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Bande dessinée. Dire l’image

Numéro 1 Janvier 2008 par Philippe Sohet

janvier 2008

Si la Bel­gique demeure un ter­ri­toire d’é­lec­tion de la bande des­si­née, c’est en par­tie parce qu’elle a construit un des rares espaces de réflexion et de créa­tion sur le sep­tième art. Illus­tra­tion par deux ouvrages, Cent ans et plus de bande des­si­née (en vers et en poème), de Jan Bae­tens et Le coup de grâce, diri­gé par Xavier Löwenthal. 

La pleine matu­ri­té d’un art se jauge sans doute à sa capa­ci­té de dia­logue avec d’autres, son apti­tude à s’in­sé­rer au sein d’autres pra­tiques expres­sives, à les ques­tion­ner ou en être ques­tion­né de l’in­té­rieur, à se métis­ser. La bande des­si­née et l’en­semble de la nar­ra­tion gra­phique n’y échappent pas. On ne parle pas ici du déver­gon­dage publi­ci­taire de la bande des­si­née ni des adap­ta­tions rare­ment convain­cantes de la bande des­si­née au des­sin ani­mé, encore moins des ver­sions ciné­ma­to­gra­phiques sou­vent consternantes1. On l’au­ra com­pris, il ne s’a­git pas tant d’a­dap­ta­tion que d’un pro­jet où s’en­tre­lacent les res­sources expres­sives de divers univers.

La pleine matu­ri­té d’un art se jauge sans doute à sa capa­ci­té de dia­logue avec d’autres, son apti­tude à s’in­sé­rer au sein d’autres pra­tiques expres­sives, à les ques­tion­ner ou en être ques­tion­né de l’in­té­rieur, à se métis­ser. La bande des­si­née et l’en­semble de la nar­ra­tion gra­phique n’y échappent pas. On ne parle pas ici du déver­gon­dage publi­ci­taire de la bande des­si­née ni des adap­ta­tions rare­ment convain­cantes de la bande des­si­née au des­sin ani­mé, encore moins des ver­sions ciné­ma­to­gra­phiques sou­vent consternantes1. On l’au­ra com­pris, il ne s’a­git pas tant d’a­dap­ta­tion que d’un pro­jet où s’en­tre­lacent les res­sources expres­sives de divers univers.

Contrai­re­ment à ce que pour­rait lais­ser entendre son titre, l’ou­vrage de Jan Bae­tens Cent ans et plus de bande des­si­née (en vers et en poèmes) ne se veut pas un nou­vel essai didac­tique sur le sujet.

Jan Bae­tens n’est certes pas un incon­nu du lec­to­rat inté­res­sé à la bande des­si­née. Pro­fes­seur et cher­cheur à la KUL, ses nom­breux tra­vaux sur la nar­ra­tion gra­phique et les suites pho­to­gra­phiques l’ont fait consi­dé­rer inter­na­tio­na­le­ment comme l’un des esprits les plus avi­sés du domaine. Un des plus sti­mu­lants assu­ré­ment. Se tenant à l’é­cart des cote­ries et des débats de cha­pelle qui tra­versent régu­liè­re­ment ce petit monde, ses ouvrages, relancent régu­liè­re­ment la réflexion vers des pers­pec­tives inédites. Son Her­gé écri­vain (récem­ment réédi­té chez Flam­ma­rion) avait une saveur quelque peu ico­no­claste ; Formes et poli­tique de la bande des­si­née (Pee­ters-Vrin), Pour une lec­ture moderne de la bande des­si­née (avec Pas­cal Lefèvre, au CBBD) ou The Gra­phic Novel (Leu­ven Uni­ver­si­ty Press) pro­po­saient autant d’a­na­lyses et de lec­tures qui auront ins­pi­ré bien des tra­vaux subséquents.

Mais, si on connais­sait le cher­cheur, on connais­sait moins le poète. Et pour­tant, tout en ani­mant For­mules, la revue des lit­té­ra­tures à contraintes, il aura éga­le­ment réus­si à enchaî­ner une demi-dou­zaine d’ou­vrages poé­tiques. Qu’il suf­fise de men­tion­ner ici Arlon, musée gal­lo-romain (Tétras-Lyre), Cent fois sur le métier ou Slam ! Poèmes sur le Base­ball (tous deux aux Impres­sions nouvelles).

