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Belgique-België : un État, deux mémoires, d’Olivier Luminet

Numéro 3 mars 2014 par Geneviève Warland

février 2014

Quel est l’impact de la mémoire col­lec­tive sur les conflits com­mu­nau­taires en Bel­gique ? Par quels biais cer­ner les élé­ments qui la com­posent ? À ces deux ques­tions l’ouvrage ana­ly­sé ici offre des élé­ments de réponse via la psy­cho­lo­gie, la psy­cha­na­lyse, l’histoire, la lit­té­ra­ture et les sciences poli­tiques. Il met en exergue cer­tains moments de cris­tal­li­sa­tion tels que […]

Un livre

Quel est l’impact de la mémoire col­lec­tive sur les conflits com­mu­nau­taires en Bel­gique ? Par quels biais cer­ner les élé­ments qui la com­posent ? À ces deux ques­tions l’ouvrage ana­ly­sé ici offre des élé­ments de réponse via la psy­cho­lo­gie, la psy­cha­na­lyse, l’histoire, la lit­té­ra­ture et les sciences poli­tiques1. Il met en exergue cer­tains moments de cris­tal­li­sa­tion tels que les deux guerres mon­diales ou l’affaire de Lou­vain en 1967 – 1968, à la source d’émotions fortes et tenaces et de la for­ma­tion de sté­réo­types. Il vise à mieux com­prendre l’origine de ces sté­réo­types et émo­tions en Bel­gique fran­co­phone, d’un côté, et néer­lan­do­phone, de l’autre, en mon­trant, à tra­vers plu­sieurs cas d’étude, le tra­vail (incons­cient) de l’histoire et son impact sur ce qui est res­sen­ti de part et d’autre de la fron­tière lin­guis­tique par rap­port à des conflits actuels.

Ce livre, diri­gé par le psy­cho­logue Oli­vier Lumi­net, pro­fes­seur à l’UCL, est issu de la col­la­bo­ra­tion entre les membres d’une équipe de cher­cheurs appar­te­nant à des dis­ci­plines dif­fé­rentes : his­toire, lit­té­ra­ture, psy­cho­lo­gie, psy­cha­na­lyse et sciences poli­tiques. Il reprend les expo­sés don­nés à l’occasion d’une jour­née d’étude et publiés dans un numé­ro spé­cial de la revue scien­ti­fique Memo­ry stu­dies consa­cré aux inter­ac­tions entre la mémoire col­lec­tive et l’identité natio­nale en Bel­gique. Afin de com­mu­ni­quer à un public plus large les résul­tats de ces enquêtes et syn­thèses por­tant sur la ou plu­tôt les mémoires col­lec­tives belges, ils ont été tra­duits en fran­çais et en néer­lan­dais et ont paru simul­ta­né­ment sous la forme de deux mono­gra­phies : Bel­gique-Bel­gië : Un État, deux mémoires col­lec­tives ? comme indi­qué ci-des­sus et Bel­gië-Bel­gique : Eén staat, twee col­lec­tieve geheu­gens ? édi­té chez Snoeck éga­le­ment en 2012.

La thé­ma­tique cen­trale — la mémoire qui oriente une cer­taine façon de se situer et de réagir dans le pré­sent en fonc­tion de sou­ve­nirs posi­ti­ve­ment ou néga­ti­ve­ment conno­tés — rejoint les pré­oc­cu­pa­tions de La Revue nou­velle : en effet, depuis 1945, la revue décrit et ana­lyse les évo­lu­tions de la socié­té belge aux plans poli­tique, socio­lo­gique et idéo­lo­gique2. D’une cer­taine manière, elle contri­bue à façon­ner une mémoire des ava­tars de la Bel­gique de la même façon qu’elle est elle-même tra­vaillée par les repré­sen­ta­tions et les sté­réo­types qui la façonnent.

