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Belgique. Loi spéciale de financement, transferts, dons et contre-dons

Numéro 11 Novembre 2010 par Lechat Benoît

novembre 2010

Dif­fi­cile dans cette chro­nique de suivre l’évolution des négo­cia­tions poli­tiques belges avec près de trois semaine de déca­lage. En retard per­ma­nent entre l’information, son trai­te­ment et sa publi­ca­tion. Au moins est-il plus facile de résis­ter à la ten­ta­tion de conjec­tu­rer sur l’évolution des pour­par­lers, de se livrer au jeu de la ques­tion : accord ou pas accord ? […]

Dif­fi­cile dans cette chro­nique de suivre l’évolution des négo­cia­tions poli­tiques belges avec près de trois semaine de déca­lage. En retard per­ma­nent entre l’information, son trai­te­ment et sa publi­ca­tion. Au moins est-il plus facile de résis­ter à la ten­ta­tion de conjec­tu­rer sur l’évolution des pour­par­lers, de se livrer au jeu de la ques­tion : accord ou pas accord ? À 7 ou à 9 ? Plan A ou plan B ? La péda­go­gie des choix binaires, c’est aus­si le tri­but de l’information au quo­ti­dien. Elle per­met de remettre de l’intelligibilité là où la com­plexi­té pompe du temps d’antenne. Du coup, dans l’urgence, il est ten­tant de confondre le kitsch et le sur­réa­lisme, la com­pli­ca­tion avec la psy­cho­lo­gie des pro­fon­deurs. Et d’essayer de se ras­su­rer en voyant de la bel­gi­tude par­tout, jusque dans la com­plexi­té ins­ti­tu­tion­nelle, tout en se lamen­tant sur le fatal appro­fon­dis­se­ment du dif­fé­rend com­mu­nau­taire et citoyen.

Progrès de lucidité

Depuis près de dix ans, La Revue nou­velle a inter­ro­gé cette logique binaire à l’œuvre dans la ligne de défense de type « Magi­not » des par­tis fran­co­phones consis­tant à reje­ter presque toutes les reven­di­ca­tions fla­mandes comme un pas sup­plé­men­taire vers la fin de la Bel­gique. En ce mois d’octobre 2010, encore plus clai­re­ment qu’en juillet 2007, il appa­rait enfin à un nombre crois­sant de Wal­lons et de Bruxel­lois qu’à force d’avoir refu­sé de se pré­pa­rer à une négo­cia­tion sur la base des réso­lu­tions approu­vées par le Par­le­ment fla­mand en 1999, les par­tis fran­co­phones ont radi­ca­li­sé la posi­tion de leurs homo­logues et contri­bué au suc­cès de la N‑VA et de son lea­deur Bart De Wever. C’est déjà ça. Mais cela invite aus­si à se deman­der quelles sont les logiques infer­nales qui ont pro­duit autant d’aveuglement collectif.

L’enjeu le plus lourd

Le rejet rapide de la note du « cla­ri­fi­ca­teur » De Wever par l’ensemble des par­tis fran­co­phones le dimanche 17 octobre 2010 et l’incompréhension que ce rejet a sus­ci­tée auprès de l’ensemble des par­tis fla­mands ont révé­lé le déca­lage com­plet de per­cep­tion entre les deux com­mu­nau­tés. Bien sûr, en fui­tant sa note de « cla­ri­fi­ca­tion » dans la presse, Bart De Wever savait très bien ce qu’il fai­sait. Mais les par­tis fran­co­phones ont sau­té à pieds joints dans le piège ten­du, per­met­tant de noyer dans le brou­ha­ha média­tique les nuances de la gauche fla­mande SP.A et Groen ! notam­ment sur la sécu­ri­té sociale, la pro­gres­si­vi­té de l’impôt et même Bruxelles. Cha­cun est res­té jusqu’au bout dans sa logique, mais cha­cun s’est aus­si rap­pro­ché au plus près de la logique de l’autre, lais­sant voir avec une cruau­té de plus en plus élo­quente l’écart de l’opinion entre le Nord et le Sud.

