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Belgique : dix mois pour agir

Numéro 9 Septembre 2009 par André Jakkals

septembre 2009

Du 1er sep­tembre 2009 au 1er juillet 2010, les repré­sen­tants poli­tiques belges vont tra­ver­ser une période déci­sive pour l’avenir de leur pays, même si ce mot n’a sans doute pas tout à fait le même sens pour cha­cun d’entre eux. Dans une inter­view accor­dée au quo­ti­dien De Mor­gen, le 25 juillet, le Pre­mier ministre Her­man Van […]

Du 1er sep­tembre 2009 au 1er juillet 2010, les repré­sen­tants poli­tiques belges vont tra­ver­ser une période déci­sive pour l’avenir de leur pays, même si ce mot n’a sans doute pas tout à fait le même sens pour cha­cun d’entre eux. Dans une inter­view accor­dée au quo­ti­dien De Mor­gen, le 25 juillet, le Pre­mier ministre Her­man Van Rom­puy a bien cir­cons­crit cette fenêtre d’opportunité au cours de laquelle dix par­tis dif­fé­rents1 (il faut y ajou­ter Pro Dg en Com­mu­nau­té ger­ma­no­phone), tous asso­ciés à l’un ou l’autre des exé­cu­tifs fédé­ral, régio­naux et com­mu­nau­taires, vont devoir s’entendre. Ils devront non seule­ment se mettre d’accord sur la manière de sau­ver les finances de l’État, mais aus­si réfor­mer sa struc­ture ins­ti­tu­tion­nelle, afin notam­ment de répondre aux demandes de ren­for­ce­ment de l’autonomie éma­nant des par­tis fla­mands qui estiment que c’est l’une des meilleures façons de réta­blir l’équilibre des finances publiques.

« Fort dans les temps difficiles »

Plu­sieurs balises déli­mitent la période. La pre­mière est de nature bud­gé­taire. Il y a urgence. En juin, la Com­mis­sion euro­péenne a livré un avis assas­sin sur le pro­gramme bud­gé­taire que le gou­ver­ne­ment fédé­ral lui a trans­mis, jugeant ses pers­pec­tives de recettes très éloi­gnées de la réa­li­té. En 2009, le défi­cit public belge devrait atteindre l’équivalent de 6,5% du PIB, soit le double de la norme du trai­té de Maes­tricht, ouvrant la porte de la Bel­gique à l’euro. L’an pro­chain, la dette publique repas­se­ra au-des­sus de la barre fati­dique des 100%. Dans les années nonante, il avait fal­lu toute la poigne et la saga­ci­té de Jean-Luc Dehaene pour la réduire pro­gres­si­ve­ment. L’actuel Pre­mier ministre Her­man Van Rom­puy était alors ministre du Bud­get. Il sait donc très bien tout ce que l’exercice implique. Dis­pose-t-il pour autant dans sa majo­ri­té, comme ailleurs dans le pays, et notam­ment chez les par­te­naires sociaux, des relais pour construire un consen­sus sur la manière de réduire le défi­cit ? Cela reste à prou­ver et c’est sans doute bien l’enjeu prin­ci­pal d’une ren­trée poli­tique qui sera aus­si éco­no­mique et sociale. Mais quelle que soit la réponse appor­tée par ce qu’en Bel­gique on appelle les « par­te­naires sociaux », elle dépen­dra du sort qui sera réser­vé à l’autre balise, qui est, elle, de nature ins­ti­tu­tion­nelle ou communautaire.

En mars 2010 s’achève en prin­cipe la pro­cé­dure des conflits d’intérêt qui a per­mis jusqu’ici de repor­ter la solu­tion de l’épineux pro­blème de la scis­sion de l’arrondissement de Bruxelles-Halle-Vil­vorde, reven­di­quée par tous les par­tis fla­mands et frei­née des quatre fers par leurs homo­logues fran­co­phones. Il fau­dra donc enfin trou­ver un accord sur ce plan sans faire tom­ber le gou­ver­ne­ment, ce qui n’a pas été pos­sible depuis juin 2007 et les der­nières élec­tions fédérales.