Avant d’entrer dans cet ouvrage qui a le mérite d’une approche sur le temps long — englo­bant plu­sieurs géné­ra­tions et opé­rant des incur­sions dans une his­toire sécu­laire — et d’un trai­te­ment plu­ri­dis­ci­pli­naire de l’actualité poli­tique, sociale et éco­no­mique de la Bel­gique, regar­dons de plus près de quelles repré­sen­ta­tions et émo­tions il est prin­ci­pa­le­ment ques­tion. La thèse prin­ci­pale de l’ouvrage affirme que la mémoire col­lec­tive joue un rôle cen­tral dans de nom­breux conflits. Elle sert, en effet, à jus­ti­fier les motifs et les aspi­ra­tions des par­ties en pré­sence. Les conflits poli­tiques au sein des États-nations appa­raissent, dès lors, comme des conflits de mémoire qui reposent sur l’ignorance ou sur le rejet de la mémoire de l’autre. Et ils char­rient sou­vent des émo­tions lais­sées par des faits actuels ou par des sou­ve­nirs de faits pas­sés, les­quels orientent la manière de les appré­hen­der ration­nel­le­ment. Pour le cher­cheur sou­cieux de rigueur scien­ti­fique, l’écheveau n’est pas tou­jours aisé à démê­ler, mais, dans tous les cas, il s’agit de ten­ter de dis­tin­guer les « pro­ces­sus par les­quels les sou­ve­nirs se construisent et le conte­nu réel de ces sou­ve­nirs » (p. 26).

Un pre­mier constat, éta­bli par les contri­bu­teurs au volume, recon­nait dans la Bel­gique un labo­ra­toire paci­fique des muta­tions de l’identité natio­nale3. Un second affirme que « les deux groupes [les Fla­mands d’un côté, les fran­co­phones de l’autre] ne par­tagent pas les mêmes réfé­rences his­to­riques » (p. 20). À par­tir de là, l’interrogation porte sur les « fac­teurs émo­tion­nels et cog­ni­tifs qui expliquent la per­sis­tance à tra­vers le temps du sou­ve­nir d’évènements publics et du contexte dans lequel on en a pris connais­sance » (p. 25). Les méthodes aux­quelles recourent ces cher­cheurs issus d’horizons dis­ci­pli­naires dif­fé­rents, reposent, pour les uns, sur des enquêtes quan­ti­ta­tives et qua­li­ta­tives et, pour les autres, sur l’analyse de dis­cours poli­tiques, de la presse ou de romans ain­si que sur celle de pra­tiques commémoratives.

Les thé­ma­tiques sui­vantes sont suc­ces­si­ve­ment abor­dées : dans une pers­pec­tive de psy­cho­lo­gie sociale, le chapitre1 (qui suit l’introduction ou cha­pitre 2, rédi­gé par Oli­vier Klein, Laurent Lica­ta, Nico­las Van der Lin­den, Auré­lie Mer­cy et Oli­vier Lumi­net) ana­lyse les per­cep­tions que les Fla­mands et les fran­co­phones ont d’eux-mêmes et de l’autre groupe à tra­vers l’examen de sté­réo­types liés à l’usage des langues et à l’autonomie régio­nale. Ce cha­pitre met en exergue les élé­ments struc­tu­rels qui divisent la socié­té belge et qui se mani­festent par un conflit entre Fla­mands et fran­co­phones autour du contrôle de cer­taines res­sources : maté­rielles (la richesse, autre­ment dit la ges­tion de l’argent de l’État), pro­cé­du­rales (le pou­voir ou la prise de déci­sion) et sym­bo­liques (la répu­ta­tion du groupe, l’histoire, la langue). En un tableau syn­thé­tique (p. 43), il résume ces élé­ments en dis­tin­guant les repré­sen­ta­tions liées aux prin­cipes de jus­tice (la soli­da­ri­té selon les fran­co­phones ver­sus l’équité selon les Fla­mands), aux sté­réo­types « endo­groupe » et « exo­groupe » et à la mémoire col­lec­tive. Quant à cette der­nière, les auteurs montrent com­ment elle est mobi­li­sée à titre de réser­voir d’analogies ou de com­pa­rai­sons uti­li­sées dans des situa­tions de menace ou de déni. Les sté­réo­types (et les mythes) issus, chez les Fla­mands, de la domi­na­tion de la bour­geoi­sie fran­co­phone en Flandre et de l’expérience de la Pre­mière Guerre mon­diale et, chez les fran­co­phones, de la col­la­bo­ra­tion fla­mande durant les guerres et de l’expulsion de Lou­vain, ali­mentent encore leurs sen­ti­ments de vic­times, notam­ment lors de dis­cus­sions poli­tiques, relayées par les médias, comme sur la loi d’amnistie.

