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Bangladesh. Le prix de nos teeshirts

Numéro 12 Décembre 2013 par Marc Molitor

décembre 2013

Le 24 avril 2013, dans un fau­bourg de Dha­ka sur­ve­nait la pire catas­trophe indus­trielle de l’his­toire récente du Ban­gla­desh. Un immeuble qui abri­tait plu­sieurs ate­liers de confec­tion tra­vaillant pour diverses marques inter­na­tio­nales de vête­ment s’ef­fon­drait fai­sant au moins 1.130 morts et des cen­taines de bles­sés. Depuis, syn­di­cats et ONG obtiennent de timides avan­cées quant à l’aug­men­ta­tion du salaire mini­mum et les condi­tions de sécu­ri­té dans les usines. Chro­nique d’un repor­tage d’une équipe de la RTBF sur le sec­teur de la confection.

Jour 1

On nous avait pré­ve­nus, les embou­teillages sont les pires du monde à Dha­ka, capi­tale du pays le plus dense du monde. Cela s’est véri­fié dès la sor­tie de l’aéroport.

Débar­qués à 5 heures, à peine arri­vés à l’hôtel, on pré­pare le tra­vail avec notre guide et tra­duc­trice. Nous sommes ici pour un repor­tage sur les suites de la catas­trophe de Rana Pla­za, dont l’écho et les images ont fait le tour du monde. Une ponc­tua­tion dra­ma­tique dans une suite d’accidents, d’effondrements ou d’incendies qui égrènent l’histoire de l’expansion de l’industrie de la confection.

Depuis 1985, avec la mon­dia­li­sa­tion et la sup­pres­sion des droits de douane euro­péens et amé­ri­cains sur le tex­tile, le Ban­gla­desh a connu une crois­sance extra­or­di­naire de son indus­trie de la confec­tion, du prêt à por­ter. En vingt-six ans, jusqu’à 2012, elle est pas­sée de 384 à 5.700 usines, des usines construites à la va-vite, par­fois des immeubles de bureaux trans­for­més en ate­liers avec de lourdes machines, des étages qui s’empilent les uns sur les autres sou­vent sans per­mis… L’emploi est pas­sé de 115.000 à 4 mil­lions de tra­vailleurs, dont 80% de femmes… Elles sont les plus mal payées de toute l’Asie, avec des durées de tra­vail haras­santes. Et puis il y a les acci­dents : 226 acci­dents, incen­dies, écrou­le­ments d’usines en vingt-six ans, et les plus graves ces der­nières années1.

Pre­mière ren­contre au centre de Dha­ka, dans les locaux du NGWF, le syn­di­cat natio­nal des tra­vailleurs du tex­tile, une des orga­ni­sa­tions syn­di­cales actives, mais dont les mili­tants ou délé­gués sont sou­vent répri­més, har­ce­lés ou inter­dits dans les entre­prises. Table, chaises en plas­tique bleu, ven­ti­la­teur, maigres moyens, ordi­na­teur quand même, armoires métal­liques bran­lantes, fichiers papiers, de l’eau, du thé…

Ren­contre donc avec des tra­vailleuses (sur­tout) et tra­vailleurs du Rana Pla­za, soit vic­times sur­vi­vantes et bles­sées, soit familles de tués dans l’accident para­cri­mi­nel. Sou­vent des grands-mères avec les orphe­lins de leur fille ou de leur fils. Témoi­gnages et inter­views évi­dem­ment très poi­gnants. Inter­view aus­si du diri­geant syn­di­cal dans son bureau par­se­mé d’affiches bien inté­res­santes. Pen­dant l’interview, on sue à grosses gouttes car on a dû arrê­ter le ven­ti­la­teur pour ne pas avoir le bruit dans l’enregistrement. On est res­té jusqu’à 19 heures avant de par­tir avec dans les bras des fleurs que ces gens nous offrent…

On va man­ger. Pen­dant le repas, notre guide reçoit un coup de fil d’un de ses infor­ma­teurs, un incen­die a écla­té dans une usine à vingt-cinq kilo­mètres du centre. On décide d’y aller, avec notre chauf­feur qui accepte volon­tiers ses pre­mières heures supplémentaires.

Trois heures et quart pour faire vingt-cin­q­ki­lo­mètres, on découvre un peu plus encore l’enfer du « tra­fic jam » de Dha­ka. La nuit, c’est évi­dem­ment davan­tage apo­ca­lyp­tique. En plus, à quelques jours de la fête de l’Aïd, il y a un énorme tra­fic sor­tant et entrant dans la ville avec toutes sortes de trucs, de machins, de mar­chan­dises et d’animaux. D’ailleurs, les pom­piers eux-mêmes met­tront près de deux heures pour arri­ver à l’usine en feu. Nous-mêmes y sommes arri­vés à une heure et quart du matin.

