Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Be.One, le pari des minorités

Numéro 2 - 2018 - Be.One partis politiques par Corinne Torrekens

avril 2018

Il y a quelques jours, Dyab Abou Jah­jah, ancien lea­deur de la Ligue arabe euro­péenne (AEL), et ses colis­tiers lan­çaient le par­ti Be.One, le par­ti pour la paix et la jus­tice, avec comme prio­ri­tés l’égalité radi­cale entre citoyens, la lutte contre le grand capi­tal, la déco­lo­ni­sa­tion et l’affirmation de Bruxelles comme Région à part entière[« Abou Jah­jah lance […]

Le Mois

Il y a quelques jours, Dyab Abou Jah­jah, ancien lea­deur de la Ligue arabe euro­péenne (AEL), et ses colis­tiers lan­çaient le par­ti Be.One, le par­ti pour la paix et la jus­tice, avec comme prio­ri­tés l’égalité radi­cale entre citoyens, la lutte contre le grand capi­tal, la déco­lo­ni­sa­tion et l’affirmation de Bruxelles comme Région à part entière[« Abou Jah­jah lance son par­ti : quatre ques­tions sur “Be.one”, qui prône l’égalité radi­cale », Le Soir, 8 février 2018.]]. Le par­ti entend pré­sen­ter des listes aux élec­tions locales, régio­nales et fédé­rales en Flandre et à Bruxelles. De fait, le site inter­net du par­ti place l’antiracisme et l’inclusion au som­met de son mani­feste. On y retrouve des pro­po­si­tions concer­nant l’introduction de quo­tas dans les admi­nis­tra­tions publiques et la mise en œuvre de pro­grammes d’affirmative action. Concrè­te­ment, Be.One « s’oppose à la pres­sion assi­mi­la­tion­niste de la socié­té »1. Be.One entend donc clai­re­ment, d’une part, accen­tuer l’aspect mul­ti­cul­tu­ra­liste des poli­tiques d’intégration en Flandre (détri­co­té depuis la mise en œuvre de l’inbur­ge­ring en 2004) et, à Bruxelles, d’autre part, rompre avec la poli­tique d’euphémisation de la cohé­sion sociale mise en œuvre par le décret de 2004 qui pré­fère cibler des zones urbaines sur la base d’indicateurs socioé­co­no­miques plu­tôt que men­tion­ner expli­ci­te­ment les popu­la­tions immi­grées et d’origine étran­gère2.

La deuxième thé­ma­tique mise en exergue dans le mani­feste de Be.One est la ques­tion du libre choix que le par­ti décline essen­tiel­le­ment contre toute inter­dic­tion des signes reli­gieux (que ce soit dans le pri­vé ou le public) et de l’abattage rituel (récem­ment inter­dit en Flandre avec une période déro­ga­toire jusqu’en 2019). Quant à l’axe « poli­tique inter­na­tio­nale » du mani­feste du par­ti, il est for­te­ment axé sur le conflit israé­lo-pales­ti­nien pré­co­ni­sant notam­ment la libé­ra­tion de la Pales­tine, la fin du blo­cus de Gaza, la mise en œuvre de sanc­tions contre Israël et la fin de ses accords de coopé­ra­tion avec l’Union euro­péenne. Ces dif­fé­rents accents poli­tiques sont sus­cep­tibles de ren­con­trer les aspi­ra­tions de franges sans doute non négli­geables, mais dif­fi­ci­le­ment chif­frables, des popu­la­tions d’origine étran­gère, en par­ti­cu­lier de confes­sion musul­mane qui vivent dans leur chair la mise en pro­blème public (qua­si­ment constante) d’une par­tie de leur iden­ti­té au tra­vers des débats sur l’intégration et la laï­ci­té et subissent dans leur quo­ti­dien les mul­tiples pro­ces­sus de dis­cri­mi­na­tion dans l’emploi, le loge­ment ou le champ sco­laire dont la Bel­gique peine à se défaire.