Écrit conjoin­te­ment par une his­to­rienne, Lau­rence van Yper­sele, et une poli­to­logue, Valé­rie Rosoux, le cha­pitre 3 exa­mine la décons­truc­tion pro­gres­sive de l’identité natio­nale belge à par­tir de deux épi­sodes majeurs de son his­toire, tout en sou­li­gnant les contra­dic­tions des pro­ces­sus iden­ti­fi­ca­toires. Si la mémoire de la Pre­mière Guerre mon­diale est conflic­tuelle, il n’en va pas de même du pas­sé colo­nial où aucune ligne de front ne semble divi­ser pro­fon­dé­ment les fran­co­phones et les Fla­mands, dans les dis­cours offi­ciels à tout le moins. Ce qui me paraît impor­tant ici est que, en concor­dance avec le cha­pitre sui­vant, la Pre­mière Guerre mon­diale est pré­sen­tée comme la matrice d’une mémoire conflic­tuelle en Bel­gique : le sou­ve­nir de la guerre et sa com­mé­mo­ra­tion dans l’après-guerre voient s’opposer la mémoire offi­cielle, celle de l’État, et les mémoires vives, celles des indi­vi­dus et des com­mu­nau­tés locales et pro­vin­ciales, qui se mani­festent avec force dans une Bel­gique où de telles iden­ti­tés n’ont jamais été anni­hi­lées après l’indépendance. En Flandre, la mémoire de 14 – 18 illustre la concur­rence à laquelle l’identité belge est sou­mise par les pré­ten­tions iden­ti­taires de la droite fla­mande ; du côté fran­co­phone, elle sert, par contre, à ren­for­cer l’unité du pays. Ain­si, autour des années 1930, « La mémoire belge de la Grande Guerre s’est frag­men­tée : d’une part, les mémoires fla­mandes et les mémoires fran­co­phones prennent des che­mins diver­gents et, de l’autre, la mémoire offi­cielle et les mémoires locales ne cor­res­pondent plus » (p. 65).

Un his­to­rien néer­lan­do­phone, Mar­nix Beyen, est l’auteur du cha­pitre 4 qui porte sur la contre-mémoire déve­lop­pée par les natio­na­listes fla­mands à l’issue de la Pre­mière Guerre. Deux cas sont mis en avant : d’une part, l’élévation des frères Van Raem­donck au rang de mar­tyrs de la cause fla­mande dans une Flandre « oppri­mée » par les fran­co­phones ; d’autre part, la réap­pro­pria­tion de Tijl Uylens­pie­gel, héros du roman écrit en fran­çais par Charles De Cos­ter évo­quant la révolte des gueux (pour la plu­part pro­tes­tants) contre le sou­ve­rain catho­lique espa­gnol, Phi­lippe II, au XVIe siècle. Dans le pre­mier cas, on a volon­tai­re­ment cher­ché à effa­cer de la mémoire col­lec­tive le fait qu’au moment de son décès, un des frères Van Raem­donck tenait dans ses bras son com­pa­gnon d’armes, le Wal­lon Fié­vez, et non pas son propre frère mort à peu de dis­tance de là. L’aile droite du mou­ve­ment fla­mand a ain­si pla­cé l’amour fra­ter­nel au rang des ver­tus majeures du sacri­fice, fai­sant de Frans et d’Edward, jeunes étu­diants fla­min­gants, des icônes de la mar­ty­ro­lo­gie fla­mande. Repla­çant cet épi­sode dans le contexte com­mé­mo­ra­tif de droite en Flandre dans l’après-guerre, l’auteur rap­pelle, dans un second temps, le trai­te­ment réser­vé aux héros des romans de De Cos­ter, en par­ti­cu­lier Uylens­pie­gel, pro­mu héros natio­nal fla­mand, à la fois « catho­li­ci­sé » et « rura­li­sé ». Enfin, il sou­ligne le fait que la créa­tion de cette mémoire diver­gente a été ren­due pos­sible par la force des iden­ti­tés locales en Bel­gique, main­te­nues au long des siècles et sou­te­nues par les élites, à la fois fla­mandes et fran­co­phones dans les villes fla­mandes. En outre, la doc­trine libé­rale qui pré­si­da à la créa­tion de l’État belge inter­di­sant « tout recours répres­sif afin de créer une nation homo­gène » (p. 89) et les conflits entre les libé­raux et les catho­liques ne per­mirent pas à l’État d’obtenir un « mono­pole sur le prin­ci­pal ins­tru­ment de la poli­tique du sou­ve­nir, à savoir l’enseignement » (ibid.).

