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Baromètre des partis : orageux à moyen et long termes

Numéro 4 Avril 2011 par Luc Van Campenhoudt

avril 2011

Tous les trois mois, La Libre et RTL livrent leur baro­mètre poli­tique. De décembre2010 à mars2011, le ps a plon­gé de 5% en Wal­lo­nie et le cdh de plus de 4%, ce qui repré­sente pro­por­tion­nel­le­ment une chute bien plus forte. En Flandre, la N‑VA grimpe encore. Ces écarts sur le court terme appellent des inter­pré­ta­tions sur le […]

Tous les trois mois, La Libre et RTL livrent leur baro­mètre poli­tique. De décembre2010 à mars2011, le ps a plon­gé de 5% en Wal­lo­nie et le cdh de plus de 4%, ce qui repré­sente pro­por­tion­nel­le­ment une chute bien plus forte. En Flandre, la N‑VA grimpe encore. Ces écarts sur le court terme appellent des inter­pré­ta­tions sur le court terme. Vain­queurs des der­nières élec­tions, le ps et la n‑va ne par­viennent pas à trans­for­mer l’es­sai ; pour le pre­mier, c’est un échec, pour le second, une sorte de suc­cès. Avec un élec­to­rat de plus en plus ver­sa­tile et flot­tant, il ne s’en faut pas de beau­coup pour modi­fier la donne à court terme : une négo­cia­tion qui s’en­lise par ci, une catas­trophe éco­lo­gique par là, un chan­ge­ment à la tête d’un par­ti ici, une suc­ces­sion qui tarde là-bas…

Mais que repré­sentent ces chiffres au regard des ten­dances à moyen et long termes de l’es­pace poli­tique ? Jetons un rapide coup d’œil dans le rétro­vi­seur d’a­bord et un regard har­di vers la ligne d’ho­ri­zon ensuite.

Pour résu­mer gros­siè­re­ment les choses, cinq grands enjeux de socié­té et conflits poli­tiques ont déter­mi­né le des­tin des par­tis depuis d’In­dé­pen­dance : pre­miè­re­ment, le conflit sur la place de l’É­glise dans la socié­té, qui fit les beaux jours du Par­ti libé­ral durant la plus grande par­tie du XIXe, avant que le monde catho­lique s’or­ga­nise effi­ca­ce­ment ; deuxiè­me­ment, la ques­tion sociale qui vit l’es­sor du Par­ti socia­liste, ex-POB (concur­ren­cé un temps par le Par­ti com­mu­niste) et des par­tis sociaux-chré­tiens jus­qu’aux années soixante ; troi­siè­me­ment, l’exi­gence de redres­se­ment éco­no­mique dans le contexte de crise et de « déclin wal­lon » dans les années soixante et sep­tante, qui relan­ça les libé­raux au détri­ment des socia­listes et des sociaux-chré­tiens ; qua­triè­me­ment, l’en­jeu envi­ron­ne­men­tal, révé­lé au grand public par quelques catas­trophes mémo­rables, auquel est liée la nais­sance d’É­co­lo ; et enfin, le tenace conflit com­mu­nau­taire et l’en­jeu des struc­tures ins­ti­tu­tion­nelles qui ont ame­né la créa­tion de par­tis com­mu­nau­taires dans les années cin­quante et soixante, notam­ment le FDF et le Ras­sem­ble­ment wal­lon, et conduit au suc­cès aus­si rapide que déter­mi­nant de la N‑VA en Flandre.

Mais les enjeux évo­luent et se déplacent au fil du temps, en fonc­tion des trans­for­ma­tions internes de la socié­té belge et des chan­ge­ments qui touchent son envi­ron­ne­ment socioé­co­no­mique, géo­po­li­tique et naturel.

Le conflit entre le monde catho­lique et le monde laïque s’est dépla­cé autour de l’en­jeu de la place des mino­ri­tés eth­niques et reli­gieuses dans la socié­té et dans l’es­pace poli­tique, dans un contexte d’i­né­ga­li­té et d’ins­ta­bi­li­té au niveau mon­dial (en par­ti­cu­lier en Afrique du Nord et sub­sa­ha­rienne et dans l’ex-URSS) pro­pice aux pres­sions migra­toires. Entre les posi­tions laïques (et catho­liques) pures et dures qui se foca­lisent sur l’is­lam et les posi­tions com­mu­nau­ta­ristes imper­méables à la moder­ni­té démo­cra­tique, les par­tis peinent à défi­nir une vision forte et claire de ce que pour­rait être une socié­té démo­cra­tique, moderne, euro­péenne, mul­ti­cul­tu­relle et multiethnique.