Déjà beau­coup de monde aux grilles d’entrée de l’usine, des tra­vailleurs, leur famille, des voi­sins…, la cohue, par­cou­rue de rumeurs, d’informations diverses, de drames… À l’entrée, les quelques poli­ciers pré­sents sont débor­dés, nous entrons dans un mou­ve­ment de foule dans la cour… Près de l’entrée, deux corps déjà enve­lop­pés dans leur lin­ceul de plas­tique blanc. Ten­sion, par­fois hur­le­ments, presque l’émeute, nous pas­sons d’interviews en apar­tés mul­tiples dans la bous­cu­lade, pen­dant que dans le fond de la cour les pom­piers arrosent encore l’unité qui achève de se consu­mer. La direc­tion est absente, enfuie nous dit-on. Les col­lègues des morts et les familles exigent leurs papiers et leurs cer­ti­fi­cats de décès car il n’est pas rare que les listes du per­son­nel soient incom­plètes ou tra­fi­quées et qu’ensuite les familles ne puissent pré­tendre à l’indemnisation, les direc­tions pré­ten­dant ne rien savoir. Ulté­rieu­re­ment on appren­dra le bilan offi­ciel de sept morts et d’un nombre encore indé­ter­mi­né de blessés.

Retour à 5 heures du matin à l’hôtel, remués et épuisés.

Jour 2

Mercredi13heures. On part au Rana Pla­za, le lieu de la plus ter­rible catas­trophe indus­trielle au Ban­gla­desh lorsque, le 24 avril 2013, cet immeuble de dix étages s’est effon­dré entrai­nant dans la mort 1.130 ouvrières et ouvriers, et fai­sant des cen­taines de blessés.

Tra­fic insen­sé. On met­tra presque trois heures pour y aller et deux heures pour reve­nir. En tout cas, chaque jour, on aura pas­sé entre trois et six heures dans le tra­fic, dans une camion­nette pilo­tée par un expert… Le tra­fic est tel­le­ment fou qu’à un moment un gamin tra­verse en cou­rant et se jette sur le côté de notre voi­ture… un choc… le chauf­feur regarde dans le rétro­vi­seur… « Il a l’air ok » et conti­nue ; heu­reu­se­ment, il est vrai qu’on rou­lait très au ralen­ti (mais à contre­sens…, ce qui n’est pas rare), mais il n’empêche, on n’est pas fier…

On arrive via des ruelles enche­vê­trées à l’arrière du Rana Pla­za, ou plu­tôt de ce qu’il en reste : un gigan­tesque trou entre des immeubles. Un voi­sin nous attend, il nous fait mon­ter sur le toit de son immeuble d’où nous avons la vision totale de ce qui reste de ce bâti­ment de dix étages. Bien que ces tra­vailleurs aient repé­ré des fis­sures la veille, ils avaient été for­cés de retour­ner au bou­lot par l’encadrement. Le voi­sin nous raconte ce qu’il a vu, enten­du et vécu lors de cette sinistre jour­née du 24 avril.

Nous par­tons ensuite rendre visite à un groupe de ces tra­vailleurs qui habitent tous dans la même petite ruelle à un kilo­mètre de là. Tou­jours tra­fic dan­tesque pour ce kilomètre…

C’est aus­si un choc, c’est une petite impasse le long de laquelle s’égrène une tren­taine de loge­ments : ce sont en fait des car­rés de tôle ondu­lée où règne une cha­leur étouf­fante, une pièce chaque fois, avec un grand lit pour toute la famille, un ven­ti­la­teur qui le plus sou­vent ne marche pas… un peu de maté­riel pour (sur)vivre… Au bout de la rue, un coin pour la cui­sine com­mune, et un autre pour les toi­lettes com­munes et deux points d’eau. Voi­là. Ces gens bossent sou­vent 60 à 70 heures par semaines. Le salaire mini­mum et habi­tuel est de 3.000 tak­kas, soit 30 euros par mois, et leur loyer atteint sou­vent 2.000 tak­kas, les deux tiers… Pour (sur)vivre, ils sont donc obli­gés d’accepter les heures supplémentaires.

