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Bas les pattes

Numéro 11 Novembre 2007 par Luc Van Campenhoudt

novembre 2007

Mais qu’est-ce qu’ils ont tous à se faire la bise, à se tapo­ter la joue, à se mas­ser affec­tueu­se­ment le dos, à se poser mutuel­le­ment la main sur l’é­paule ? Aurions-nous ima­gi­né Chur­chill, Ade­nauer et de Gaule se faire des papouilles ? Accueillant récem­ment Kouch­ner et Sar­ko­zy à Bruxelles avant une réunion à la Com­mis­sion, on a vu Verhof­stadt poser une menotte ami­cale sur […]

Mais qu’est-ce qu’ils ont tous à se faire la bise, à se tapo­ter la joue, à se mas­ser affec­tueu­se­ment le dos, à se poser mutuel­le­ment la main sur l’é­paule ? Aurions-nous ima­gi­né Chur­chill, Ade­nauer et de Gaule se faire des papouilles ? Accueillant récem­ment Kouch­ner et Sar­ko­zy à Bruxelles avant une réunion à la Com­mis­sion, on a vu Verhof­stadt poser une menotte ami­cale sur la nuque du ministre fran­çais tan­dis que, s’a­van­çant subrep­ti­ce­ment de der­rière, le nou­vel hyper-pré­sident — qui, concé­dons-le solen­nel­le­ment pour répa­rer un grave affront, n’a­vait bu que de l’eau — en pro­fi­tait pour poser pater­nel­le­ment une ferme paluche sur l’é­paule de notre Pre­mier en affaires cou­rantes. Quelques jours plus tard, dans le jar­din des Bush, le même Sar­ko­zy et son homo­logue amé­ri­cain se livraient un long mano a mano pour qui par­vien­drait à main­te­nir le plus long­temps pos­sible sa mâle patte sur l’é­paule de l’autre. La scène est de moins en moins rare et ses pro­ta­go­nistes semblent d’au­tant plus déter­mi­nés à se démon­trer leur ami­tié réci­proque que les télé­vi­sions filment la scène. Qui ne se sou­vient de l’in­ter­mi­nable assaut de cour­toi­sie entre Ara­fat et Barak à Camp David en 2000 sous le regard impa­tient de Clinton ?

Une pre­mière rai­son de cet embal­le­ment des marques d’af­fec­tion dans les rela­tions poli­tiques semble évi­dente : l’en­va­his­se­ment géné­ral de l’é­mo­tion dans la vie pri­vée et dans la vie publique, et même par­fois de l’é­mo­tion pri­vée dans la vie publique. L’homme poli­tique est, à cet égard, un homme comme un autre. Il serait même, peut-être, un peu plus « comme un autre » que la plu­part des autres. Ne vit-il pas des expé­riences émo­tion­nelles intenses, n’é­prouve-t-il pas des stress pal­pi­tants, n’ex­pé­ri­mente-t-il pas des soli­da­ri­tés poi­gnantes, for­gées dans des com­bats poli­tiques achar­nés avec leur alter­nance de périodes de crise aigüe et d’en­thou­siasme par­ta­gé ? En poli­tique plus qu’ailleurs, on s’aime et puis, sou­vent, on se déteste (ce qui est en fait la même chose mais à l’en­vers et un peu plus tard). Et on a sou­vent — soit dit sans iro­nie — un cœur « gros comme ça ». Mit­ter­rand fas­ci­nait parce que, pré­ci­sé­ment, il oppo­sait sa dra­ma­tur­gie gla­ciale, mais loin d’être inex­pres­sive, à la dra­ma­tur­gie ardente de la poli­tique de l’émotion.
Tou­te­fois, on le sus­pecte, l’af­fec­tion n’est sou­vent qu’af­fec­ta­tion. Car le poli­ti­cien sait bien qu’il est plus facile de conqué­rir les cœurs par l’é­mo­tion que les cer­veaux par la rai­son. À l’ère de la démo­cra­tie plé­bis­ci­taire, le lien entre le man­da­taire et ses élec­teurs passe moins par les appa­reils ins­ti­tu­tion­nels que par les ondes catho­diques. Il faut être en mesure de créer l’im­pres­sion d’une rela­tion de proxi­mi­té avec le télé­spec­ta­teur ou le lec­teur, l’in­clure psy­cho­lo­gi­que­ment dans le petit groupe des per­son­na­li­tés qui se congra­tulent et s’é­treignent sur l’é­cran ou la pho­to et, pour les plus doués sur ce ter­rain, savoir sus­ci­ter de « grands moments d’é­mo­tion », qui sont la clé du suc­cès des émis­sions raco­leuses. La publi­ci­té de l’é­moi n’empêche pas for­cé­ment sa sin­cé­ri­té. Mais, comme la fonc­tion pré­vaut sur le res­sort, on ne sait plus vrai­ment à quoi s’en tenir.

Dans cette valse mon­diale des câlins, une voix dis­so­nante s’est heu­reu­se­ment éle­vée au som­met de l’Eu­rope, de manière claire et nette. C’est celle d’une femme : Ange­la en a par-des­sus la tête des bisous de Nico­las. La rai­son en serait que tant de fami­lia­ri­té n’est guère de mise outre-Rhin. Elle irrite d’au­tant plus qu’elle contraste avec les désac­cords tenaces entre les deux pays sur quelques ques­tions essen­tielles de poli­tique européenne.
Le phé­no­mène n’é­nerve pas seule­ment la chan­ce­lière et son peuple de femmes et d’hommes auto­pro­cla­més réser­vés. Der­rière l’é­mo­tion et la séduc­tion, un autre enjeu, plus insi­dieux mais tout aus­si impor­tant, implique les pro­ta­go­nistes : entre gens de pou­voir, les jeux de becs et de mains sont aus­si, inévi­ta­ble­ment, des jeux de pouvoir.

Agrip­per quel­qu’un der­rière la nuque est une manière de mar­quer sur lui sa domi­na­tion, pas­ser la main sur l’é­paule est une manière pater­nelle d’ap­por­ter sa pro­tec­tion, tendre la joue sans avan­cer pour qu’un autre y tende ses lèvres est une manière de lui faire recon­naitre son allé­geance… Les gestes d’af­fec­tion sont aus­si ceux d’une lutte sym­bo­lique dont les pro­ta­go­nistes sortent en ayant don­né l’im­pres­sion de domi­ner la scène et ses autres acteurs ou d’y avoir été eux-mêmes domi­nés ou igno­rés. L’i­mage de cha­cun se construit dans l’es­pace média­tique par rap­port à l’i­mage de l’autre, dans de brèves passes d’armes qui se déguisent en affabilités.

L’es­pace public et poli­tique requiert que ses acteurs, quelles que soient leurs posi­tions hié­rar­chiques res­pec­tives, se placent les uns les autres sur pied d’é­ga­li­té morale, trai­tés avec une pareille digni­té. Le sérieux réclame de trai­ter avec légè­re­té, pour les démys­ti­fier, ces trompe-l’œil de la politique.

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.