Ensuite, du 1er juillet au 31 décembre 2010, la Bel­gique exer­ce­ra la pré­si­dence euro­péenne. Il serait mal venu que le pays donne le spec­tacle de ses divi­sions au moment de prendre les rênes d’une Union euro­péenne qui aura bien besoin de cohé­sion pour affron­ter une crise éco­no­mique dont on sen­ti­ra alors plei­ne­ment les effets. S’il tra­verse de manière convain­cante ces dif­fé­rentes épreuves, le Pre­mier ministre pour­ra se pré­sen­ter aux élec­tions fédé­rales du pre­mier semestre de 2010 en ayant le sen­ti­ment d’avoir tenu la pro­messe du slo­gan de son par­ti en juin 2009 : « Fort dans les périodes difficiles ».

Stabilité ou immobilisme ?

Selon le même Van Rom­puy, le vote régio­nal aurait été carac­té­ri­sé par une demande de sta­bi­li­té, ce qu’attesterait la bonne tenue rela­tive des deux pivots ances­traux de la Flandre et de Wal­lo­nie, le CD&V et le PS. Il est vrai qu’au sor­tir du scru­tin, un accord a pu enfin être trou­vé sur l’épineuse ques­tion des sans-papiers. Un rema­nie­ment gou­ver­ne­men­tal a été opé­ré et on a vu notam­ment le retour d’Yves Leterme pour occu­per le poste de ministre des Affaires étran­gères et donc être appe­lé à jouer un rôle cen­tral dans la pré­si­dence belge de l’Union euro­péenne, tan­dis que Michel Daer­den est venu rehaus­ser le fédé­ral d’une noto­rié­té éthy­lique fraî­che­ment acquise au plan mon­dial grâce à You­tube, tout en don­nant au nou­vel exé­cu­tif wal­lon un air bien­ve­nu de pro­bi­té. Sans doute la sta­bi­li­té du pays passe-t-elle aus­si par l’apaisement des appé­tits de quelques poids lourds élec­to­raux dont on ne peut pas dire qu’ils lui fassent vrai­ment hon­neur. Mais si les sans-papiers ont enfin pu béné­fi­cier de la séré­ni­té retrou­vée au len­de­main d’une cam­pagne élec­to­rale régio­nale menée à cou­teaux tirés, on ne peut pas en dire autant du bud­get. Contrai­re­ment à ce qu’il avait annon­cé, le Pre­mier ministre a dû renon­cer à par­ve­nir, avant de par­tir en vacances, à un accord sur le pha­sage de l’effort bud­gé­taire à mener pour ten­ter de rame­ner la Bel­gique dans les clous du Trai­té européen.

Pauvre fédéral

Il est vrai que l’effort à réa­li­ser est énorme et qu’on ne voit pas com­ment le réa­li­ser, sans cou­per dans la chair vive de l’un et l’autre pan de l’activité de l’État ou de la sécu­ri­té sociale, voire sans aug­men­ter les impôts. Mais au fond cha­cun sait déjà qu’il devra renon­cer, d’une manière ou d’une autre, à l’intangibilité de ses tabous. Par exemple, les libé­raux ne pour­ront main­te­nir le refus de toute nou­velle mesure fis­cale. Les socia­listes devront, eux, accep­ter que l’on épargne dans la sécu­ri­té sociale. Le nou­veau ministre du Bud­get, Guy Van­hen­gel — qui a la répu­ta­tion d’être un homme de consen­sus — a par­lé d’«austérité abso­lue ». Mais son par­ti, le VLD, a sus­ci­té l’ire du PS quand il a évo­qué une remise en ques­tion de la norme de crois­sance de 4,5% (hors infla­tion) pour le bud­get des soins de san­té. Il aura donc fort à faire tant le bud­get fédé­ral semble être la pre­mière vic­time de la récession.

Le 4 août, l’éditorialiste du Stan­daard, Guy Tegen­bos, l’un des meilleurs péda­gogues en matière de méca­nique bud­gé­taire, a ain­si détaillé com­ment des 134 mil­liards d’euros de recettes fis­cales et de sécu­ri­té sociale qui entrent cette année dans le grand enton­noir (à mul­tiples trous) des comptes publics, il ne reste tout au bout du gou­let que 8 mil­liards pour finan­cer ses tâches en matière de jus­tice, de police, de défense ou de che­mins de fer.