Récits de nou­veau ter­ribles, notam­ment d’un homme qui a pas­sé quatre jours sous les décombres avant d’être secou­ru, inch allah…, d’un autre han­di­ca­pé à vie, bles­sé à la colonne ver­té­brale, d’une mère dont la fille, ainée et sou­tien de la famille, est par­tie à l’usine en disant « ne t’en fais pas, ils ne nous feront pas entrer, je reviens tout de suite…» et qui n’est jamais reve­nue. Et puis ces récits de vie quo­ti­dienne de femmes qui n’ont pas le temps de s’occuper de leurs enfants et à qui, après le tra­vail, incombent encore des tra­vaux ména­gers ou… sexuels. Des femmes qui nous disent qu’il leur arrive, épui­sées, d’implorer vai­ne­ment leur mana­ger de pou­voir prendre leur ven­dre­di (notre dimanche), auquel elles auraient pour­tant droit, mais que, dans les faits, elles ne peuvent sou­vent pas prendre à cause des heures sup­plé­men­taires, volon­taires bien sûr ! J’en passe et pas des meilleures… Pour­quoi faut-il que des êtres humains vivent ainsi ?

Une note d’espoir, leur révolte : pour la pre­mière fois il y a quinze jours, de nom­breux tra­vailleurs, sur­tout des femmes, ont mani­fes­té mas­si­ve­ment dans Dha­ka et aus­si dans le pays pour une hausse du salaire mini­mum de 3.000 à 8.000 tak­kas. Des mil­liers de fabriques étaient à l’arrêt. Des mani­fes­ta­tions for­te­ment répri­mées, mais on sen­tait que ces femmes étaient fières, c’était sou­vent la pre­mière fois pour elles. Une pre­mière fois pas simple parce que sou­vent leurs parents ou leur mari les cri­ti­quaient, ce n’est pas la place ou le rôle d’une femme, disaient-ils. Beau­coup ont pas­sé outre.

Jour 3

Jeu­di matin, ren­dez-vous à 6 heures 30 — le tra­fic est encore facile à cette heure — au bureau de l’ONG Rise. Inter­view. Leur acti­vi­té consiste notam­ment à aider à éta­blir des listes fiables de vic­times d’accidents. Depuis sept ans, à la suite de la catas­trophe de l’usine Spec­trum, une cam­pagne inter­na­tio­nale, la « Clean clothes cam­pai­gn », ou « cam­pagne vête­ments propres » de syn­di­cats et d’ONG, exige notam­ment l’indemnisation cor­recte des vic­times. Chaque acci­dent entraine la créa­tion d’un fonds d’indemnisation par­ti­cu­lier, finan­cé par le gou­ver­ne­ment, le patro­nat et les grands clients occi­den­taux. Cela, c’est la théo­rie… En pra­tique, il faut insis­ter pour que le sys­tème se mette en place et fonc­tionne, avec des niveaux d’indemnisation qui res­tent tout de même assez limi­tés, d’autant qu’il y a sou­vent des diver­gences sur le nombre exact et l’identité des victimes.

On file ensuite (1 heure 30 de tra­fic, ça va plus ou moins) chez William Han­na, ambas­sa­deur de l’Union euro­péenne au Ban­gla­desh, Irlan­dais dyna­mique et par­fait fran­co­phone. Entre­tien et inter­view très inté­res­sants, il connait bien les pro­blèmes sociaux ici, même si on peut ne pas par­ta­ger toutes ses opi­nions. Il estime, comme d’autres, que le Rana Pla­za a été un « tur­ning point ». Tout ce qui s’est mis en place depuis comme répa­ra­tion, enga­ge­ment des dis­tri­bu­teurs, des fabri­cants et du gou­ver­ne­ment pour indem­ni­ser les vic­times et évi­ter de tels désastres dans l’avenir, c’est posi­tif, dit-il, mais beau­coup trop lent. Lors d’une réunion avant-hier, face aux fabri­cants qui esti­maient que le Rana Pla­za était une sorte de désastre natu­rel, il s’est fâché et leur a rap­pe­lé la menace euro­péenne de réins­tau­rer des bar­rières tari­faires si rien n’avançait, bref, une « menace nucléaire » pour les fabri­cants, mais qu’il espère ne pas devoir acti­ver. Car le mieux, dit-il, est de res­ter enga­gé au Ban­gla­desh, tout en fai­sant pression.

Il évoque l’énorme et rapide crois­sance du Ban­gla­desh, qui, selon lui, est posi­tive en soi et qui a per­mis de réduire la pau­vre­té dans les cam­pagnes et a ame­né les femmes à tra­vailler (sur­tout dans la confec­tion) et à deve­nir plus indé­pen­dantes. Par­fois je me demande si ce tableau, fon­dé sou­vent sur des sta­tis­tiques glo­bales, reflète bien la réa­li­té vécue par les femmes. Il fau­dra le leur deman­der… L’ambassadeur est cepen­dant bien conscient qu’il est plus que temps de redis­tri­buer les fruits de la crois­sance et agit vigou­reu­se­ment en ce sens. Tout en appré­ciant son enga­ge­ment, je me deman­dais cepen­dant pour­quoi il fal­lait tou­jours que les pays comme ceux-ci ou dits « émer­gents » refassent exac­te­ment le même che­min que les nôtres, un XIXe siècle épou­van­table pour les pauvres, sui­vi d’une trop lente pro­gres­sion sociale. Pour­quoi ne pas tirer les leçons et inven­ter autre chose où les deux aspects coexisteraient ?