On peut devi­ner dès lors le défi que, dans Cent ans et plus de bande des­si­née (en vers et en poèmes), Jan Bae­tens se donne : confron­ter ses deux grandes pas­sions en un dia­logue tota­le­ment inusi­té. Le poète y consacre cin­quante-cinq poèmes à des créa­teurs du domaine de la bande des­si­née aus­si éloi­gnés que Wins­ton McCay et Thier­ry van Has­selt, Joost Swarte ou Daniel Clowes, sans jamais pré­tendre reven­di­quer une quel­conque repré­sen­ta­ti­vi­té, si ce n’est celle de ses propres expé­riences sub­jec­tives de lec­teur.1

Rapi­de­ment, le lec­teur mesure l’am­pleur éton­nante de la gageure que se pro­pose Bae­tens car, plus que de poèmes sur la bande des­si­née et son ima­gi­naire, il s’a­git davan­tage de dire l’ex­pé­rience de la lec­ture d’au­teurs divers dans leur sin­gu­la­ri­té propre. Ren­contre entre deux auteurs, cha­cun de ces poèmes consti­tue aus­si le résul­tat du dia­logue des deux struc­tures sémio­tiques en jeu. Pour rendre l’u­ni­ci­té de chaque auteur rete­nu, de chaque ren­contre de lec­ture, Bae­tens s’ap­puie au mieux sur les res­sources offertes par le dis­po­si­tif scrip­tu­ral : la signi­fi­ca­tion s’é­la­bore non seule­ment par le poids des mots et de leur apport séman­tique mais aus­si, mais autant, par la ryth­mique de la com­po­si­tion et de la disposition.

Pour mesu­rer la per­ti­nence de ces lec­tures inci­sives, quoi de mieux que de com­pa­rer les com­po­si­tions à pro­pos d’u­ni­vers aus­si étran­gers l’un à l’autre que ceux de Jacobs et Trondheim ?

E.P. JACOBS
Tu ne rêvais pas de bohême mais de gloire,
La seule qui vaille, celle qui s’accorde
Sous les feux de la rampe à la fin d’un bel
air
Met­tant bien en valeur les paroles d’un
barde.
Et ton pre­mier album a don­né tout de
suite
Le la : toni­truant, bou­lu, cas­sant les
vitres,
For­tis­si­mo ! Bra­vo ! Et les cou­leurs qui
pètent
Et dont tu bar­bouilles sans com­plexe tes
reîtres.
En vrai Belge tu as de ton pays beaucoup
Igno­ré : tes héros sont anglais ou indiens,
Tes poli­ciers fran­çais, tes décors égyptiens.
Et pour tout pseu­do­nyme tu as choisi
De réduire ton nom à deux ini­tiales, des
Croches presque un sou­pir, pas de quoi
faire un tout.
LEWIS TRONDHEIM
0 + 1 = 1 + 0
0 x 1 = 0 x1
1 + 1 = 1 x 1
D’où il s’en­suit que
0
Égale zéro égale un.
Com­pris monsieur ?
Cer­tai­ne­ment madame.
De
Rien. 

Avec Cent ans et plus de bande des­si­née (en vers et en poèmes), le lec­teur aura peut-être recon­nu ce qui fut à la base du pro­jet Self ser­vice pré­sen­té naguère (2001) à La Casa Fer­nan­do Pes­soa de Lis­bonne et publié alors chez Fréon avant de cir­cu­ler. Cha­cun des poèmes s’y trou­vait en écho avec un hom­mage gra­phique auquel contri­buèrent une cin­quan­taine de des­si­na­teurs pro­po­sant cha­cun des varia­tions d’une planche sur l’au­teur rete­nu. Éton­nant, l’en­semble déton­nait aus­si quelque peu. L’hé­té­ro­gé­néi­té des palettes et cer­taines des par­ti­ci­pa­tions plus hâtives ne par­ve­naient à sou­te­nir le niveau d’exi­gence que pro­po­sait leur pen­dant scrip­tu­ral. Iso­lés de leur contre­par­tie gra­phique, réunis fort heu­reu­se­ment dans cet opus­cule sobre, les poèmes de Jan Bae­tens révèlent en toute lumière l’o­ri­gi­na­li­té de l’en­tre­prise et sa pro­fonde uni­té. Ini­tia­tive judi­cieuse des Impres­sions nou­velles qu’on ne peut donc que souligner.

Les Impres­sions nou­velles sont d’ailleurs loin d’être novices en la matière et quelques publi­ca­tions offraient déjà de sem­blables « lec­té­cri­tures » métis­sées. Qu’il suf­fise de men­tion­ner ici le très beau (trop dis­crè­te­ment dis­tri­bué) texte de San­drine Willems (Tchang et le Yéti) qui, dans un mono­logue fin et sen­sible, pro­pose une incur­sion au sein de l’u­ni­vers de cette célèbre aven­ture du héros belge. Lec­ture sub­tile et habi­le­ment fon­dée, Tchang et le Yéti prend appui dans les inter­stices du récit pour en réajus­ter la visée. Et pour, d’un même souffle, ten­ter de dire ce que ne montrent pas les images.