Au fond, il appa­rait enfin que bien plus que BHV, c’est la loi spé­ciale de finan­ce­ment (LSF) qui consti­tue l’enjeu le plus impor­tant de la négo­cia­tion. À la volon­té fla­mande d’un ren­for­ce­ment de la res­pon­sa­bi­li­sa­tion qui cache mal une inten­tion de « juste retour » et de chau­vi­nisme du bien-être s’est oppo­sée l’inquiétude pro­fonde de la classe poli­tique fran­co­phone de devoir assu­mer ses com­pé­tences avec de moins en moins de moyens et donc par consé­quent de devoir entrer dans une longue ère de conflits internes au monde francophone.

L’impensé du « refinancement »

Depuis 1989, la LSF, qui régit les moyens qui servent à finan­cer les poli­tiques dans les Com­mu­nau­tés et les Régions, a mobi­li­sé les ensei­gnants, les étu­diants et les tra­vailleurs du sec­teur non mar­chand en Wal­lo­nie et à Bruxelles. Dans le monde fran­co­phone, il a ain­si été com­mu­né­ment admis que les négo­cia­teurs de la pre­mière ver­sion de la loi votée en 1989 se seraient « fait avoir » par Jean-Luc Dehaene et qu’ils auraient sous-esti­mé les besoins de l’enseignement francophone.

Et si une autre ver­sion de cette his­toire finis­sait par pré­va­loir ? Celle-ci éta­bli­rait qu’en réa­li­té, Gérard Deprez et Guy Spi­taels n’auraient pas si mal bos­sé en 1988. Ils se seraient certes trom­pés sur l’évolution démo­gra­phique fran­co­phone, plus favo­rable qu’ils ne l’avaient pré­vu, mais ils auraient aus­si et sur­tout obte­nu un bon méca­nisme de soli­da­ri­té de nature à limi­ter for­te­ment l’impact du dif­fé­ren­tiel de PIB entre les Régions. Mais du coup, ils auraient aus­si dis­si­mu­lé aux yeux de tous ceux qui sont finan­cés par cette loi, l’ampleur de cette « dépen­dance ». En Com­mu­nau­té fran­çaise, la reven­di­ca­tion du refi­nan­ce­ment qui a scan­dé toutes les années nonante a été en grande par­tie construite sur ce déni (ou sur le refou­le­ment) de l’ampleur de la soli­da­ri­té Nord-Sud. Elle a accré­di­té l’idée que c’était l’ensemble du sec­teur non mar­chand belge qui était pareille­ment sous-finan­cé, alors que du côté fla­mand pré­ci­sé­ment, le dif­fé­ren­tiel de PIB per­met­tait de finan­cer, par exemple des aug­men­ta­tions sala­riales incon­ce­vables du côté fran­co­phone. Du côté fran­co­phone encore, la cou­pure Com­mu­nau­té-Région a par ailleurs ren­for­cé un sen­ti­ment que, de toutes les manières, un refi­nan­ce­ment fini­rait bien par cou­ler de « quelque part », sans qu’il soit jamais néces­saire de s’interroger en pro­fon­deur sur la bonne affec­ta­tion des deniers publics en Wal­lo­nie et à Bruxelles.