Après-midi, une heure de dépla­ce­ment pour aller chez M. Babul Akber et Mme Kal­po­na, deux acti­vistes bien inté­res­sants ; le pre­mier dirige un petit syn­di­cat, la seconde, une asso­cia­tion liée, ils s’occupent tous deux des droits des tra­vailleurs et du sui­vi de leur indem­ni­sa­tion en cas d’accident. Une de leur spé­cia­li­téest de récu­pé­rer sur les lieux des acci­dents des élé­ments per­met­tant d’identifier les ache­teurs étran­gers. Après l’incendie d’hier, ils sont pas­sés à l’usine après nous, vers 5 heures du matin, avec un gars de l’AFP, et, avec leur expé­rience, ils ont trou­vé des docu­ments mon­trant des com­mandes de Car­re­four. Cela devrait per­mettre de deman­der au dis­tri­bu­teur de par­ti­ci­per à l’indemnisation des vic­times. Or Car­re­four niait être en rela­tion avec cette entre­prise. Ensuite, Car­re­four a expli­qué pas­ser des com­mandes à l’unité 1 de l’usine, qui com­man­dait en sous-trai­tance son tis­su à l’unité 2, ce que le groupe fran­çais disait igno­rer… Les docu­ments aper­çus à l’usine ne sont pas si clairs que cela…

M. Babul Akber et Mme Kal­po­na sont deux per­sonnes très solides, qui ont déjà fait de la pri­son et qui sont constam­ment har­ce­lées. Leur pré­sident, Amin Islam, a été assas­si­né en 2012, dans des cir­cons­tances hor­ribles et non inves­ti­guées sérieu­se­ment, mais très pro­ba­ble­ment liées à leurs activités.

Jour 4

C’est ven­dre­di ici, le jour de congé heb­do­ma­daire, et de plus les gens pré­parent l’Aïd. Beau­coup d’entre eux retournent dans leur vil­lage, le « tra­fic jam » empire donc d’heure en heure. En outre, il y a autant de vaches et de mou­tons, chèvres et cochons noirs qui entrent en ville par tous les moyens, des­ti­nés au sacri­fice et au repas de l’Aïd pour les cita­dins, que d’habitants qui quittent Dha­ka pour retrou­ver de la famille en province.

On part à 7 heures dans une autre direc­tion, pour aller voir, à vingt-cin­q­ki­lo­mètres, Taz­reen Fashion, le lieu du ter­rible incen­die de novembre 2012 et les tra­vailleurs de cette usine.

Sur le tra­jet, qui dure près de deux heures, on découvre le del­ta du Gange et du Brah­ma­poutre, aux bras mul­tiples sur les­quels Dha­ka est construit. Sur l’eau, des dizaines et dizaines d’étranges che­mi­nées iso­lées, de cin­quan­te­mètres de haut, en bord d’eau ou sur des presqu’iles ou de petites iles. Entou­rées de murs de briques, ce sont des bri­que­te­ries avec leur four, qui fonc­tionnent sur­tout la nuit. Des jeunes, encore trop sou­vent des enfants mal­gré les inter­dits et le recul du tra­vail infan­tile dans le pays, vont cher­cher la glaise des briques dans des trous pro­fonds. C’est un des effets de la crois­sance rapide de Dha­ka et de ses immeubles. Autre pro­duit essen­tiel, le bam­bou, on en voit par­tout. Il sert à tout et notam­ment pour les écha­fau­dages et les étan­çons dans la construc­tion, y com­pris des immeubles les plus hauts. Il est cou­pé dans les grandes forêts du Nord, ras­sem­blé en d’énormes radeaux flot­tants, qui, diri­gés par des hommes qui logent sur le radeau pen­dant plu­sieurs jours, des­cendent le fleuve jusqu’à Dha­ka où il est ache­té par des mar­chands très âpres à la négociation.

On arrive à Taz­reen vers 9 heures. Bâti­ment d’usine de neuf étages aux fenêtres noir­cies et bar­reaux tor­dus. Il est clos, per­sonne n’y a accès, les rive­rains et des ex-tra­vailleurs et tra­vailleuses nous en font faire le tour. Ils racontent l’incendie, et la manière dont les issues de secours avaient été ver­rouillées par l’encadrement. J’avais même lu dans des récits que des gardes avaient empê­ché les gens de sor­tir par les portes par les­quelles la direc­tion était sor­tie, parce qu’ils ne pre­naient pas la mesure du dan­ger. 110 tués et des dizaines de bles­sés. Dis­cus­sion avec une bles­sée. Dans ce cas au moins, les com­pen­sa­tions com­mencent à être accor­dées, mais cela reste très insuffisant.