Le cha­pitre 5 est l’œuvre de psy­cho­logues cli­ni­ciennes d’orientation psy­cha­na­ly­tique, Susann Hee­nen-Wolff, Ariane Bazan et Anne Veroug­straete. À par­tir d’enquêtes appro­fon­dies auprès de huit inter­viewés, il ana­lyse les émo­tions éprou­vées par des Belges néer­lan­do­phones et fran­co­phones à pro­pos du pas­sé natio­nal : honte et humi­lia­tion pour les pre­miers, mépris et dédain pour les seconds. Les auteures rat­tachent ces sen­ti­ments à dif­fé­rents méca­nismes de défense (refou­le­ment, dis­so­cia­tion), les­quels per­mettent d’oublier le pas­sé tout en gar­dant pré­sentes les émo­tions néga­tives. Elles relient aus­si ces sen­ti­ments à des évè­ne­ments trau­ma­tiques tels que les deux guerres mon­diales qui marquent encore, selon ce qu’on appelle en psy­cho­lo­gie le phé­no­mène d’«après-coup », la per­cep­tion des conflits com­mu­nau­taires actuels.

Pour finir, le cha­pitre 6 est le fruit du tra­vail d’une spé­cia­liste de la lit­té­ra­ture néer­lan­do­phone de Bel­gique. À tra­vers l’analyse de dif­fé­rents romans des années 1970 – 1990, qui relèvent du genre en vogue à cette époque des romans « généa­lo­giques », à la fois récit sur les ori­gines et com­men­taire sur un tel récit, l’auteure, Elke Brems, montre qu’ils sont en fait sou­mis à un double pro­ces­sus de « ter­ri­to­ria­li­sa­tion » et de « déter­ri­to­ria­li­sa­tion ». Le pre­mier pro­ces­sus concerne l’ancrage du récit dans la réa­li­té régio­nale et l’accentuation des élé­ments iden­ti­taires fla­mands ; le second inter­roge de manière cri­tique cette démarche iden­ti­taire, per­met­tant de lire ces romans « comme des com­men­taires du concept même de ter­ri­to­ria­li­sa­tion et comme une cri­tique de la “sté­réo­ty­pi­sa­tion” de la Flandre et de ses racines » (p. 118). Le roman para­dig­ma­tique d’une telle démarche, ana­ly­sé dans ce cha­pitre, est Het ver­driet van Bel­gië (Le cha­grin des Belges), d’Hugo Claus, dont la struc­ture nar­ra­tive répond à cette double logique d’introspection et de dis­tan­cia­tion. La lec­ture de ces romans révèle ain­si la com­plexi­té et la diver­si­té de la mémoire col­lec­tive en Flandre et sou­ligne le carac­tère auto­cri­tique de nom­breux auteurs et intel­lec­tuels flamands.