Or le fédé­ral a besoin de 18 mil­liards pour finan­cer les com­pé­tences qui lui res­tent. Il doit donc emprun­ter pas moins de dix mil­liards d’euros, soit autant que toutes les autres enti­tés réunies (sécu­ri­té sociale, com­munes, Régions, Com­mu­nau­tés)… Pour par­ve­nir à ce maigre résul­tat, il faut suc­ces­si­ve­ment retran­cher des 134 mil­liards de recettes fis­cales et para­fis­cales, 43,7 mil­liards de recettes de la sécu qui servent à finan­cer ses pres­ta­tions aux­quelles il faut ajou­ter 13,6 mil­liards de finan­ce­ment alter­na­tif et 7 mil­liards de sub­ven­tion de l’État, 2,4 mil­liards pour l’Union euro­péenne, 36,3 mil­liards pour les Régions et les Com­mu­nau­tés, 11,8 mil­liards de charges de la dette (qui se rap­proche rapi­de­ment des 100% du PIB), 7,9 mil­liards pour les pen­sions des fonc­tion­naires de toutes les enti­tés fédé­rées, 2,9 mil­liards pour des dépenses sociales diverses comme la pen­sion mini­male, les allo­ca­tions des han­di­ca­pés et cer­taines pres­ta­tions des CPAS.

Pouvoir d’achat versus biens publics

Le décompte du Stan­daard apporte il est vrai encore un peu d’eau au mou­lin de la thèse trop sou­vent enten­due en Flandre (mais pas seule­ment et c’est grave) selon laquelle les accords du Lam­ber­mont (et le refi­nan­ce­ment des Com­mu­nau­tés qui y a été conve­nu en 2002) ont vidé les caisses du fédé­ral. Non seule­ment les deux années de non-gou­ver­ne­ment que nous venons de tra­ver­ser pour cause de désac­cords com­mu­nau­taires per­sis­tants ont eu pour résul­tat qu’on a lais­sé « filer » les défi­cits (il y a eu bien sûr la crise bancaire).

Mais il faut aus­si mar­te­ler que nous payons aujourd’hui la période de laxisme bud­gé­taire qui s’est ouverte avec l’arrivée de Guy Verhof­stadt au pou­voir et le lan­ce­ment de réformes fis­cales. Dans le cadre de la dis­cus­sion bud­gé­taire qui s’annonce, il fau­dra se sou­ve­nir que ces baisses d’impôts, lan­cées au nom du sou­tien de la crois­sance par le pou­voir d’achat, ont au moins coû­té deux fois plus cher à la col­lec­ti­vi­té (si ce mot a encore un sens) que le refi­nan­ce­ment des Com­mu­nau­tés et qu’elles ont été lar­ge­ment finan­cées par des mesures non récur­rentes et hau­te­ment dis­cu­tables comme la vente des bâti­ments par l’État.

Dans les rudes débats qui s’annoncent, il fau­dra inver­ser la logique et don­ner la prio­ri­té abso­lue au « salaire col­lec­tif » que consti­tuent les ser­vices publics et la sécu­ri­té sociale par rap­port aux salaires indi­vi­duels, géné­ra­teurs de beau­coup moins de bien-être par­ta­gé, d’efficacité col­lec­tive, sans par­ler de jus­tice sociale. Mais en contre­par­tie, les forces qui se disent de gauche devraient éga­le­ment accep­ter que cette prio­ri­té don­née aux biens publics aille de pair avec des réformes de nature à en amé­lio­rer consi­dé­ra­ble­ment l’efficacité. C’est la condi­tion de pos­si­bi­li­té pour recons­truire un mini­mum de consen­sus social autour de la fis­ca­li­té et des ser­vices publics.