On visite de petites mai­sons acco­lées à l’usine et qui ont bru­lé, tuant ain­si plu­sieurs per­sonnes, dont un bébé. Sur le sol noir­ci, on trouve une éti­quette « Georges, 19 dol­lars », c’est la marque de Wall Mart. Je pense à l’ouvrière qui emballe un jean ou un sweat à 19 dol­lars, la moi­tié de son salaire mensuel…

On part ensuite voir des tra­vailleuses dans un autre quar­tier : ce ne sont pas des vic­times d’accidents, mais tout sim­ple­ment des femmes avec qui on veut évo­quer la vie cou­rante, com­ment elles s’en sortent, leurs espoirs et difficultés.

Trois femmes, toutes habi­tant la même ruelle, dans de petites mai­sons d’une, deux ou trois pièces selon la taille de la famille. Aucune ne s’en sort, toutes font des heures sup’ qui leur tuent la vie et le temps. Deux ont des enfants, qu’elles ont dû confier à leurs parents ou beaux-parents, là ou dans leur vil­lage d’origine. Le loyer leur prend bien trop. Si les salaires aug­men­taient que feraient-elles ? Rem­bour­ser leurs dettes, payer le mariage de leur fille, ache­ter un lopin de terre au vil­lage d’origine.

Car toutes viennent de la cam­pagne, comme la majo­ri­té des tra­vailleuses du tex­tile. Et ça, c’est inté­res­sant — ou sur­pre­nant — par rap­port à la théo­rie du déve­lop­pe­ment posi­tif pour les femmes qui devien­draient éco­no­mi­que­ment auto­nomes en ville grâce au tex­tile : elles en ont ras le bol ; ici, en ville, elles se disent dépen­dantes à tout point de vue, de l’entreprise, du salaire, des prix éle­vés, de tout ce qu’il faut ache­ter. « À la cam­pagne, j’avais mes légumes, et une mai­son fami­liale, pas avec un pro­prio sur le dos… On ne me disait pas “fais pas ci, fais pas ça, etc.”, si je pou­vais, je retour­ne­rais… Mais mon mari devrait au moins gagner 10.000 tak­kas par mois pour qu’on puisse se le per­mettre, pou­voir ache­ter une mai­son pour nous…» Contra­dic­tion, cercle vicieux évi­dem­ment : com­ment gagner 10000 tak­kas par mois à la cam­pagne (mais aus­si en ville)?

Ce n’est évi­dem­ment pas un son­dage, mais on peut pré­su­mer que comme beau­coup vivent la même situa­tion, beau­coup pensent comme ça. En tout cas toutes gardent un lien fort avec le vil­lage d’origine. Par­fois leurs enfants y vivent, avec les grands-parents.

Nous évo­quons aus­si avec elles les mani­fes­ta­tions toutes récentes pour l’augmentation du salaire mini­mum. L’une d’elles y avait par­ti­ci­pé, c’était la pre­mière fois et elle en était très fière, et encore plus quand on leur dit qu’il y a eu des images dans toute l’Europe. Les deux autres n’y ont pas pris part, parce qu’elles ont été dis­sua­dées par leur famille ; mais tous et toutes sou­te­naient le mou­ve­ment et la reven­di­ca­tion de l’augmentation du salaire mini­mum. De jeunes hommes qui sui­vaient l’interview approu­vaient, ils ont aus­si mani­fes­té. Leur grande crainte à tous, s’ils obtiennent gain de cause, c’est que les pro­prié­taires aug­mentent immé­dia­te­ment les loyers.

Retour début d’après-midi à l’hôtel, deux heures de route. À l’hôtel, on lit le jour­nal (tou­jours lire le jour­nal à l’étranger…) et on découvre qu’un grand salon du tex­tile est orga­ni­sé par la BGMEA (Ban­gla­de­shi Garment Manu­fac­tu­rers and Expor­ters Asso­cia­tion, les patrons donc…) dans un hôtel de luxe pas trop loin. La BGMEA nous avait déjà refu­sé une inter­view et on décide de ten­ter le coup et d’y aller au culot.

On y va, on entre dans le salon, on se balade. On trouve un stand BGMEA et on demande une inter­view, carte de presse à l’appui. Pen­dant que je négo­cie, mon col­lègue Patrice remarque une vidéo pro­mo­tion­nelle de la BGMEA sur la vie rêvée de la tra­vailleuse du tex­tile… Réveil, toi­lette, rouge à lèvres, petit-déjeu­ner, non maman, je ne reste pas un peu plus car j’aime mon tra­vail et je veux être à l’heure, arri­vée avec entrain au bou­lot, ate­lier clean. Des cadres gen­tils véri­fient la che­mise superbe qui sort de sa machine et la féli­citent. À midi, elle va au mess et s’assied à côté d’une col­lègue de… l’équipe de sécu­ri­té qui arbore osten­si­ble­ment un tee­shirt label­li­sé « Secu­ri­ty Fire ».