Comme l’introduction, les conclu­sions, rédi­gées par des experts étran­gers, William Hirst et Ioa­na Ape­troaia Fine­berg, spé­cia­listes de la mémoire col­lec­tive, forment un cha­pitre à part : le cha­pitre 7. Je ne sou­li­gne­rai ici que deux élé­ments mis en évi­dence par ces auteurs. Outre le rap­pel d’un fait sur lequel les his­to­riens belges sont una­nimes, à savoir que les iden­ti­tés fla­mandes et wal­lonnes sont les sous-pro­duits de l’identité belge, construits en réac­tion à cette der­nière, ils insistent fort bien sur la mal­léa­bi­li­té de la mémoire col­lec­tive qui les porte. Ils la défi­nissent d’ailleurs comme suit : « des mémoires indi­vi­duelles par­ta­gées qui ont un impact sur l’identité col­lec­tive » (p. 141). Un tel trait est à l’origine des « diver­gences mné­mo­niques » que l’ouvrage résu­mé ici décrit et explique. À cet égard, les auteurs de la conclu­sion invitent à aller encore plus loin que d’énoncer des pra­tiques com­mé­mo­ra­tives ou de tra­quer des sté­réo­types : « pour­quoi un monu­ment change-t-il la mémoire col­lec­tive d’une nation, en aidant à gar­der en mémoire l’évènement ou la per­sonne en ques­tion dans l’imaginaire col­lec­tif, alors que d’autres monu­ments semblent sim­ple­ment occu­per l’espace, avec peu d’effet sur la mémoire col­lec­tive natio­nale ? Pour­quoi est-ce que cer­taines his­toires (déve­lop­pées dans des livres, des films et d’autres pro­duc­tions cultu­relles), se retrouvent cimen­tées dans la mémoire des membres de la com­mu­nau­té, alors que d’autres sont rapi­de­ment oubliées ? » (p. 142). Voi­là deux ques­tions exi­geantes, mais essen­tielles, por­tant sur les méca­nismes sociaux et/ou poli­tiques de cris­tal­li­sa­tion de l’intérêt public et de la mémoire, et invi­tant à entre­prendre une méta-ana­lyse de tels phé­no­mènes à par­tir notam­ment des ana­lyses pro­duites par les chercheurs.

L’autre élé­ment concerne les méca­nismes de for­ma­tion de la mémoire col­lec­tive mis en évi­dence à l’aune des cas d’étude four­nis par les dif­fé­rentes contri­bu­tions. Ain­si, la for­ma­tion de sou­ve­nirs col­lec­tifs peut être le résul­tat d’une action effi­cace, comme pour les frères Van Raem­donck ; elle peut éga­le­ment déri­ver d’une forme d’inaction, comme lors des ter­gi­ver­sa­tions du gou­ver­ne­ment belge à l’issue de la Pre­mière Guerre mon­diale, adop­tant en 1919 la date du 4 aout comme jour de com­mé­mo­ra­tion natio­nale, puis fina­le­ment en 1922 celle du 11novembre, lais­sant entre­temps la place à l’apparition de réponses et de pra­tiques diver­gentes. De manière géné­rale, la mémoire col­lec­tive « fonc­tionne » ou réagit plus for­te­ment par rap­port à du pas­sé vécu, per­son­nel­le­ment ou dans sa famille, et elle est tra­vaillée par le pré­sent, notam­ment au regard des sté­réo­types (for­més sur des expé­riences pas­sées) à par­tir des­quels on consi­dère, en retour, le pas­sé, comme l’a évo­qué le cha­pitre 2.