Mélanges (explosifs) de solidarité

Tout cela paraî­trait plus ou moins évident dans un pays « nor­mal ». En Bel­gique, où le social et le com­mu­nau­taire, la redis­tri­bu­tion inter­ré­gio­nale et inter­per­son­nelle ont ten­dance à s’entremêler et à se confondre, ce l’est beau­coup moins. Cela s’illustre notam­ment dans le tol­lé qu’a sus­ci­té la volon­té du gou­ver­ne­ment fla­mand de com­plé­ter les allo­ca­tions fami­liales par un sub­side régio­nal pour les enfants fla­mands. Même si le point est dis­cu­table (s’agit-il vrai­ment d’une rup­ture de soli­da­ri­té?), cer­tains fran­co­phones semblent mettre beau­coup de temps à com­prendre qu’ils vivent dans un pays fédé­ral où les enti­tés fédé­rées sont finan­cées en par­tie grâce à leurs propres recettes, ce qui peut avoir pour consé­quence qu’un chauf­feur du TEC gagne net­te­ment moins qu’un chauf­feur de De Lijn, du moins si on relie leurs salaires aux PIB wal­lon et fla­mand (l’exemple vaut, on l’aura com­pris, pour toutes les pro­fes­sions publiques). Les par­tis fla­mands ne peuvent cepen­dant deman­der à leurs homo­logues fran­co­phones de se sui­ci­der en leur impo­sant de faire contri­buer les Com­mu­nau­tés et les Régions de manière « socia­le­ment » insup­por­table à la réduc­tion des défi­cits. Toute la ques­tion est de savoir où se trouve la limite à ne pas dépasser.

Mais l’enjeu n’est pas qu’intragénérationnel, entre Fla­mands, Wal­lons et Bruxel­lois. Il est aus­si inter­gé­né­ra­tion­nel. Les Wal­lons et les Bruxel­lois n’ont tout sim­ple­ment pas le droit de trans­mettre une dette impayable à leurs enfants. La Ville de Liège porte encore aujourd’hui les stig­mates de la poli­tique d’«après nous les mouches » qui l’a ame­née à la ban­que­route au début des années quatre-vingt. Il est vrai que les res­pon­sables de cette faillite col­lec­tive n’ont jamais été sanctionnés.

Courage, les plombiers

Les cou­ra­geux et méri­tants « plom­biers » (il faut bien que quelqu’un s’en occupe alors que cela ennuie tout le monde) qui vont sans doute être appe­lés à la table de négo­cia­tion ins­ti­tu­tion­nelle ver­ront leurs dis­cus­sions davan­tage mar­quées par les ques­tions bud­gé­taires et on voit mal com­ment ils pour­ront régler un tel débat, à eux seuls, sans faire appel aux gou­ver­ne­ments des enti­tés fédé­rées. En concoc­tant au début de 2008 ce qu’on appelle dans le jar­gon ins­ti­tu­tion­nel belge « le pre­mier paquet » (en fait un cata­logue à la Pré­vert de trans­ferts de bribes et mor­ceaux de com­pé­tences fédé­rales vers les enti­tés fédé­rées), ils ont certes prou­vé qu’ils étaient en mesure de pro­lon­ger leur cré­pus­cule2.

Mais on ne voit pas com­ment quoi que ce soit de durable puisse être refon­dé en Bel­gique, sans véri­table débat et consen­sus sur un pro­jet com­mun à l’ensemble des Belges, à moins que les par­tis, pris au piège d’un jeu mor­ti­fère, ne soient contraints de main­te­nir indé­fi­ni­ment une logique du mal­en­ten­du per­ma­nent entre les pro­jets fla­mand, wal­lon et bruxel­lois. On peut à cet égard espé­rer — sans trop d’illusion — que l’énorme pres­sion que consti­tue l’actuelle impasse bud­gé­taire force à la créa­ti­vi­té démo­cra­tique. Quelle que sera l’architecture fina­le­ment rete­nue, l’avenir de la Bel­gique se juge­ra notam­ment à la pré­sence de la cir­cons­crip­tion fédé­rale. Sans elle, Mon­sieur Van Rom­puy et ses suc­ces­seurs, pour­ront éven­tuel­le­ment se féli­ci­ter de leur sta­bi­li­té, mais ils se lamen­te­ront aus­si encore long­temps de l’immobilisme dans lequel res­te­ra plon­gé un pays à la repré­sen­ta­tion dura­ble­ment éclatée.

  1. PS, MR, CDH, Éco­lo, CD&V, Open VLD, Groen!, N‑VA, SP‑A.
  2. André Jak­kals, « Le cré­pus­cule des plom­biers », La Revue nou­velle, jan­vier 2008.

André Jakkals


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