Dans une autre pers­pec­tive, mais tou­jours avec ce sou­ci d’in­ter­ro­ger et confron­ter les res­sources de la bande des­si­née, les édi­tions de La Cin­quième couche pro­po­saient il y a peu l’in­so­lite Coup de grâce. Si le volume de Bae­tens était petit et menu, celui­ci affiche son for­mat impo­sant et un poids res­pec­table. Si l’un relève de la cise­lure minu­tieuse de l’ar­ti­san soli­taire, l’autre évoque le bouillon­ne­ment (le « brouillon­ne­ment » ?) d’un col­lec­tif en per­pé­tuelle ému­la­tion de réflexion et de créa­tion. Xavier Löwen­thal, prin­ci­pal ani­ma­teur de la struc­ture édi­to­riale La Cin­quième couche, est connu pour ses prises de posi­tions qui se tra­dui­saient notam­ment au sein des édi­to­riaux de la regret­tée revue du même nom ou sur leur site, mais aus­si par ses audaces édi­to­riales qui tendent d’é­lar­gir les balises du domaine de la nar­ra­tion graphique.

Nar­ra­tion avez-vous dit ? C’est pré­ci­sé­ment à cette notion de nar­ra­tion que s’at­taque Le coup de grâce. La nar­ra­tion consti­tue-t-elle l’ul­time fron­tière de la bande des­si­née, la balise de sau­ve­garde d’une pra­tique encore peu­reuse par cer­tains de ses aspects ? Sous la hou­lette jubi­la­toire de Löwen­thal, Le coup de grâce s’offre au lec­teur comme une for­mi­dable entre­prise de réflexion-décons­truc­tion de la notion de récit et plus par­ti­cu­liè­re­ment dans le cadre de la nar­ra­tion gra­phique. S’y côtoient des pro­pos plus clas­si­que­ment ali­gnés (dont « Nar­rer l’in­di­cible ou taire l’His­toire » d’A­lain Van Haver­beke, « Pour (et contre) une bande des­si­née de poé­sie » d’O­li­vier Deprez) ou com­pi­lés (« La nar­ra­tion vs l’His­toire » de Löwen­thal), mais aus­si, réflexions par l’exemple, de mul­tiples pro­po­si­tions qui mixtent scrip­tu­ra­li­té et ico­ni­ci­té dans des formes et des pro­pos renou­ve­lés (men­tion­nons, notam­ment, les contri­bu­tions d’O­li­vier Bron, William Henne, Fran­çois Hen­nin­ger, Michele Squar­ci et Sarah Mas­son sans oublier Ilan Manouach).

On le devine, par sa visée expé­ri­men­tale, par la nature et le nombre des contri­bu­tions, Le coup de grâce s’ex­po­sait, comme toute entre­prise de ce genre, au risque de l’hé­té­ro­gé­néi­té inégale. L’hé­té­ro­gé­néi­té était reven­di­quée au départ, l’i­né­ga­li­té atten­due. Contri­bu­tions inégales, certes, mais tou­jours sur­pre­nantes et sti­mu­lantes. Peu importent ses affi­ni­tés pri­vi­lé­giées au sein de l’é­ven­tail pro­po­sé ici, il est qua­si impen­sable qu’un lec­teur émerge du Coup de grâce sans être ébran­lé dans quelques cer­ti­tudes, sans être sen­si­bi­li­sé à quelque nou­vel espace expres­sif aux marges de la narration.

Cent ans et plus de bande des­si­née (en vers et en poèmes) et Le coup de grâce viennent nous le rap­pe­ler com­mo­dé­ment : si la Bel­gique demeure un ter­ri­toire d’é­lec­tion de la nar­ra­tion gra­phique, c’est aus­si parce qu’elle s’est construite un des rares espaces dyna­miques de réflexion-créa­tion à son sujet. Qu’on se le dise, qu’on (se) le lise.

  1. On pour­ra appré­cier la déli­ca­tesse de l’au­teur en consta­tant que la men­tion « Asté­rix » de l’in­dex des auteurs cités ne ren­voie à rien d’autre que ce « Je me sens inca­pable de dire quoi que ce soit d’Astérix ».

Philippe Sohet


Auteur

Philippe Sohet est professeur au département de communication sociale et publique de l'université du Québec à Montréal.