Ce résu­mé assez sub­stan­tiel d’un livre ins­truc­tif ne dis­pense pas de quelques remarques cri­tiques. Quant à la forme, on regrette, davan­tage que les rares coquilles, les quelques défauts éma­nant en par­tie de la tra­duc­tion de l’anglais ou du néer­lan­dais. Ain­si, à la place de « réfor­ma­tion », il faut lire « réforme » (p. 85) et à celle de romans « géné­ra­tion­nels », romans « généa­lo­giques » (p. 151). Par ailleurs, le roman généa­lo­gique ne « dresse » pas la « Bil­dung d’individus » : il la « pré­sente » ou la « carac­té­rise » (p. 117). Ce qui res­sort prin­ci­pa­le­ment de la lec­ture de l’ouvrage est une impres­sion de dés­équi­libre dans sa com­po­si­tion, tant à par­tir des exemples don­nés dans l’introduction que du point de vue des cha­pitres, les­quels portent glo­ba­le­ment plus sur la mémoire col­lec­tive fla­mande. Comme il est signa­lé dans l’introduction, les Fla­mands sont plus atta­chés à leur région et à leur com­mu­nau­té, et les fran­co­phones s’identifient sur­tout avec la Bel­gique. Mais les sen­ti­ments des fran­co­phones sont-ils vrai­ment par­ta­gés par (tous) les Wal­lons ? Par les Lié­geois, par exemple, dont le patrio­tisme local leur a valu une révo­lu­tion à part en 1789 ?

Faut-il, dans une sorte de cata­logue expli­ca­tif des émo­tions poten­tiel­le­ment res­sen­ties par des groupes en conflit, prendre essen­tiel­le­ment les Fla­mands comme le seul groupe ayant vécu des sen­ti­ments de honte, de res­sen­ti­ment, de mépris, d’humiliation ou de frus­tra­tion (voir p. 20sq.), et cela même si l’affaire de Lou­vain est évo­quée à par­tir des sen­ti­ments tant fran­co­phones que néer­lan­do­phones ? En ce qui concerne la divi­sion de l’ouvrage, trois cha­pitres (2, 3 et 5) se pré­sentent comme des syn­thèses por­tant sur les repré­sen­ta­tions et les émo­tions de part et d’autre de la fron­tière lin­guis­tique, et deux cha­pitres (4 et 6) sont consa­crés entiè­re­ment à la mémoire col­lec­tive fla­mande, appré­hen­dée par les cas d’études de la récu­pé­ra­tion de la mémoire de la Pre­mière Guerre par la droite natio­na­liste fla­mande et des romans généa­lo­giques des années 1970 – 1990 réflé­chis­sant la com­plexi­té de l’identité fla­mande. Qu’en est-il donc de la mémoire col­lec­tive wal­lonne, qui ne se confond pas avec celle des Bruxel­lois fran­co­phones ? Aucun cha­pitre ne lui est consa­cré. Dans un sou­ci d’équilibre thé­ma­tique, un tel cha­pitre sur la mémoire wal­lonne aurait trou­vé sa place4. Il aurait pu por­ter sur la mémoire des guerres et ses contra­dic­tions, met­tant à plat l’image par­fois mythi­fiée du résis­tant et rap­pe­lant les dif­fé­rentes formes de col­la­bo­ra­tion qui ont exis­té en Wal­lo­nie jusqu’à sa mani­fes­ta­tion la plus extrême : le rexisme5. L’argument, four­ni dans la conclu­sion, expli­quant la dis­pa­ri­té entre les efforts de mémoire consen­tis par les Fla­mands et les fran­co­phones par le fait que la Flandre est une « nation en attente » et la Wal­lo­nie une com­mu­nau­té lin­guis­tique (p. 143), ne suf­fit pas.

Cer­tains his­to­riens se sont oppo­sés à une telle vue de l’esprit, sim­pli­fi­ca­trice et auto­lé­gi­ti­mante du point de vue fran­co­phone : selon Maar­ten Van Gin­de­rach­ter, spé­cia­liste du natio­na­lisme en Bel­gique, le régio­na­lisme wal­lon avec ses sym­boles et ses mythes pré­sente des simi­la­ri­tés au plan des méca­nismes de for­ma­tion iden­ti­taire avec le natio­na­lisme fla­mand6.

Qu’il est donc dif­fi­cile de ne pas être pris au piège de ses propres pré­ju­gés et de ne pas retom­ber dans des sté­réo­types ! Que ces quelques remarques cri­tiques en convainquent : voi­là un livre sti­mu­lant qui prête à réflexion et à discussion !