Funeste mythologie

En octobre 2010, c’est une bonne par­tie de cette « mytho­lo­gie du refi­nan­ce­ment » qui a com­men­cé à se fen­diller. La dif­fi­cul­té à le recon­naitre explique en par­tie l’entêtement de toute la classe poli­tique et des médias fran­co­phones. Et cet entê­te­ment a quelque chose de pro­fon­dé­ment anthro­po­lo­gique. Comme le dit Mar­cel Mauss, « le don non ren­du rend encore infé­rieur celui qui l’a accep­té, sur­tout quand il est reçu sans esprit de retour ». Autre­ment dit, au risque de perdre col­lec­ti­ve­ment la face, les fran­co­phones seraient obli­gés de nier ouver­te­ment l’ampleur de trans­ferts qu’ils ne seraient pas capables de rendre réver­sibles, d’autant plus qu’il n’y a pas d’accord entre com­mu­nau­tés sur la réa­li­té et l’ampleur des trans­ferts dont a béné­fi­cié la Flandre depuis la créa­tion de la Bel­gique. D’où aus­si le carac­tère lit­té­ra­le­ment insup­por­table pour des par­tis fla­mands des accu­sa­tions de déni de soli­da­ri­té lan­cées par les par­tis francophones.

Ignorances capitales

Tout le monde le sait, mais per­sonne ne l’assume, dans les trans­ferts d’argent, il y a tou­jours plus que de l’argent qui cir­cule. Il y a aus­si de la recon­nais­sance, de l’endettement sym­bo­lique. Et ce que l’un dit sur la situa­tion de l’autre a par­fois quelque chose de pro­pre­ment insup­por­table. C’est aus­si le cas dans le « débat » (si on peut uti­li­ser ce terme) sur Bruxelles où la mécon­nais­sance n’est jamais très éloi­gnée du mépris. À l’indolence de cer­tains par­tis fran­co­phones selon les­quels, fina­le­ment, la struc­ture ins­ti­tu­tion­nelle de Bruxelles ain­si que le fonc­tion­ne­ment concret des ins­ti­tu­tions bruxel­loises ne doivent pas faire l’objet d’une amé­lio­ra­tion radi­cale, s’oppose le cli­ché culti­vé dans les par­tis et les médias fla­mands d’une capi­tale mal gérée, peu­plée de baron­nets incom­pé­tents, juchés, les doigts dans les oreilles sur un baril de poudre sociale. Et du coup, le refus des seconds de prendre en compte les énormes besoins finan­ciers d’une capi­tale jusqu’ici com­mune a quelque chose de lit­té­ra­le­ment insup­por­table pour les pre­miers, comme pour tous ceux qui éprouvent au quo­ti­dien les besoins criants de la grande ville, par exemple, les tra­vailleurs sociaux dans les CPAS.

De l’endettement mutuel positif ?

Ici aus­si la dis­cus­sion finan­cière dis­si­mule plus qu’elle ne révèle les ten­sions pro­fondes entre Fla­mands et fran­co­phones sur la concep­tion de l’avenir de Bruxelles, comme de l’ensemble des ins­ti­tu­tions fédé­rales. Ici aus­si on ne peut, encore une fois, que regret­ter l’absence d’un espace public com­mun où viennent se confron­ter les points de vue dif­fé­rents sur l’avenir de la capi­tale de ce « pays ». La cir­cons­crip­tion fédé­rale n’a jamais paru à la fois aus­si néces­saire qu’inaccessible, du moins avec un PS et une N‑VA au zénith, c’est-à-dire avec deux par­tis qui ont le plus pro­fi­té de cette absence d’espace public com­mun. Et du coup, il res­sort plus clai­re­ment qu’un tel pro­jet de recréer du lien entre les Belges par un chan­ge­ment ins­ti­tu­tion­nel ne pour­ra jamais abou­tir sans com­prendre les dyna­miques sociales qui ont fait que pro­gres­si­ve­ment les trans­ferts entre Régions et Com­mu­nau­tés ont ces­sé de pro­duire de l’endettement mutuel posi­tif1, mais ont géné­ré de la ran­cœur, de la frus­tra­tion et des appé­tits de revanche.

Le 21 octobre 2010

  1. Pour reprendre l’expression du socio­logue Alain Caillé, Anthro­po­lo­gie du don, La Décou­verte, 2007.

Lechat Benoît


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