En Bel­gique, toutes les for­ma­tions poli­tiques démo­cra­tiques, tout comme l’extrême droite3, se sont, plus ou moins vite, ouvertes aux « can­di­dats de la diver­si­té ». De fait, l’entrée dans les par­tis poli­tiques tra­di­tion­nels (de gauche et de centre droit d’abord) a été l’une des prin­ci­pales voies d’accès au poli­tique uti­li­sées par des can­di­dats d’origine étran­gère qui exercent désor­mais des man­dats tant au niveau local (conseiller com­mu­nal, éche­vin, bourg­mestre, etc.) qu’au niveau régio­nal et fédé­ral tant au sein de l’Exécutif que du Par­le­ment. L’émergence d’élus d’origine étran­gère qui s’opère depuis la moi­tié des années 1990, incarne une étape impor­tante dans la par­ti­ci­pa­tion poli­tique des popu­la­tions issues de l’immigration4. Et en Bel­gique, il faut dire que la repré­sen­ta­tion poli­tique des mino­ri­tés eth­niques est impor­tante d’un point de vue élec­to­ral au regard de la situa­tion dans d’autres pays euro­péens ou occi­den­taux. Cepen­dant, la repré­sen­ta­tion (sta­tis­tique) d’une popu­la­tion par­ti­cu­lière dans les assem­blées ne garan­tit pas la repré­sen­ta­tion des inté­rêts de cette popu­la­tion5. C’est exac­te­ment ce que Be.One affirme lorsqu’il déclare que « la stra­té­gie d’influence sur les par­tis poli­tiques tra­di­tion­nels n’a pas vrai­ment abou­ti […] Il y a beau­coup de tra­vail à faire sur ce point, sur­tout quand il s’agit d’égalité sur la base des ori­gines, l’égalité eth­nique. Il y a tou­jours des dis­cri­mi­na­tions très pro­fondes, struc­tu­relles, qu’on ne veut pas éli­mi­ner car il n’y a pas de volon­té poli­tique. »6 Cet extrait d’interview illustre tant la cri­tique de la repré­sen­ta­tion clas­sique par les par­tis dits tra­di­tion­nels que celle de la repré­sen­ta­tion des­crip­tive — à savoir un cer­tain nombre d’élus consi­dé­rés comme sem­blables — qui n’est plus vue comme suf­fi­sante pour que les inté­rêts du groupe soient pris en compte. Des mou­ve­ments poli­tiques comme Be.One plaident donc plu­tôt en faveur d’une repré­sen­ta­tion sub­stan­tielle qui implique que les expé­riences de « mépris social » des groupes mino­ri­sés, pour reprendre les termes de la théo­rie de la recon­nais­sance chère à Axel Hon­neth7, ain­si que la dénon­cia­tion des méca­nismes struc­tu­rels de la domi­na­tion soient prises en compte dans les assem­blées. Le propre de la repré­sen­ta­tion sub­stan­tielle ou inclu­sive pour reprendre le terme de Samuel Hayat n’est alors pas tant la res­sem­blance entre repré­sen­tants et repré­sen­tés ni même la défense d’un groupe social et de ses inté­rêts, mais que les repré­sen­tés appa­raissent direc­te­ment sur la scène publique, qu’ils for­mulent des juge­ments, expriment leurs volon­tés, contestent ce qui est dit et fait en leur nom et construisent des ins­ti­tu­tions alter­na­tives8. En d’autres termes, les acteurs ne se mobi­lisent plus uni­que­ment à par­tir du moment où leurs inté­rêts pré­dé­fi­nis liés aux inéga­li­tés socioé­co­no­miques et à la défense d’intérêts caté­go­riels seraient mena­cés, mais aus­si en rai­son de motifs d’ordre sym­bo­lique que sont l’estime sociale, l’égale contri­bu­tion des groupes au bien com­mun et le res­pect des différences.

Déjà en 2009, le par­ti Éga­li­té se struc­tu­rait autour d’un pre­mier volet volon­tai­re­ment axé sur l’international (Pales­tine, Irak, Afgha­nis­tan et Congo) et l’anticolonialisme9 et d’un deuxième volet où la dénon­cia­tion de l’islamophobie et du racisme occu­pait une place cen­trale. L’un des membres du mou­ve­ment cri­ti­quait déjà la repré­sen­ta­tion par les par­tis tra­di­tion­nels en ces termes : « Nous avons l’impression que les citoyens ne se recon­naissent pas vrai­ment dans les autres par­tis tra­di­tion­nels. Au PS, on assiste clai­re­ment à un net­toyage avec moins de can­di­dats arabes, mais tou­jours les mêmes qui ne font pas grand-chose. À Éco­lo aus­si, il n’y a pas beau­coup de can­di­dats alloch­tones pour les places visibles. C’est donc le bon moment de sanc­tion­ner ces élus sor­tants et de voter pour une liste qui prône l’égalité entre tous les citoyens. » Aux élec­tions régio­nales de 2009, Éga­li­té avait obte­nu 4289 voix, soit 1,05 % des suf­frages expri­més sur les listes fran­co­phones bruxel­loises et aux élec­tions fédé­rales de 2010, 5670 voix, soit 1,10 % des voix vala­ble­ment expri­mées dans les can­tons bruxel­lois. Plus récem­ment, la liste Islam, réso­lu­ment orien­tée autour de reven­di­ca­tions prag­ma­tiques des com­mu­nau­tés musul­manes (port du fou­lard dans les écoles, halal dans les can­tines, jours de congé spé­ci­fiques) avait recueilli 5150 voix cumu­lées (cases de tête et voix de pré­fé­rence) aux élec­tions com­mu­nales de 2012 dont 1833 voix (soit 2,9 %) à Bruxelles Ville, 1839 voix (soit 4,13 %) à Ander­lecht et 1478 voix (soit 4,12 %) à Molen­beek. Ses résul­tats lui ont valu l’élection de deux conseillers com­mu­naux dans ces deux der­nières com­munes, une pre­mière dans la longue, mais tumul­tueuse his­toire des par­tis musul­mans10. Lors des élec­tions régio­nales et légis­la­tives de 2014, Islam moder­nise son site inter­net et pré­sente quatre listes en recru­tant d’ailleurs un ancien can­di­dat du mou­ve­ment Éga­li­té en tant que sup­pléant : deux à Bruxelles où il recueille au total plus de 15000 voix et deux à Liège où il a rem­por­té près de 7500 voix. Ces résul­tats ne lui per­met­tront tou­te­fois pas d’obtenir des élus.