  1. Oli­vier Lumi­net (dir.), Bel­gique-Bel­gië : Un État, deux mémoires col­lec­tives ?, édi­tions Mar­da­ga 2012, 190 p.
  2. Voir entre autres le dos­sier « Bel­gique. Les res­sorts de la crise », La Revue nou­velle, jan­vier 2008, p. 26 – 93. Voir aus­si en ce qui concerne les rela­tions entre poli­tique et émo­tions : Benoît Lechat, « Soli­da­ri­té, condes­cen­dance, estime. Sor­tir de la fosse aux Wal­lons », La Revue nou­velle, aout 2004, p. 5 – 11.
  3. Une ana­lyse poli­ti­co-his­to­rique, pré­sen­tant un résu­mé syn­thé­tique des aspects saillants du conflit com­mu­nau­taire belge, a été pro­po­sée par l’auteure de cette recen­sion, en col­la­bo­ra­tion avec Benoît Lechat, dans le cadre d’un col­loque inter­na­tio­nal sur l’ethnonationalisme orga­ni­sé à Ber­lin par la Hein­rich Böll Stif­tung : « Eth­no­na­tio­na­lis­mus in Bel­gien : Urs­prung, Ges­chichte und Risi­ken des bel­gi­schen Kom­pro­misses », dans Eth­no­na­tio­na­lis­mus und State-buil­ding, Hein­rich Böll Stif­tung, Schrif­ten zu Euro­pa, vol. 5, 2008, p. 38 – 47.
  4. Plu­sieurs articles et livres ont été écrits à ce sujet. Voir, par exemple, L. Cour­tois et J. Pirotte (dir.) Entre topo­ny­mie et uto­pie : les lieux de la mémoire wal­lonne (Lou­vain-la-Neuve, 1999); C.Kesteloot, « Être ou vou­loir être. Le che­mi­ne­ment dif­fi­cile de l’identité wal­lonne », Cahiers d’histoire du temps pré­sent, 3, 1997, p. 181 – 201.
  5. Voir, par exemple, Eddy De Bruyne, Les Com­man­dos wal­lons d’Hitler : sep­tem­bre1944-mai 1945, éd. Luc Pire, 2013 et Flore Plis­nier, (Ils ont pris les armes pour Hit­ler : la col­la­bo­ra­tion armée en Bel­gique fran­co­phone, La Renais­sance du livre, coll. « Espace temps », 2011.
  6. Maar­ten Van Gin­de­rach­ter, « L’introuvable oppo­si­tion entre le régio­na­lisme citoyen wal­lon et le natio­na­lisme eth­nique fla­mand. À pro­pos de l’Encyclopédie du mou­ve­ment wal­lon », Cahiers d’histoire du temps pré­sent, 13/14, 2004, p. 67 – 96.

Geneviève Warland


Auteur

Geneviève Warland est historienne, philosophe et philologue de formation, une combinaison un peu insolite mais porteuse quand on veut introduire des concepts en histoire et réfléchir à la manière de l’écrire. De 1991 à 2003, elle a enseigné en Allemagne sous des statuts divers, principalement à l’université : Aix-la-Chapelle, Brême, et aussi, par la suite, Francfort/Main et Paderborn. Cette vie un peu aventurière l’a tout de même ramenée en Belgique où elle a travaillé comme assistante en philosophie à l’USL-B et y a soutenu en 2011 une thèse intégrant une approche historique et une approche philosophique sur les usages publics de l’histoire dans la construction des identités nationales et européennes aux tournants des XXè et XXIè siècles. Depuis 2012, elle est professeure invitée à l’UCLouvain pour différents enseignements en relation avec ses domaines de spécialisation : historiographie, communication scientifique et épistémologie de l’histoire, médiation culturelle des savoirs en histoire. De 2014 à 2018, elle a participé à un projet de recherche Brain.be, à la fois interdisciplinaire et interuniversitaire, sur Reconnaissance et ressentiment : expériences et mémoires de la Grande Guerre en Belgique coordonné par Laurence van Ypersele. Elle en a édité les résultats scientifiques dans un livre paru chez Waxmann en 2018 : Experience and Memory of the First World War in Belgium. Comparative and Interdisciplinary Insights.