La ques­tion sociale s’est dépla­cée autour de nou­velles formes d’i­né­ga­li­té, en gros entre les gagnants et les lar­gués de la mon­dia­li­sa­tion et de la révo­lu­tion tech­no­lo­gique ; entre les « glo­baux » angli­ci­sés et les « locaux » ver­na­cu­laires, les mobiles et les immo­biles1, ceux qui font des Eras­mus ou des post-doc­to­rats à l’é­tran­ger et ceux qui peinent sur les bancs des écoles à dis­cri­mi­na­tion posi­tive ; entre ceux qui, voya­geurs impé­ni­tents ou non, ont une solide base quelque part et ceux qui sont de nulle part, réfu­giés, roms ou sans domi­cile fixe. Pour une large part, les nou­veaux « dam­nés de la Terre » ne sont plus dans les manu­fac­tures, ne sont pas syn­di­qués et ne peuvent même pas voter. Par­mi les Belges eux-mêmes, la pau­vre­té touche majo­ri­tai­re­ment des femmes, sou­vent seules avec leurs enfants.

Les manettes du déve­lop­pe­ment éco­no­mique semblent de moins en moins natio­nales et ne mettent plus les tra­vailleurs et les consom­ma­teurs face à des diri­geants natio­naux. La plu­part des grands patrons de l’in­dus­trie et de la finance nichent désor­mais au som­met de gratte-ciels, quelque part à Man­hat­tan, à la City, à la Défense… ou aux bien nom­mées iles Caï­man. Chaque jour apporte la preuve que beau­coup d’entre eux s’oc­cupent bien mieux de leur propre por­te­feuille et para­chute qu’ils ne mai­trisent le des­tin de leurs entre­prises et ne se sou­cient du sort de leurs salariés.

L’en­jeu envi­ron­ne­men­tal est enfin recon­nu par tous. Mais au prix de quels dégâts déjà ! Et sans que les mesures prises ou pré­vues soient à la hau­teur des craintes bien fon­dées pour les géné­ra­tions futures. Ce n’est rien moins que le mode de vie et le mode de déve­lop­pe­ment qui sont en cause, dans un contexte où des inté­rêts natio­naux, pri­vés et même par­ti­cu­liers sont immenses et où ceux qui les incarnent (peuples et diri­geants des éco­no­mies émer­gentes, élites éco­no­miques et poli­tiques, et tout un cha­cun : voya­geurs aériens low cost, consom­ma­teurs et auto­mo­bi­listes ordi­naires…) sont peu enclins à y renoncer.

Empoi­son­nant la vie poli­tique depuis des décen­nies, le conflit com­mu­nau­taire est entré dans une phase cri­tique, la « lutte finale », le « grand soir » pour cer­tains. D’une manière ou d’une autre, les struc­tures ins­ti­tu­tion­nelles vont chan­ger de fond en comble, obli­geant Wal­lons et fran­co­phones à ne plus comp­ter qua­si­ment que sur eux-mêmes.

L’his­toire a mon­tré qu’à chaque époque, les par­tis qui réus­sissent sont ceux qui par­viennent pri­mo, à se posi­tion­ner clai­re­ment par rap­port aux enjeux conflic­tuels du moment et à incar­ner des pro­jets forts ; secun­do, à convaincre suf­fi­sam­ment d’é­lec­teurs qu’ils sont en mesure de défendre au mieux leurs inté­rêts concrets en lien avec ces enjeux ; ter­tio, à conduire mieux que d’autres le conflit contre les forces jugées res­pon­sables des problèmes.

Par rap­port aux enjeux actuels et à moyen terme, il est struc­tu­rel­le­ment impro­bable que le rap­port de force entre les par­tis ne connaisse pas, dans un ave­nir rap­pro­ché, des modi­fi­ca­tions signi­fi­ca­tives. Des recom­po­si­tions, fusions, divi­sions internes et nou­velles alliances sont pré­vi­sibles, accé­lé­rées par les évè­ne­ments à venir. De nou­veaux par­tis, plus ou moins cré­dibles, ten­te­ront cer­tai­ne­ment d’exis­ter. À prio­ri, cer­tains par­tis actuels sont mieux pla­cés que d’autres, mais les condi­tions objec­tives ne déter­minent jamais méca­ni­que­ment la réa­li­té future. À des degrés divers, tous devront entre­prendre un tra­vail doc­tri­nal de fond, qui ne se contente pas de mettre des mots nou­veaux sur d’an­ciennes recettes. Dans un contexte de désaf­fi­lia­tion par­ti­sane des citoyens, c’est sur­tout le rap­port du poli­tique à ces der­niers ain­si qu’aux mou­ve­ments sociaux et cultu­rels émer­gents que les pro­jets devront repen­ser en pro­fon­deur. De là dépen­dra la posi­tion de chaque par­ti dans les futurs baromètres.

Pres­sion atmo­sphé­rique ora­geuse à moyen et long termes.

  1. Bol­tans­ki L., Chia­pel­lo E., Le nou­vel esprit du capi­ta­lisme, Gal­li­mard, 1999, p. 465.

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.