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Belgo-Turcs : la communauté imaginée
Le référendum constitutionnel turc d’avril 2017 a largement écorné l’image des Belgo-Turcs au point de rallumer les braises du débat sur la double nationalité. Le Liban mis à part, c’est en effet en Belgique que le taux de « oui » au référendum turc a été le plus élevé : plus de trois quarts des 60% de Belgo-Turcs ayant pris part […]
Le référendum constitutionnel turc d’avril 2017 a largement écorné l’image des Belgo-Turcs au point de rallumer les braises du débat sur la double nationalité. Le Liban mis à part, c’est en effet en Belgique que le taux de « oui » au référendum turc a été le plus élevé : plus de trois quarts des 60% de Belgo-Turcs ayant pris part au scrutin ont soutenu le projet de réforme du président Erdogan1. Même si l’accroissement considérable de la participation au scrutin (6% au scrutin présidentiel de 2014, 35% aux législatives de 2015 et donc 60% au référendum) doit être interrogé (résulte-t-il d’un réel changement de position ou d’intérêt face à la politique turque, de la musculation discursive entre Erodgan et certains dirigeants européens, notamment hollandais, ou encore d’une meilleure organisation des réseaux étatiques turcs?), ces quelques chiffres montrent que la majorité de la « communauté » turque n’a pas participé au scrutin et/ou soutenu Erdogan, mais le mal était fait, le débat sur son « intégration » à la société belge était relancé. Dans cette contribution, je voudrais esquisser un portrait nuancé des évolutions récentes émergeant au sein d’un groupe bien trop souvent dépeint comme une communauté homogène en m’appuyant notamment sur les résultats de l’enquête dirigée pour le compte de la Fondation Roi Baudouin2.
Notre étude avait montré que pour les Belgo-Turcs (comme pour les Belgo-Marocains, mais dans une proportion légèrement plus forte), l’identité musulmane était une identité importante, investie de manière fière et positive. Mais justement, d’un point de vue politique et religieux, les deux dimensions étant intrinsèquement liées étant donné que l’islam officiel est, dans un État où la laïcité fut l’un des chevaux de bataille du pouvoir autoritaire3, sous la coupole de la Diyanet (Diyanet Isleri Baskanligi, Direction des affaires religieuses) et étroitement contrôlé par l’État, tous les courants semblent aujourd’hui représentés dans la diaspora. Si donc un certain nombre de mosquées belgo-turques dépendent de l’émanation européenne de la Diyanet (Diyanet Isleri Türk Islam Birligi — DITIB, créée en 1984) qui est rattachée au ministère turc des Affaires religieuses via un lien organisationnel au niveau de l’ambassade turque en Belgique, d’autres sont liées au parti Milli Görus (littéralement « vision nationale ») créé en 1970 par l’homme politique turc Necmettin Erbakan via la Fédération islamique de Belgique Belçika Islam Federasyonu4. À partir des années 1990, un rapprochement progressif se fait entre le Milî Görüs et la Diyanet à la suite de la création puis à l’élection de l’AKP. Parmi les autres mouvements de l’islam turc, on retrouve les Süleymanci fondés par le cheik Süleyman Hilmi Tunahan (décédé en 1960). Ils ont plusieurs points communs avec les Naksibendi (mouvement confrérique originaire d’Asie centrale, qui se distingue par la pratique du zikr, récitation intérieure ou à haute voix) et avec les Nurcu (« adeptes de la lumière ») mouvement fondé par Bedi Uzzaman Sait Nursi (1876 – 1960). C’est une variante turque des mouvements mystiques nés à l’époque moderne et inspirés du soufisme qui a pour principe l’harmonie comme socle. Il faut également prendre en considération le mouvement néonurcu, aussi appelé Hizmet (mouvement) dont le leadeur, Fethullah Gülen (ex-proche du président Erdogan, mais exilé depuis 1999 aux États-Unis), a été au cœur de l’actualité en Turquie lors de la tentative de coup d’État en Turquie en juillet 20165. À cela s’ajoute également la présence des Alévis qui s’inscrivent en partie, et en partie seulement, dans la tradition chiite. Et enfin, il faut compter avec la droite ultranationaliste turque qui se constitue après la mort d’Atatürk autour notamment de Alpaslan Türkeş (1917 – 1997) qui fondera en 1969 le parti d’extrême droite MHP (Milliyetçi Hareket Partisi, Parti du mouvement nationaliste) et qui est également présent au sein de la diaspora belge. Ces clivages politico-religieux recoupent d’ailleurs partiellement le clivage ethnique entre Turcs et Kurdes donnant lieu parfois à de vifs affrontements, en ce compris sur le sol belge.
