann Stif­tung, février 2013, http://bit.ly/1eqph0b.
  2. Pew Research Cen­ter, The New Sick Man of Europe : the Euro­pean Union, 13 mai 2013, http://bit.ly/18Z6TqS.
  3. Hans-Jürgen Arlt et Wolf­gang Storz, « Druck­sache “Bild” – Eine Marke und ihre Mägde. Die “Bild”-Darstellung der Grie­chen­land- und Euro­krise 2010 », OBS-Arbeit­sheft 67, Francfort/Main, 2011.
  4. Rede von Bun­des­kanz­le­rin Ange­la Mer­kel im Europäi­schen Par­la­ment, Bruxelles, 7 novembre 2012, http://bit.ly/1kloDRW.
  5. Regie­rung­serklä­rung von Bun­des­kanz­le­rin Mer­kel zu den Euro-Sta­bi­li­sie­rung­smaß­nah­men, Ber­lin, 10 mai 2010, http://bit.ly/1c3vNXm.
  6. Anne-Lise Bar­rière et Benoît Rous­sel, « Le trai­té de Lis­bonne, étape ultime de l’intégration euro­péenne ? Le juge­ment du 30 juin 2009 de la Cour consti­tu­tion­nelle alle­mande », Note du Cer­fa n° 66, sep­tembre 2009.
  7. Ulrike Gué­rot, The Ger­man elec­tion : What Europe expects – and what Ger­ma­ny will not do, Euro­pean Coun­cil on Forei­gn Rela­tions, 5 sep­tembre 2013, http://bit.ly/1doAPvS.
  8. Rhein­gold Ins­ti­tut, Bun­des­tag­swahl 2013 : Das bedrohte Para­dies. Deut­schland zwi­schen Plät­scher-Par­ty und bro­deln­der Unruhe, Cologne, 6 sep­tembre 2013, http://bit.ly/1cCntuf.
  9. À l’occasion d’une enquête, 18 % de sym­pa­thi­sants du SPD, 39 % des Verts et 43 % de Die Linke ont décla­ré pré­fé­rer une chan­ce­lière Mer­kel à un chan­ce­lier Stein­brück. For­schung­sgruppe Wah­len, Befra­gung am Wahl­gang, 22 sep­tembre 2013, http://bit.ly/1c3vVWX.
  10. Pro­gramme élec­to­ral de l’AFD, http://bit.ly/1cCns9N.
  11. Ins­ti­tut für Demos­ko­pie Allens­bach, « Alter­na­tive für Deut­schland ? Eine Doku­men­ta­tion des Bei­trags von Prof. Dr. Renate Köcher in der Frank­fur­ter All­ge­mei­nen Zei­tung Nr. 89 vom 17. April 2013 ».
  12. Sur ce para­graphe et les deux sui­vants, voir Claire Demes­may et Danie­la Hei­merl, « Der­rière le vote du Bun­des­tag : Por­trait-robot des élec­teurs alle­mands », Alle­magne d’aujourd’hui, n° 206, octobre-décembre 2013, p. 8 – 21, ici p. 13 – 14.
  13. Karl-Rudolf Korte, « Par­teien­pro­fil : Alter­na­tive für Deut­schland (AFD) », Dos­sier de la Bun­des­zen­trale für poli­tische Bil­dung, 29 aout 2013.
  14. Deut­schlands Zukunft ges­tal­ten. Koa­li­tions­ver­trag von CDU, CSU und SPD, www.cdu.de/koalitionsvertrag.
  15. Danie­la Schwar­zer et Kai Olaf Lange, « The Myth of Ger­man Hege­mo­ny. Why Ber­lin Can’t Save Europe Alone », Forei­gn Affairs, 2 octobre 2012.
  16. Glie­ni­cker Gruppe, « Auf­bruch in die Euro-Union ». 

Claire Demesmay


Auteur

Claire Demesmay dirige le programme France/Relations franco-allemandes à l’Institut allemand de politique étrangère (DGAP), Berlin, demesmay@dgap.org