Le posi­tion­ne­ment de Be.One n’est donc pas tota­le­ment nou­veau, mais le réduire à sa dimen­sion d’expression des pré­oc­cu­pa­tions des groupes d’origine étran­gère serait ban­cal puisqu’il s’articule à une autre dimen­sion par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sante et inédite par rap­port aux autres ten­ta­tives préa­la­ble­ment pas­sées en revue : l’égalité des genres. Au débat rela­tif au dilemme de la repré­sen­ta­tion des­crip­tive ver­sus sub­stan­tielle, s’ajoute donc un nou­veau concept, celui d’intersectionnalité qui pos­tule l’interaction des grands axes de la dif­fé­ren­cia­tion sociale que sont les caté­go­ries de sexe/genre, classe, race, eth­ni­ci­té, âge, han­di­cap et orien­ta­tion sexuelle dans la pro­duc­tion et la repro­duc­tion des inéga­li­tés sociales. À n’en pas dou­ter, les cam­pagnes élec­to­rales de 2018 et 2019 s’avèreront pas­sion­nantes pour obser­ver l’articulation de ces dif­fé­rentes pro­blé­ma­tiques dans les pro­grammes et décla­ra­tions des candidat.e.s.

  1. |Ibid.
  2. Rea A., « L’étude des poli­tiques d’immigration et d’intégration des immi­grés dans les sciences sociales en Bel­gique fran­co­phone », dans Mar­ti­niel­lo, Rea et Das­set­to (eds.), Immi­gra­tion et inté­gra­tion en Bel­gique fran­co­phone. État des savoirs, Lou­vain-La-Neuve, Aca­de­mia Bruy­lant, 2007, p. 103 – 140.
  3. Voir le site de suf­frage uni­ver­sel, site qui se consacre depuis 1998 à l’observation de la par­ti­ci­pa­tion poli­tique des per­sonnes issues de l’immigration, des mino­ri­tés eth­no-natio­nales et reli­gieuses, créé et géré par Pierre-Yves Lam­bert et une véri­table mine d’or pour toute per­sonne qui s’intéresse à ces questions.
  4. Mar­ti­niel­lo M., Rea A., Bous­set­ta H., Jacobs D., Swyn­ge­douw M., « Les Belges d’origine étran­gère dans le sys­tème poli­tique bruxel­lois (1994 – 2004)», dans Jacobs, Bous­set­ta, Rea, Mar­ti­niel­lo, Swyn­ge­douw (dir.), Qui sont les can­di­dats aux élec­tions bruxel­loises ?, Lou­vain-la-Neuve, Académia/Bruylant, 2006, p. 7 – 20.
  5. Mar­ti­niel­lo M., « Quelle par­ti­ci­pa­tion poli­tique », dans Coe­nen (dir.), La Bel­gique et ses immi­grés. Les poli­tiques man­quées, Bruxelles, De Boeck Uni­ver­si­té, 1997.
  6. « Abou Jah­jah lance son par­ti », op cit.
  7. Hon­neth A., La lutte pour la recon­nais­sance, Paris, Les édi­tions du Cerf, 2002, 232 p.
  8. Hayat S., « La repré­sen­ta­tion inclu­sive », Rai­sons poli­tiques, 2 (50), 2013.
  9. Kok­sal M., « Nor­dine Saï­di (ESG): “Il est temps que les enfants d’immigrés prennent leur des­tin en main”», Parlemento.com, 24 mars 2009.
  10. Tor­re­kens C., « De la dis­cré­tion à la lutte contre les dis­cri­mi­na­tions. Repré­sen­ter les musul­mans en Bel­gique », dans Julien Tal­pin, Julien O’Miel, Franck Fré­go­si (eds.), L’islam : un vec­teur d’engagement dans les quar­tiers popu­laires, Presses uni­ver­si­taires du Sep­ten­trion, 2017.

Corinne Torrekens


Auteur

Corinne Torrekens est professeure de science politique et directrice du Groupe de Recherche sur les Relations Ethniques, les Migrations et l’Égalité (GERME) de l’Université libre de Bruxelles. Elle travaille sur la question de l’insertion de l’islam en Europe avec un point d’attention tout particulier pour la Belgique. Auteure d’une thèse de doctorat portant sur la visibilité de l’islam à Bruxelles, elle a publié plusieurs ouvrages portant sur l’islam, les politiques d’intégration et la diversité ainsi que de nombreux articles scientifiques et de vulgarisation à partir des nombreux terrains de recherche qu’elle a menés. Elle a également participé à de nombreux congrès et colloques internationaux en tant que conférencière. Elle est également formatrice et est souvent amenée à fournir des conseils auprès d’institutions publiques et privées et a donné de nombreuses interviews qui éclairent l’actualité relative à ses domaines de compétence. Elle a récemment publié l’ouvrage Islams de Belgique aux Éditions de l’Université de Bruxelles (2020).