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BD. N’abandonne pas le livre

Numéro 5 Mai 2007 par Philippe Sohet

mai 2007

À l’heure où les offi­cines s’ap­prêtent à célé­brer le cen­te­naire de la nais­sance d’Her­gé, il serait enfin temps de recon­naitre ses véri­tables émules. Car, on le sait, l’hé­ri­tier véri­table n’est point tant celui qui res­sasse des for­mules trou­vées par le pré­cur­seur ; seul celui qui en pro­longe l’es­prit de décou­verte et d’ou­ver­ture peut s’en reven­di­quer. Si la […]

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À l’heure où les offi­cines s’ap­prêtent à célé­brer le cen­te­naire de la nais­sance d’Her­gé, il serait enfin temps de recon­naitre ses véri­tables émules. Car, on le sait, l’hé­ri­tier véri­table n’est point tant celui qui res­sasse des for­mules trou­vées par le pré­cur­seur ; seul celui qui en pro­longe l’es­prit de décou­verte et d’ou­ver­ture peut s’en reven­di­quer. Si la bande des­si­née belge se retrouve de nou­veau à l’a­vants­cène de la créa­tion cultu­relle, ce n’est guère aux mai­sons d’é­di­tion bien éta­blies qu’on le doit, mais au dyna­misme exi­geant des « labels indé­pen­dants », des mai­sons comme Fréon-Fré­mok L’employé du moi, Pyra­mide et, par­ti­cu­liè­re­ment, La cin­quième couche à la fon­da­tion de laquelle par­ti­ci­pa Chris­tophe Poot avec Xavier Löwen­thal. La constance et la qua­li­té de leurs pro­duc­tions, l’au­dace et l’exi­gence de leurs pro­po­si­tions, le sou­ci de réflexion et leur ouver­ture aux dia­logues inter­mé­dia­tiques per­mettent, aujourd’­hui encore, de par­ler d’une véri­table bande des­si­née belge. Dont, assu­ré­ment, relève ce Gra­ham Schal­ken l’in­con­so­lé1.

C’est au compte-goutte que Chris­tophe Poot livre au public ses tra­vaux. La publi­ca­tion de Cèdre et Séquoia, son pre­mier opus (1999) avait été l’oc­ca­sion de sou­li­gner déjà la fine tes­si­ture émo­tion­nelle de ses planches, cette apti­tude à rendre au mieux les effleu­re­ments et glis­se­ments affec­tifs, l’é­va­nes­cent du temps qui passe2. Mais, depuis Hareng cou­vre­chef (2001), seul l’é­cho des ate­liers et des col­lègues lais­saient per­ce­voir la mise en chan­tier de ce Gra­ham Schal­ken, tant atten­du. Et qui ne déçoit pas.

Dans la lan­gueur des lumières tuni­siennes, entre l’herbe qui rend l’es­prit libre, les récep­tions conve­nues, les voix qui font pleu­rer le marbre et la tuber­cu­lose sévis­sant der­rière des portes closes de la Médi­na se croisent diverses figures aux tra­jec­toires aus­si erra­tiques qu’as­su­mées. Un diplo­mate poète en déli­ca­tesse avec la figure pater­nelle, un musi­cien que l’on croyait mort et que seuls les jar­dins odo­rants apaisent, une invi­tée de pas­sage, cha­cune des ombres de ce pre­mier tome erre, lourde de son secret, dans un uni­vers que ne renie­rait guère Modia­no. Si l’u­ni­vers diplo­ma­tique post­co­lo­nial de Schal­ken se situe loin de la fable jar­di­nière de Cèdre ou des bouges por­tuaires de Hareng, un thème com­mun, pour­tant s’y retrace en fili­grane. La flute de Camille (Cèdre), l’har­mo­ni­ca du nar­ra­teur de Hareng se font l’é­cho du pia­no (muet) de Schal­ken. Un hori­zon musi­cal qui n’est pas sans inci­dence puis­qu’il trouve un écho sou­te­nu dans l’ex­pres­sion même du récit. L’at­ten­tion par­ti­cu­lière aux rythmes visuels, tant dans la com­po­si­tion tabu­laire que dans le tra­cé lui-même, confère à Tunis une musi­ca­li­té éton­nam­ment présente.

Le pay­sage sur la cou­ver­ture aurait pu ser­vir de cadre pour une scène de Sem­pé. Pour­tant, dès les pre­mières planches, ce serait davan­tage Egon Schiele que l’on ima­gine esquis­ser per­son­nages et décors de ces trames. Loin d’être « claire », la ligne se fait frêle, le trait ruis­sèle autour des motifs. Sil­houettes fra­giles aux membres éti­rés, esquisses de figures donc, pour des per­son­nages en per­pé­tuelle esquive et néan­moins bien cer­nés de quelques traits, quelques répliques. Avec Hareng cou­vre­chef, les varia­tions de la patte du pin­ceau, l’al­ter­nance de la tache et du tra­cé qui façon­naient l’u­ni­vers de Cèdre et Séquoia d’une tra­gique ten­dresse, s’es­tom­paient der­rière l’a­cé­ré du trait. La cha­leur toute en cour­bures cédait au trem­ble­ment tout en noir­ceur de la plume. Il est donc signi­fi­ca­tif que ce troi­sième ouvrage marque aus­si le mariage de ces deux palettes, une alter­nance du tra­cé et de l’é­ta­lé, de la des­crip­tion et de l’é­vo­ca­tion selon les besoins de la nar­ra­tion. Le recours sub­til et mai­tri­sé à un jeu réduit de varia­tions chro­ma­tiques appuie de manière éton­nante la force plas­tique de cette réa­li­sa­tion. Tons sur tons par­fai­te­ment cir­cons­crits, zones opaques, dégra­dés ou dilu­tions que rend avec jus­tesse la qua­li­té remar­quable d’un tra­vail d’im­pres­sion rare­ment dis­po­nible dans les édi­tions du domaine.

La publi­ca­tion de ce pre­mier tome de la quête de Gra­ham Schal­ken ne rend que plus sou­hai­table la réédi­tion des pre­miers récits de Chris­tophe Poot3, épar­pillés, pour la plu­part, au sein des anciens numé­ros de la revue La cin­quième couche, dif­fi­ci­le­ment acces­sibles à l’heure actuelle. Tunis, pre­mier livre de la saga annon­cée, débute oppor­tu­né­ment avec la pré­sen­ta­tion d’un car­net de notes ouvert sur une table. Faut-il alors s’é­ton­ner qu’au terme de son par­cours, le lec­teur se sur­prend à mur­mu­rer l’a­poph­tegme d’O­mar le poète : « N’a­ban­donne pas le livre. »

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  1. Chris­tophe Poot, Gra­ham Schal­ken l’in­con­so­lé, Livre pre­mier : Tunis, La Cin­quième couche, édi­teur à Bruxelles, 2006.
  2. « La petite musique de Chris­tophe Poot », dans Cri­tix, n° 11, octobre 2000, Argen­teuil, p. 44 – 48.
  3. Par exemple, Des ins­tants impar­faits, Ce que tu portes, Quelques évo­ca­tions liées aux arri­vées dans le vil­lage des grands-parents, Habi­tacle, Armand.

Philippe Sohet


Auteur

Philippe Sohet est professeur au département de communication sociale et publique de l'université du Québec à Montréal.