Une heure plus tard, on est dans le bureau du vice-pré­sident de la BGMEA. Évi­dem­ment assez langue de bois. Mais il recon­nait quand même que le Rana Pla­za est aus­si un désastre pour leur image. Mais main­te­nant on va faire des pro­grès, dit-il, des accords ont été signés en ce sens, on a déjà avan­cé, etc. Il recon­nait qu’il est impos­sible de vivre avec 30 euros par mois (3.000 tak­kas), et devant les études indé­pen­dantes qui parlent de 8.000 tak­kas mini­mum pour vivre il doit bien à demi-mot admettre la chose. Mais à l’évidence, les res­pon­sables n’iront pas jusque-là. Impli­ci­te­ment on sent qu’ils iront peut-être jusqu’à 5.0002. Jusqu’ici, ils n’ont avan­cé qu’une ridi­cule pro­po­si­tion d’augmentation de 20% de 3.000 à 3.600 tak­kas, qui a sus­ci­té la colère et les mani­fes­ta­tions. Bien sûr, ils res­sortent les deux argu­ments clas­siques : atten­tion à la dégra­da­tion de la com­pé­ti­ti­vi­té du pays et nous sommes nous-mêmes sous pres­sion des clients étran­gers, les marques et la grande dis­tri­bu­tion de l’Ouest, qui demandent tout le temps des prix plus bas. Mais nous lui rétor­quons que le Ban­gla­desh a les salaires les plus bas du monde… Il y a de la marge éco­no­mique… Le vice-pré­sident invoque alors des taux d’intérêt ban­caires éle­vés, et les risques de la concur­rence de l’Éthiopie (et de Myan­mar si pas de la Corée du Nord, nous diront d’autres…), etc. Tout ça dans le plus haut, mas­sif et luxueux buil­ding de tout Dha­ka, le QG de la BGMEA.

On sort et on tombe dans l’embouteillage le plus apo­ca­lyp­tique depuis notre arri­vée. Patrice enre­gistre et filme. C’est vendredi18heures, mos­quées, départ en wee­kend et même pour une semaine à cause de la fête de l’Aïd. D’ailleurs pour beau­coup de tra­vailleurs du sec­teur et d’autres, ce sont leurs vacances annuelles. Les Belges moyens que nous sommes n’étant pas com­plè­te­ment idiots, on décide de prendre un rick­shaw. Amin Eddy Sul­tan Mer­ckx nous ramène en un quart d’heure à l’hôtel par les plus intel­li­gents rac­cour­cis à tra­vers de petites rues…

Quelle jour­née, des ruines noir­cies de Taz­reen au luxueux QG de la BGMEA…

Jour 5

Ce same­di a été consa­cré sur­tout à des inter­views plu­tôt « hors sites ».

D’abord, nous avons ren­con­tré trois diri­geants d’un groupe bel­go-euro­péen impor­tant, Cot­ton Group-Quar­tet. Le res­pon­sable des opé­ra­tions d’approvisionnement, Jean-Noël Phi­lip­pot, un Ita­lo-Indien direc­teur pour les achats au Ban­gla­desh, et Sabi­na, res­pon­sable des audits sociaux dans les usines du groupe. Ils n’ont pas la répu­ta­tion de « dure­té com­mer­ciale » de Car­re­four ou Wal­mart. Ils ont des four­nis­seurs au Ban­gla­desh avec qui ils ont éta­bli des rela­tions de long terme qui per­mettent des pro­duits de qua­li­té et n’ont pas envie de chan­ger tout le temps de four­nis­seurs. Ils ont sous­crit eux-mêmes à un code de conduite de la « Fair Wear foun­da­tion », basée à Amster­dam, qui réunit plu­sieurs marques et des ONG, y com­pris la Clean Clothes Cam­pai­gn, et réa­lise des audits. Ce n’est pas pour autant le para­dis chez leurs four­nis­seurs, il n’y a pas de syn­di­cats, et une par­tie des sala­riés est payée au mini­mum, mais la majo­ri­té au-delà. Cot­ton Group s’approvisionnait cepen­dant chez Spec­trum au Ban­gla­desh, qui s’est effon­dré en 2005, fai­sant de nom­breuses vic­times, ce fut d’ailleurs le point de départ de la Clean Clothes Cam­pai­gn. C’est après que le groupe a évo­lué, Phi­lip­pot d’ailleurs n’y était pas à l’époque. Dis­cus­sion très inté­res­sante et cour­toise, il appré­cie d’ailleurs les dis­cus­sions avec les ONG même s’il y a des désac­cords. Leur audit women fait du bon bou­lot et est très vigi­lante à pro­pos des condi­tions de tra­vail et de la sécu­ri­té chez les four­nis­seurs. Cela dit, ça ne se sub­sti­tue pas à un syn­di­cat, ils le recon­naissent d’ailleurs.