Du point de vue socioéconomique, la hausse du capital social se fait jour que ce soit au niveau du nombre de diplômés de l’enseignement supérieur que des revenus puisqu’en 2015, la classe salariale la plus basse ne représente plus que 20% des sondés alors qu’ils étaient plus de 34% à déclarer un revenu mensuel du ménage inférieur à 1.000 euros en 20076. Ces résultats tendent à indiquer l’émergence progressive d’une classe moyenne au sein des Belgo-Turcs.
Du point de vue identitaire ensuite, l’étude avait mis en évidence que près de 66% des Belgo-Turcs se sentaient très fortement ou fortement liés à leur identité d’origine. Mais ils étaient également plus de la moitié (près de 55%) à se considérer aussi belge que turc(que). Il s’agit là d’une évolution intéressante puisqu’ils n’étaient que 14% à déclarer la même chose en 2007. Les personnes considérant que leur identité d’origine est plus importante que leur sentiment d’appartenance à l’identité belge représentaient près de 22% des sondés. Là aussi, il s’agit d’une évolution marquante car ils étaient 54% à se sentir d’abord d’appartenance turque en 2007. Enfin, une tendance intéressante est représentée par les personnes qui se sentent plus belges que turques et qui concernait près de 12% des personnes sondées. L’utilisation du français et/ou du néerlandais reste plus laborieuse dans le cas des Belgo-Turcs en particulier dans le cadre familial (ils n’étaient que 30% à déclarer « toujours » utiliser le français ou le néerlandais dans le cercle familial) et amical (seulement 42% des sondés ont déclaré « toujours » utiliser le français ou le néerlandais avec leurs amis) alors qu’elle semble plus acquise dans la sphère professionnelle (plus de 60% des répondants déclarent « toujours » utiliser le français ou le néerlandais avec leurs collègues). Ces résultats tendent à indiquer que les Belgo-Turcs évoluent dans un cadre moins multiculturel que les Belgo-Marocains et que les contacts intergroupes restent moins nombreux dans leur cas. Cela étant, ce fonctionnement tendanciellement plus « communautariste » des Belgo-Turcs semble également avoir ses avantages puisque les taux de discrimination relevés sont plus faibles, les dynamiques de distance sociale (le fait de se sentir différent des personnes non issues de l’immigration) moins nombreuses et l’effet du lieu de naissance7 absent dans le cas des Belgo-Turcs. L’hypothèse qu’il est possible d’esquisser ici réside dans le fait que le fonctionnement en « communauté », et notamment le développement plus important de l’entrepreneuriat (ce qui est corroboré par nos résultats concernant le statut professionnel de nos sondés, bien plus nombreux à appartenir à la catégorie des indépendants et entrepreneurs dans le cas des Belgo-Turcs), agit comme un filet de sécurité face aux nombreuses logiques de discrimination et empêche la formation d’une identité ethnique « réactive »8.
Du point de vue politique enfin, puisque ce sont les zones d’inquiétude mises en exergue par la participation des Belgo-Turcs au référendum constitutionnel, plus de trois quarts de nos sondés ont estimé que la démocratie, malgré les inconvénients qu’elle peut présenter, constitue le meilleur régime de gouvernement. En revanche, ils étaient près de 54% à préférer un leadeur fort. Ce résultat pourrait être considéré comme contradictoire avec l’adhésion à la démocratie présentée précédemment. Cependant, il n’en est peut-être rien. Ainsi, les sondages tels que les European Values Survey portant sur les valeurs démocratiques semblent montrer que, dans le monde entier, États démocratiques et non démocratiques compris, l’adhésion aux valeurs démocratiques9 reste forte, mais que, dans le même temps, une partie significative de la population a de moins en moins confiance dans les institutions démocratiques et dans le personnel politique. De ce fait, dans ces sondages, les propositions pour des leadeurs forts rencontrent une large adhésion et les taux de réponses positives augmentent10.
