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Ben Laden : la force de l’absence d’image

Numéro 05/6 Mai-Juin 2011 par Simon Tourol

juin 2011

On sait depuis l’émergence de la télévision comme média de masse que l’évènement n’existe que visible, montré, représenté. Un fait sans image perd ses chances de devenir une information, au risque de perdre jusqu’à sa réalité. Combien de famines et de massacres ne se sont-ils pas déroulés dans l’ignorance — donc l’indifférence — parce qu’aucune caméra ne les avait […]

On sait depuis l’émergence de la télévision comme média de masse que l’évènement n’existe que visible, montré, représenté. Un fait sans image perd ses chances de devenir une information, au risque de perdre jusqu’à sa réalité. Combien de famines et de massacres ne se sont-ils pas déroulés dans l’ignorance — donc l’indifférence — parce qu’aucune caméra ne les avait saisis ? Inversement, l’image a ce pouvoir inouï de conférer à l’anecdotique le statut d’évènement et de donner à l’évènement local une dimension universelle, ainsi qu’un mariage britannique l’a illustré, c’est le mot, récemment.

La « révolution indicielle » (la formule est de Régis Debray) qui impose désormais la trace testimoniale de l’image (fixe ou animée) vient pourtant de connaitre un fameux contrexemple : le cadavre de Ben Laden, exécuté par le commando américain, n’a fait l’objet d’aucune publication de photo. Et voilà que l’absence d’image acquiert soudain une force inattendue. Le pouvoir de la non-image se révèle, en certaines circonstances, aussi fort que son contraire. Le corps sans vie de l’homme le plus recherché du monde est dans tous les esprits alors même qu’on n’en a rien vu. On connaissait son visage barbu et ce demi-sourire. On n’a aucune peine à savoir cette tête percée d’une balle et à admettre sa mort. Parce que les déclarations officielles, les tests ADN, les récits de l’exécution et la confirmation d’Al-Qaïda suffisaient largement à faire exister l’évènement ? Sans doute. Mais aussi parce que l’absence de toute image de Ben Laden mort renvoie chacun à une décision personnelle nécessaire : croire ou non les messagers de la nouvelle. Croire sans preuve ! Autrement dit, donner foi au récit. Et la foi ne permet pas le doute, contrairement à une photo qui n’échappe jamais totalement à la suspicion d’avoir été manipulée.

Les seules images médiatiques de l’opération Geronimo qui resteront en mémoire seront donc celles du président Obama seul devant un micro, de traces de sang sur un tapis, d’images nocturnes captées par un voisin du repaire pakistanais et de reconstitutions virtuelles de l’attaque. À chaque étape du récit, l’absence de la photo clé, celle qui aurait dû faire la Une de toutes les publications dans le monde entier, occupait de plus en plus l’espace, comme on dit d’un silence qu’il est assourdissant. Il y eut bien ce visage ensanglanté dont l’image circula sur la Toile puis dans les médias. Le montage grossier fut rapidement mis au jour et dénoncé. Sa disparition des écrans n’allait rendre que plus prégnante encore la non-image de Ben Laden mort.

Le président des États-Unis a justifié la décision de garder les clichés secrets par des arguments sécuritaires, d’une part — ne pas inspirer des actes de revanche ou alimenter la propagande terroriste —, et éthique, d’autre part. Ce ne serait « pas le genre » du gouvernement de Washington de brandir « ces photos très crues » comme un indécent trophée. Ce scrupule, s’il était sincère, serait en lui-même un fameux retournement mental des autorités américaines, elles qui avaient diffusé quasiment en temps réel le portrait d’un Saddam Hussein hirsute, sale et humilié au moment de sa capture. Et la presse a rappelé que Washington exhiba en son temps le corps de Che Guevara ou, plus récemment, de Al-Zarkaoui, le leadeur d’Al-Qaïda en Irak, comme le nouveau pouvoir roumain le fit, fin 1989, avec le couple Ceausescu exécuté.

La pudeur que Barak Obama invoque notamment aujourd’hui est la même que celle qui amenait les autorités américaines à exiger des médias de la retenue le 11 septembre 2001. Des innocents se jetaient dans le vide et s’écrasaient au pied des tours new-yorkaises en feu. Photographes et caméramans furent fermement priés de pointer leurs objectifs ailleurs. Quant aux occupants des tours, leurs dépouilles furent ensevelies sous les décombres. Ainsi, les morts du 11 septembre furent invisibles à l’écran. Victimes suggérées seulement, dont l’omniprésence était palpable à chaque seconde. Curieuse coïncidence de l’Histoire où l’absence d’image de celui qui fomenta les attentats du 11 septembre rejoint celle de ses victimes. Comme si Ben Laden, englouti par les flots, avait à son tour disparu des regards sous les décombres de son œuvre.

Simon Tourol


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