Quand aux salaires, ils sont prêts à exa­mi­ner toutes les options, ils ont d’ailleurs cal­cu­lé que l’impact des hausses sur le prix final serait faible (les salaires repré­sentent 10% des couts totaux, l’essentiel est consti­tué de matière pre­mière). Mais ils ne sont pas tout à fait repré­sen­ta­tifs du sec­teur, car ils vendent sur­tout des vête­ments pro­mo­tion­nels, c’est-à-dire qui sont ensuite impri­més de logos. Ils vendent donc prin­ci­pa­le­ment à des gros­sistes en Europe ou à des grosses boites (qui com­mandent, par exemple, 10.000 tee­shirts pour une opé­ra­tion de pro­mo). Ils font donc du « biz­ness to biz­ness » et n’influencent pas le consom­ma­teur final. Pour­tant, ils doivent faire atten­tion à la concur­rence, et « c’est le mar­ché qui décide où on va », disent-ils…

Pour­quoi nos syn­di­cats dans les banques ou le sec­teur public, n’exigeraient-ils pas sys­té­ma­ti­que­ment des four­ni­tures éthiques ?

Ensuite, nous ren­con­trons Sul­tan Ahmed, un spé­cia­liste du social au Ban­gla­desh. Il dirige l’institut des études du tra­vail, un orga­nisme d’études et de sou­tien aux syn­di­cats, qui est d’ailleurs aidé par des syn­di­cats euro­péens, notam­ment danois. Un fameux diri­geant de cet ins­ti­tut a été assas­si­né en 2007. Dis­cus­sion bien inté­res­sante où il s’oppose aux thèses de la BGMEA. Pour les salaires mini­mums, il s’inquiète : pour­quoi le gou­ver­ne­ment n’a‑t-il pas déjà pris position ?

Jour 6

En ren­trant same­di soir, nous avions appris que dimanche matin à 8heures, les tra­vailleurs de l’usine Liber­ty Fashion, gros four­nis­seur de Tes­co (le « Car­re­four anglais »), Hema et d’autres, vont aller récla­mer leurs salaires non payés depuis début aout, ain­si que le bonus dû pour les fêtes de l’Aïd.

C’est en fait un pre­mier cas d’école par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sant : quelques expli­ca­tions s’imposent. Après le désastre du Rana Pla­za et son impact mon­dial, cent-et-une marques tex­tiles (à ce jour) et dis­tri­bu­teurs ont signé un accord avec des syn­di­cats inter­na­tio­naux et ban­gla­de­shi. Ils s’y engagent notam­ment à des audits très sérieux d’entreprises, et à obli­ger leurs four­nis­seurs à des réno­va­tions de bâti­ments trop dan­ge­reux. Si ceux-ci impliquent la fer­me­ture de l’entreprise pen­dant leur durée, il faut payer les tra­vailleurs pen­dant ce temps.

Or Liber­ty Fashion est la pre­mière entre­prise en tra­vaux. Et les tra­vailleurs n’ont pas été payés depuis deux mois. On leur a pro­mis fina­le­ment pour le 30 sep­tembre, rien ne s’est pas­sé, et puis pour le 10 octobre et puis le 13. Ils sont bien déci­dés à rece­voir leur dû et vont tous à l’usine le récla­mer. On décide de bou­le­ver­ser notre pro­gramme et d’y aller. Patrice part avec Jean-Marc, de l’ONG « Achact », Lau­ra, une acti­viste amé­ri­caine qui vit ici et un de ses col­lègues ban­gla­de­shis. Patrice fera les enre­gis­tre­ments tan­dis que je reste à Dha­ka pour faire deux autres interviews.