Que doit-on conclure de ces résultats en demi-teinte ? Que tout va bien dans le meilleur des mondes ? Non, bien entendu, de larges défis restent à relever, par exemple en matière d’emploi des langues, d’endogamie ou de contacts intergroupes. Par contre, ces quelques données montrent que le processus d’insertion et de participation des Belgo-Turcs à la société belge est largement (bien) entamé et qu’il constitue une réalité tangible. Cette insertion peut sans doute se mener en parallèle au maintien d’une « turcité » forte pour autant que l’on soit attentif et non complaisant par rapport au risque de radicalisation politique (et donc à l’activisme de groupes ultranationalistes et violents) qu’il peut impliquer. Tout processus « d’intégration » est une dialectique, un jeu de pingpong pour le dire autrement : l’insertion d’un groupe dans une société donnée se réalisant par le biais de stratégies tant individuelles que collectives en réponse à l’ouverture ou à la fermeture de cette même société. Or, il y a une réelle hypocrisie politique à lancer et mener le débat sur la double nationalité en fonction du groupe ethnique concerné, celle-ci représentant un frein à l’intégration dans le cas des Belgo-Turcs et restant largement non interrogée dans le cas de groupes occidentaux. Je pense ici particulièrement aux Américains, aux Anglais ou encore aux Français dont la participation politique (comportement de vote, organisation de meetings, etc.) n’a pas du tout été interrogée de la même manière dans le débat public. Cette hypocrisie est aujourd’hui largement bien décodée par les groupes qu’elle vise et nourrit, à raison, des discours sur les doubles standards des élites politiques belges et européennes voire des logiques de victimisation et de polarisation qui font le jeu des stratégies politiques et discursives de leadeurs autoritaires comme Erdogan.
- « Les Turcs de Belgique votent massivement “oui” à des pouvoirs étendus pour Erdogan », Le Soir, 16 avril 2017.
- C. Torrekens et I. Adam, Belgo-Marocains, Belgo-Turcs : (auto)portrait de nos concitoyens, rapport pour la Fondation Roi Baudouin, 2015.
- D. Billion, « Laïcité, islam politique et démocratie conservatrice en Turquie », Confluences Méditerranée, 2011/1, n°76.
- S. Akgönül, « Islam turc, Islams de Turquie : acteurs et réseaux en Europe », Politique étrangère, 2005, p. 35 – 47.
- « Turquie : qui est Fethullah Gülen, accusé par le pouvoir d’avoir initié le coup d’État ? », Le Monde, 16 juillet 2016.
- A. Kaya et F. Kentel, Belgo-Turcs. Pont ou brèche entre la Turquie et l’Union européenne ?, université Bilgi d’Istanbul (Turquie), rapport pour la Fondation Roi Baudouin, décembre 2007.
- Le fait que les deuxième et troisième générations (donc nées en Belgique) ont plus de probabilité de se sentir différents des personnes non issues de l’immigration, d’être moins actives sur le marché de l’emploi, moins intéressées par la politique, moins radicalement en faveur de la démocratie, etc.
- A. Portes, « Children of Immigrant : Segmented Assimilation and its Determinants », dans Portes Alejandro (ed), The Economic Sociology of Immigration : Essays on Networks, Ethnicity and Entrepreneurship, New York, Russell Sage Foundation, 1995, p. 248 – 279.
- Ce qui est le cas également dans notre enquête puisque d’écrasantes majorités des sondés du groupe belgo-turc se sont déclarées favorables à la séparation de l’Église de l’État (78 %), à la liberté d’expression (70 %), au fait que chacun vive comme il l’entend (79 %), etc.
- D. Van Reybrouck, Tegen Verkiezingen, Anvers, Paperback, 2013.