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BD. N’abandonne pas le livre
À l’heure où les officines s’apprêtent à célébrer le centenaire de la naissance d’Hergé, il serait enfin temps de reconnaitre ses véritables émules. Car, on le sait, l’héritier véritable n’est point tant celui qui ressasse des formules trouvées par le précurseur ; seul celui qui en prolonge l’esprit de découverte et d’ouverture peut s’en revendiquer. Si la […]
À l’heure où les officines s’apprêtent à célébrer le centenaire de la naissance d’Hergé, il serait enfin temps de reconnaitre ses véritables émules. Car, on le sait, l’héritier véritable n’est point tant celui qui ressasse des formules trouvées par le précurseur ; seul celui qui en prolonge l’esprit de découverte et d’ouverture peut s’en revendiquer. Si la bande dessinée belge se retrouve de nouveau à l’avantscène de la création culturelle, ce n’est guère aux maisons d’édition bien établies qu’on le doit, mais au dynamisme exigeant des « labels indépendants », des maisons comme Fréon-Frémok L’employé du moi, Pyramide et, particulièrement, La cinquième couche à la fondation de laquelle participa Christophe Poot avec Xavier Löwenthal. La constance et la qualité de leurs productions, l’audace et l’exigence de leurs propositions, le souci de réflexion et leur ouverture aux dialogues intermédiatiques permettent, aujourd’hui encore, de parler d’une véritable bande dessinée belge. Dont, assurément, relève ce Graham Schalken l’inconsolé1.
C’est au compte-goutte que Christophe Poot livre au public ses travaux. La publication de Cèdre et Séquoia, son premier opus (1999) avait été l’occasion de souligner déjà la fine tessiture émotionnelle de ses planches, cette aptitude à rendre au mieux les effleurements et glissements affectifs, l’évanescent du temps qui passe2. Mais, depuis Hareng couvrechef (2001), seul l’écho des ateliers et des collègues laissaient percevoir la mise en chantier de ce Graham Schalken, tant attendu. Et qui ne déçoit pas.
Dans la langueur des lumières tunisiennes, entre l’herbe qui rend l’esprit libre, les réceptions convenues, les voix qui font pleurer le marbre et la tuberculose sévissant derrière des portes closes de la Médina se croisent diverses figures aux trajectoires aussi erratiques qu’assumées. Un diplomate poète en délicatesse avec la figure paternelle, un musicien que l’on croyait mort et que seuls les jardins odorants apaisent, une invitée de passage, chacune des ombres de ce premier tome erre, lourde de son secret, dans un univers que ne renierait guère Modiano. Si l’univers diplomatique postcolonial de Schalken se situe loin de la fable jardinière de Cèdre ou des bouges portuaires de Hareng, un thème commun, pourtant s’y retrace en filigrane. La flute de Camille (Cèdre), l’harmonica du narrateur de Hareng se font l’écho du piano (muet) de Schalken. Un horizon musical qui n’est pas sans incidence puisqu’il trouve un écho soutenu dans l’expression même du récit. L’attention particulière aux rythmes visuels, tant dans la composition tabulaire que dans le tracé lui-même, confère à Tunis une musicalité étonnamment présente.
Le paysage sur la couverture aurait pu servir de cadre pour une scène de Sempé. Pourtant, dès les premières planches, ce serait davantage Egon Schiele que l’on imagine esquisser personnages et décors de ces trames. Loin d’être « claire », la ligne se fait frêle, le trait ruissèle autour des motifs. Silhouettes fragiles aux membres étirés, esquisses de figures donc, pour des personnages en perpétuelle esquive et néanmoins bien cernés de quelques traits, quelques répliques. Avec Hareng couvrechef, les variations de la patte du pinceau, l’alternance de la tache et du tracé qui façonnaient l’univers de Cèdre et Séquoia d’une tragique tendresse, s’estompaient derrière l’acéré du trait. La chaleur toute en courbures cédait au tremblement tout en noirceur de la plume. Il est donc significatif que ce troisième ouvrage marque aussi le mariage de ces deux palettes, une alternance du tracé et de l’étalé, de la description et de l’évocation selon les besoins de la narration. Le recours subtil et maitrisé à un jeu réduit de variations chromatiques appuie de manière étonnante la force plastique de cette réalisation. Tons sur tons parfaitement circonscrits, zones opaques, dégradés ou dilutions que rend avec justesse la qualité remarquable d’un travail d’impression rarement disponible dans les éditions du domaine.
La publication de ce premier tome de la quête de Graham Schalken ne rend que plus souhaitable la réédition des premiers récits de Christophe Poot3, éparpillés, pour la plupart, au sein des anciens numéros de la revue La cinquième couche, difficilement accessibles à l’heure actuelle. Tunis, premier livre de la saga annoncée, débute opportunément avec la présentation d’un carnet de notes ouvert sur une table. Faut-il alors s’étonner qu’au terme de son parcours, le lecteur se surprend à murmurer l’apophtegme d’Omar le poète : « N’abandonne pas le livre. »
- Christophe Poot, Graham Schalken l’inconsolé, Livre premier : Tunis, La Cinquième couche, éditeur à Bruxelles, 2006.
- « La petite musique de Christophe Poot », dans Critix, n° 11, octobre 2000, Argenteuil, p. 44 – 48.
- Par exemple, Des instants imparfaits, Ce que tu portes, Quelques évocations liées aux arrivées dans le village des grands-parents, Habitacle, Armand.