Lorsqu’ils arrivent là, plus d’un mil­lier de tra­vailleurs sont dans la cour, soixante poli­ciers sont pré­sents et des membres de la « police indus­trielle » et même un repré­sen­tant de la BGMEA. Mais le patron et le mana­ge­ment ? Absents ! Ten­sions. Les res­pon­sables de la police s’inquiètent et, fait extra­or­di­naire, se méprennent sur notre équipe : ils croient qu’ils sont des repré­sen­tants de marques étran­gères, des ache­teurs. Ils leur demandent donc s’ils pour­raient télé­pho­ner à Tes­co et obte­nir du dis­tri­bu­teur anglais de l’argent à dis­tri­buer immé­dia­te­ment (à la place du patron) pour cal­mer les tra­vailleurs. La méprise levée, et comme les poli­ciers s’énervent et contraignent Lau­ra à effa­cer un enre­gis­tre­ment radio de leurs dis­cus­sions, notre équipe s’éloigne un peu pour ne pas créer d’incident, d’autant que les tra­vailleurs les sui­vaient par­tout en croyant aus­si que c’étaient des repré­sen­tants de Tes­co… Heu­reu­se­ment, de son côté, Patrice a réus­si à pré­ser­ver ses enregistrements.

Avec de mul­tiples contacts simul­ta­nés pris au Ban­gla­desh, en Europe, chez les dis­tri­bu­teurs concer­nés, tout cela par cour­riels et sms depuis la cour de l’usine, il appa­rait que le pro­prié­taire demande aux dis­tri­bu­teurs de payer les salaires puisque, dit-il, ce sont eux qui ont pous­sé à la fer­me­ture pour réno­va­tion de l’usine. Mais les infor­ma­tions recueillies montrent que les marques et dis­tri­bu­teurs euro­péens et amé­ri­cains impli­qués ont plu­tôt joué cor­rec­te­ment le jeu dans cette affaire-ci : ils ont bien exi­gé la fer­me­ture pour réno­va­tion de cette usine, et ils ont avan­cé de l’argent pour aider au paie­ment des ouvriers, mais cet argent n’est pas arri­vé aux sala­riés, il s’est per­du dans les comptes de la socié­té, il aurait ser­vi à autre chose, notam­ment à rem­bour­ser des dettes ban­caires de l’entreprise et des dépenses pri­vées des propriétaires…

Pen­dant ce temps, je suis dans le bureau du chef de l’OIT (Orga­ni­sa­tion inter­na­tio­nale du tra­vail) à Dha­ka. Comme je suis constam­ment tenu au cou­rant par mes col­lègues, je com­mence tout de suite par évo­quer la situa­tion à Liber­ty Fashion en lui deman­dant si le patron n’est pas, en ver­tu de l’accord dont l’OIT doit véri­fier l’application au Ban­gla­desh, tenu de ver­ser les salaires. Très diplo­mate, le res­pon­sable estime que les par­te­naires de l’accord doivent trou­ver une solu­tion… On peut donc inter­pré­ter l’accord dif­fé­rem­ment, n’êtes-vous pas garant de la bonne inter­pré­ta­tion ? Flou artistique…

Après ça, ren­contre avec le rédac­teur en chef d’une télé­vi­sion, spé­cia­liste de la poli­tique au Ban­gla­desh, pour tra­cer un expo­sé plus géné­ral du pays. On en sort dans l’après-midi et on s’apprête à ren­trer à l’hôtel avec notre guide-inter­prète lorsqu’on tombe sur des jour­na­listes qui filent en repor­tage. Ils nous apprennent que les isla­mistes ont déci­dé de blo­quer la ville à par­tir de 18 heures, ce qui géné­ra­le­ment veut dire para­ly­sie et sac­cage de toutes les voi­tures qui passent quand ils n’y mettent pas le feu. Notre guide s’inquiète, on trouve un rick­shaw moto­ri­sé, entou­ré de grilles comme c’est obli­ga­toire depuis quelques années, pour évi­ter les vols et agres­sions, et on rentre le plus vite pos­sible (le moins len­te­ment en fait). Blo­qués un long moment par le pas­sage de la Pre­mière ministre, on sort à temps des quar­tiers les plus déli­cats et on arrive en une heure à l’hôtel, dans un quar­tier moins menacé.

Pen­dant ce temps à Liber­ty Fashion, les tra­vailleurs attendent un paie­ment qu’on leur a fina­le­ment pro­mis pour l’après-midi. Il n’arrivera pas, mais est garan­ti pour le len­de­main, avec des assu­rances suf­fi­santes semble-t-il… S’ils ne s’étaient pas mobi­li­sés, avec l’aide d’ONG, ils n’auraient sans doute rien obte­nu… Ce pre­mier cas d’une usine à réno­ver montre qu’il y aura encore bien des obs­tacles à fran­chir, même si les accords consti­tuent sur le papier une grande avancée.

Fin de soi­rée, on fait les bagages, on part à l’aéroport, je finis cette chro­nique en vitesse.

  1. Pour de nom­breuses infor­ma­tions fac­tuelles, voir le site www.achact.be.
  2. C’est de fait ce qui s’est pas­sé début novembre. La pro­po­si­tion est de 5.000 tak­kas, d’ores et déjà reje­tée par les syndicats.

Marc Molitor


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